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Section I – Les origines des programmes et du lien fixe avec l’employeur

1. Échos du temps de l’esclavage

La domination de l’employeur vis-à-vis du travailleur est parfois qualifiée de « contrôle quasi total sur cette section de main-d’œuvre »156. Cette condition est donc propice à un comportement obéissant, voire soumis du travailleur157.

Dès les années 1980, la politique canadienne d’emploi temporaire de migrants est définie comme un « système de rotation forcée avec lien fixe »158. Il est éclairant de souligner qu’en anglais, on utilise le terme « bonded » (to an employer) : on parle de « bonded forced-rotational system »159. Or « bonded » est de la même famille que « bondage », qui signifie « esclavage », « captivité ». D’autres auteurs qualifient la main-d’œuvre agricole temporaire d’«unfree labour »160, de « slave-like labour »161, et

156 IrvingANDRE, «The Genesis and Persistence of the Commonwealth Caribbean Seasonal Agricultural

Workers Program in Canada», (1990) 28 Osgoode Hall Law Journal, 284.

157 LloydT WONG, « Canada's Guestworkers: Some Comparisons of Temporary Workers in Europe and

North America», (1984) 18 International Migration Review, 87 : « This system gives an extraordinary amount of power to the employer and can lead to abuse.»

158 L.T. Wong, en 1984, écrit à ce sujet : « To use the terminology of Bohning (1974) and North (1980),

Canada's temporary employment visa policy is best described as a "bonded forced-rotational" system. » Voir W. R. BÖHNING, 1974 « Immigration Policies of Western European Countries », International Migration Review, 8(2) 155. D.S. SUMMER etNORTH, 1980 « Non immigrant workers: visiting labor force

participants », Monthly Labor Review, 103(10), 26.1980, cité dans Id., 87.

159 Id., 87 ; MalcolmSARGEANT et Eric TUCKER, «Layers of Vulnerability in Occupation Health and

Safety for Migrant Workers: Case Studies from Canada and the United Kingdom», (2009) 5 Comparative Research in Law&Political Economy, Papier de recherche n°8, 5.

160 RobertMILES, Capitalism and Unfree Labour: Anomaly or Necessity, London, Tavistock, 1987 ; Vic

SATZEWICH, «Rethinking Post-1945 Migration to Canada: Towards a Political Economy of Labour Migration», (1990) 28 International Migration Review, 329-330, 334 ; Tanya BASOK, Tortillas and

montrent que cette forme d’emploi est une nécessité structurelle pour l’horticulture et le maraîchage au Canada162.

Certains auteurs établissent un parallèle avec les plantations du temps de l’esclavage163 : le PTAS serait une version moderne des plantations dans les régions rurales du Canada, réminiscence de l’époque de l’esclavage avant la guerre civile aux États-Unis164. L’obligation de résidence inhérente au PTAS, et implicite dans le PTPQ, peut en effet évoquer les plantations sur lesquelles vivaient en permanence les esclaves. Les travailleurs agricoles saisonniers, logés sur place, et travaillant la plus grande partie du temps, ont peu l’occasion de sortir. Certains n’ont pas de moyen de locomotion et dépendent de l’employeur pour les courses. Quelques autres ont un vélo (le Consulat du Guatemala encourage d’ailleurs les employeurs à en fournir), ou accès à un véhicule Tomatoes: Transmigrant Mexican Harvesters in Canada, Quebec City, McGill-Queen’s University Press, 2002, 13-14.

161 NanditaSHARMA, «On Being not Canadian: the Social Organisation of "Migrant Workers" in Canada»,

(2001) 38 Canadian Review of Sociology and Anthropology ; Stasiulis DAIVA andAbigail B.BAKAN, Negociating Citizenship: Migrant Women in Canada and the Global System, Houndmills, Basingstoke: Palgrave MacMillan, 2003 ; Audrey MACKLIN, «Dancing Across Borders: Exotic Dancers, Trafficking,

and Canadian Immigration Policy», (2003) 37 International Migration Review.

162 T. BASOK, préc., note 159; Ellen WALL, «Personal Labour Relations and Ethnicity in Ontario

Agriculture» dans V. SATZEWICH (dir.), Deconstructing a Nation: Immigration, Multiculturalism and Racism in '90s Canada, Halifax, Fernwood, 1992, p. 261-275.

163 I. ANDRE, «The Genesis and Persistence of the Commonwealth Caribbean Seasonal Agricultural

Workers Program in Canada», (1990) 28 Osgoode Hall Law Journal, 255.

