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II.1 L E TRAITEMENT DES ENFANTS DE CLASSES POPULAIRES

II.1.2 L’élève perturbateur : conceptions et politiques envers celui qui s’éloigne de

II.1.2.2 Diversification du public scolaire et évolution du modèle de l’élève déviant

Durkheim illustre la figure de l’élève déviant tel un contre modèle existant au fil des époques. Avant le XXe siècle, ce type d’élève correspondait à l’image du « cancre » décrit par Bertrand Geay72. C’est celui qui perturbe la classe, mais qui inspire malgré́ toute la sympathie. On sait que l’école n’est pas faite pour lui et qu’il la quittera bien vite, d’autant plus que la conjoncture et la socialisation ouvrière offraient d’autres perspectives socialement valorisées73. Jean Houssaye nous permet de mieux comprendre la construction de ce qu’est « le mauvais élève » 74 au fil des époques, en fonction des tendances intelectuelles passant d’un raisonnement du bien et du mal, à une réflexion philosophique, puis psychologique, avec des allers retours entre pédagogique et sociologique pour enfin introduire le champ de la

72 GEAY Bertrand, « Du ‘‘cancre’’ au ‘’sauvageon’’. Les conditions institutionnelles de diffusion des politiques d’« insertion » et de « tolérance zéro », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 149, 2003/4

73 BEAUD Stéphane, PIALOUX Michel, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Fayard, 2003

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psychosociologie. Au sein même de la sociologie, on découvre plusieurs manières d’éclairer ce sujet, de façon déterministe, fonctionnaliste, interactionniste ou compréhensif etc. Ainsi, le bon élève comme le mauvais élève ne sont pas envisagés avec les mêmes caractéristiques ou les mêmes attentes. Le regard qui est porté sur eux est ce qui les construit comme tel, de mauvais élèves, ce qui amène à des conséquences sur les élèves dans leurs perceptions d’eux-même, de leur scolarité, de l’institution et des acteurs de l’école. Les types de réponses pédagogiques ainsi que les mesures politiques dépendent aussi de tout cela. Sans refaire l’histoire de l’élève perturbateur, je citerai très brièvement les analyses qui se rapprochent progressivement de l’image des élèves de notre étude, non pas dans ce qu’ils sont dans l’absolu mais dans la manière avec laquelle ils sont décrits par les personnes interrogées et dans ce qu’elles attendent d’eux.

Dans les années 60, Testanière75 pointe les disparités sociales comme étant à la source de l’adoption de comportements non conformes à l’institution scolaire. Le « chahut anomique » serait la conséquence directe de la massification scolaire. Cependant, l’anomie, au sens durkheimien du terme, « désigne un affaiblissement des règles sociales qui laissent l’individu seul, sans régulation du groupe, devant ses affects et ses passions ». Or, le contrôle et les recours aux procédures disciplinaires sont prégnants dans notre société. Les comportements déviants ne faiblissent pas pour autant. On peut ainsi considérer que ce n’est pas l’affaiblissement des règles et des modes de contrôle qui expliquent l’émergence de comportements déviants ou perturbateurs. Anne Barrère met en évidence le poids de l’évolution de l’institution scolaire dans ce type de phénomène. Elle pèse d’autant plus fortement dans notre société puisque les élèves voient s’y jouer leurs destins sociaux presque fatalement, en fonction certes de disparités sociales, mais aussi des difficultés scolaires. Les élèves ont ainsi conscience que le « verdict scolaire » se traduira par une « sanction sociale », et la situation d’échec scolaire est en soi une « sanction scolaire »76.

Depuis la démocratisation et la massification scolaire, accentuée dans les années 60, nous sommes passés de l’image du « cancre » à l’image du « sauvageon »77. Un glissement sémantique qui s’inscrit dans une conjoncture socioéconomique plus difficile à vivre pour une partie de la population désormais désignée comme issue des classes populaires. Dans l’esprit collectif, ils ne chahutent plus gentiment, ils perturbent plus ou moins violemment. Ce changement est aussi révélateur de la construction d’un ordre scolaire plus exigeant face à une population d’élèves plus massive et socialement hétérogène. Le « sauvageon » a par exemple

75 TESTANIERE Jacques, « Chahut traditionnel et chahut anomique dans l'enseignement du second degré », Revue française, de sociologie, 8-1, numéro spécial 1967, pp.17-33

76BARRERE Anne, 2002, op.cit., p.13 77 GAY, Bertrand, 2003, op. cit. p.21

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été un terme employé politiquement en parallèle à un souci sécuritaire croissant visant les populations les plus socioéconomiquement défavorisées. Le terme péjoratif a vite été balayé par une expression devenue commune jusque dans les textes officiels de l’Education nationale, y compris dans la circulaire relative aux mesures disciplinaires. Il s’agit de l’« élève perturbateur »78 en direction duquel un certain nombre d’initiatives publiques est pris pour le traitement d’éventuelles carences socioéducatives.