164 PabloTORNERO TINAJERO, Crecimiento económico y transformaciones sociales. Esclavos, hacendades

y comerciantes en Cuba colonial 1760-1840, Madrid, Ministerio de Trabajo y Seguridad Social, 1996. Dans cet ouvrage, P.T. Tinajero montre que l’esclavage a été l’unique solution possible pour l’expansion initiale des plantations de la canne à sucre. L’abolition de l’esclavage s’est fait pour des raisons économiques dans la phase industrielle du capitalisme : la main-d’œuvre esclave n’avait pas de capacité de demande puisqu’elle ne recevait pas de salaire, or le développement du marché nécessitait la présence d’un bassin de population capable de dépenser de l’argent pour des biens produits en métropole. Selon cet auteur, l’esclavage a été aboli pour être remplacé par une nouvelle forme d’exploitation de l’homme encore plus rentable : la sous-traitance, notamment en Asie, donne lieu à l’exploitation de milliers d’individus qui, de surcroît, consomment.

Autres références sur l’esclavage : P.TORNERO, «Ingenios, Plantación y esclavitud: una aproximación al

estudio de los esclavos en los ingenios cubanos (1760-1821)», (1986) 43 Anuario de estudios americanos ; FrançoisBLANCPAIN, La colonie française de Saint Domingue: De l'esclavage à l'Indépendance, Paris, Éditions Karthala, 2004 ; Eric RWOLF et Sydney WMINTZ, «Haciendas y plantaciones en Mesoamérica y

las Antillas» dans EnriqueFLORESCANO (dir.), Haciendas, latifundios y plantaciones en América Latina,

Mexico, Siglo XIC, CLASCO, 1975, p. 532-572. E.R. Wolf montre que les facteurs de production dans la plantation sont principalement utilisés pour augmenter l’accumulation de capital, sans égard aux besoins des propriétaires : c’est l’origine du « produire plus pour gagner plus », sans pour autant rémunérer ceux qui travaillent.

Sur un fond d’allégorie religieuse, le film « La última cena » dépeint les relations entre un propriétaire blanc et ses esclaves noirs, et les conditions de travail et de vie de ces derniers, qui sont à l’origine de leur révolte. TomásGUTIERREZ ALEA. Film « La última cena ». 1977.

prêté par l’employeur. Mais il existe aussi des cas extrêmes – réels, bien que minoritaires – dans lesquels des travailleurs sont interdits de sortir de l’exploitation. L’obligation de résidence, doublée de la limitation stricte de mouvement, est symptomatique de problèmes plus larges d’abus de pouvoir de l’employeur vis-à-vis des employés; dans ces fermes, un large éventail des droits des travailleurs sont bafoués.

La comparaison avec l’esclavage des plantations doit être nuancée. La principale limite est sans doute que l’esclave entrait sur la plantation pour y rester jusqu’à sa mort : la durée de vie moyenne d’un esclave était de quelques années. Le travailleur migrant, lui, a un contrat limité dans le temps, bien qu’il puisse être reconduit d’année en année, ce qui circonscrit dans une certaine mesure la durée de la soumission à l’employeur.

Les notions reliées à la servitude des travailleurs agricoles migrants mettent en évidence le fait que leur statut temporaire entraîne une suspension de leurs droits. Ils sont « politically and legally compelled to provide labour and unable to circulate in a labour market »165. Ils ont en outre un accès restreint aux droits et aux devoirs de la citoyenneté166. Or le statut légal des travailleurs est un facteur déterminant de leurs conditions de travail : plus celui-ci est précaire, plus les obstacles pour surmonter le traitement défavorable dont ils font l'objet sont nombreux167.

165 TanyaBASOK, Tortillas and Tomatoes: Transmigrant Mexican Harvesters in Canada, Quebec City,

McGill-Queen’s University Press, 2002, 13-14.

166 VicSATZEWICH, «Rethinking Post-1945 Migration to Canada: Towards a Political Economy of Labour

Migration», (1990) 28 International Migration, 329-330, 334 ; Kerry PREIBISCH, «Globalizing Work,

Globalizing Citizenship: Community-Migrant Worker Alliances in Southern Ontario» dans Luin GOLDRING et Salaja KRISHNAMURTI (dir.), Organizing the Transnational: Labour, Politics and Social Change, Vancouver, UBC Press, 2007, 101. K. Preibisch a montré que le refus d’octroyer la citoyenneté – implicite dans l’octroi d’un statut temporaire – est le premier vecteur à travers lequel la vulnérabilité des travailleurs étrangers est structurée.

167 Un rapport de 2010 du BIT, résultant de dialogues tripartites internationaux menés sur le travail décent

et une approche équitable pour les travailleurs migrants dans une économie mondialisée, a analysé les facteurs affectant les conditions de travail : le statut migratoire des travailleurs est le premier de la liste. Le rapport montre que plus le statut migratoire des travailleurs est précaire, plus les obstacles pour surmonter le traitement défavorable dont ils font l'objet sont nombreux. BIT, La migration internationale de main- d’œuvre: une approche fondée sur les droits, Genève, 2010, 77.

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