L’élève qui posait problème parce qu’il chahutait à une certaine époque, par la manifestation de son opposition à l’ordre scolaire lié au faible attachement à la chose scolaire, est désormais un élève qui perturbe l’ensemble de la structure, qui la bouleverse, en remettant en cause son efficacité. Pour illustrer les représentations que l’institution scolaire a des élèves qui perturbent l’ordre scolaire, Millet et Thin parlent de « perturbateurs de l’ordre scolaire », ou encore d’« inenseignables producteurs de désordre »79. Ils sont décrits comme ingérables par l’institution scolaire et transgressent l’ordre scolaire ainsi que l’autorité des agents scolaires. Ces élèves ont de « mauvais comportements » du point de vue de l’institution scolaire, car ceux-ci sont « non conformes aux règles scolaires [...], perturbent l’ordre scolaire et [...] entravent l’action pédagogique »80.

Benjamin Moignard les décrit ainsi : « l’élève perturbateur remet en cause, par une attitude ou un comportement déviant, l’ordre scolaire établi dans un établissement. L’élève perturbateur est désigné comme tel par le personnel ou une partie du personnel de l’établissement, en fonction de critères normatifs que ce personnel édicte en matière de respect des règles et de reconnaissance de leur autorité. [Les élèves perturbateurs subissent des sanctions concomitantes à ces déviances à l’ordre scolaire institué. Pour être considéré comme perturbateur, un élève devra donc accumuler un certain nombre de sanctions qui témoignent d’une forme de routinisation dans la désignation et le traitement de ces manquements à l’ordre scolaire] »81

Ainsi, indiscipline, incidents, perturbation de l’ordre scolaire sont des phénomènes sociaux indissociables des effets induits par l’institution scolaire et les normes qui s’y construisent. Lire ces phénomènes en fonction d’une approche socioconstructiviste et interactionniste permet aussi d’envisager à leur tour les effets de ces phénomènes sur les pratiques mises en

78 Circulaire n° 2014-059 du 27-5-2014 relative à l’application de la règle, mesures de prévention et sanctions dans les établissements scolaires du second degré

79 MILLET Mathias, THIN Daniel, « Une déscolarisation encadrée », Actes de la recherche en sciences sociales, no 149, 4/2003, p.34

80 MILLET Mathias, THIN Daniel, Ruptures scolaires. L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF « Le lien social », 2005, p. 157

81 MOIGNARD Benjamin, RUBI Stéphanie, « Des dispositifs pour les élèves perturbateurs : les collèges à l'heure de la sous-traitance ? », Carrefours de l'éducation, n° 36, 2013/2, p.48

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œuvre dans l’institution scolaire. La sanction (au sens large) étant la principale des réactions, comme manière de contrôler l’ordre scolaire.

Benjamin Moignard explique que « le drame de l’école française n’est pas tant d’être mal aimée, que de subir justement le poids de la désillusion de certaines catégories d’élèves pour qui l’échec signe l’abandon d’un rêve d’ascension sociale qui ne viendra jamais. »82 Ou l’« amour déçu »83 pour reprendre l’expression d’Eric Debarbieux.

Même si les comportements perturbateurs n’y sont pas systématiques, le sentiment d’échec scolaire peut en être déclencheur. Les difficultés scolaires peuvent ainsi impliquer des conduites d’évitement ou des stratégies comportementales par l’adoption d’une « sous-culture délinquante »84. L’évaluation dévalorisante faite au sein de l’institution scolaire pour certains élèves est par exemple évoquée par Anne Barrère, comme pouvant être à la source d’incidents.

Au concept de déviance et de norme, se réfèrent ainsi les moyens de régulation de l’ordre scolaire.

II.1.2.3 Défaut de prérequis scolaires et déviances aux normes