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IV.1 L’ OPINION DES ELEVES DANS LEUR RAPPORT AU PERSONNEL SCOLAIRE

IV.1.2 La qualité des relations entre élèves et enseignants est centrale dans

IV.1.2.1 Distance et domination sociales versus proximité et compréhension

À la question qui introduit en général la discussion avec les élèves, on remarque une réitération de la référence à l’enseignant dans une connotation dépréciative. On demande aux élèves ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas à l’école, ce à quoi ils répondent souvent par « j’aime pas les profs ». Le contexte est évidemment bien particulier, puisque l’élève est en mesure disciplinaire, une exclusion temporaire qui n’est pas sans violence symbolique malgré sa prise en charge dans le dispositif. D’une part, l’enseignant est souvent évoqué comme à l’origine de la décision finalement prise « légalement » par la direction. D’autre part, ce n’est pas l’enseignant qui propose un accompagnement éducatif à l’élève sur ce temps d’exclusion. Or, cette partie de la procédure est celle qui relève de la bienveillance aux yeux des élèves. En demandant des précisions quant à ce jugement de l’élève vis-à-vis de l’enseignant, on remarque le lien avec un rapport de domination jugé illégitime et mal vécu par les élèves :

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Justin et Assan, élève de Chamarais

« MYRIAM OUAFKI :…quand tu dis que par exemple t’aimes pas les profs, c’est quoi ? JUSTIN : les profs qui se sentent…

ASSAN : supérieurs à nous » Erwin, élève d’Avrai

« ils [les profs] croivent que nous on est…genre rien du tout par rapport à eux » Eloise et Karine, élève de Nibourg

« MYRIAM OUAFKI : Ok. Et vous m’avez dit que vous aimiez plus facilement les surveillants que les profs

KARINE : oui

MYRIAM OUAFKI : comment ils vous voient en fait ? ÉLOISE : comme…

KARINE : ils nous voient comme des ados MYRIAM OUAFKI : qui ça ?

KARINE : les surveillants

DAVID : les surveillants ils sont déjà passés par là, comme les profs, mais… KARINE : ouais sauf que…

DAVID : les profs ils veulent pas comprendre

ÉLOISE : [les surveillants ils nous voient] comme les petits de leur quartier

KARINE : les profs ils nous voient plus comme des sales gamins que comme des ados MYRIAM OUAFKI : ok

KARINE : alors que les surveillants ils sont plus…

ÉLOISE : comme des délinquants ils nous voient les profs

KARINE : ouais voilà. Les surveillants ils sont plus proches de nous donc ils nous prennent plus pour ce qu’on est »

Ainsi, la distance sociale préjugée par les élèves vis-à-vis de leurs enseignants laisse penser qu’elle est particulièrement marquée dans les établissements des quartiers sensibles. Le besoin d’être « compris » est surtout ici un besoin d’être « pris » en compte, considéré à sa juste valeur, sans jugement négatif de ce que l’on représente en fonction de son territoire (voir question de stigmatisation chapitres II.1.1.3 et II.1.2.2)

Cette question de distance entre les élèves et les enseignants est même parfois lue sous l'angle de l’ethnicité. On constatait dans les années 80 qu’« à l’école […] les élèves étrangers suscitent davantage d’« antipathie » ou de « répugnance », moins d’« attirance » de la part des institutrices »229. Plus tard, les travaux de 1997 d’Éric Debarbieux montraient l’existence au sein de l’école d’une certaine ethnicisation des problèmes de violence, où les élèves désignés comme violents étaient renvoyés à leurs origines ou à celles de leurs parents. Les préjugés à l’œuvre visaient les enfants d’immigrés alors considérés plus « déviants » que les autres. Subissant de tels préjugés, il fallait aussi noter pour ces enfants « les risques de cette identité blessée, qui peut accélérer la coupure sociale en œuvre [et où] se développe à l’école, une délinquance d’appartenance où le choix des victimes peut se faire sur une base ethnique et

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raciale »230. Ils étaient aussi « plus souvent punis »231. Même si cette question revient assez peu dans les discours, elle transparait tout de même dans des propos qui renvoient non plus à une appartenance pseudo-raciale ou ethnique, mais davantage à l’appartenance territoriale :

Jim, Cody, Robin, élèves de Avrai

« JIM : [les surveillants] ils sont jeunes, ils nous comprennent MYRIAM OUAFKI : ils comprennent quoi par exemple ?

CODY : les surveillants ils nous comprennent alors que les profs non MYRIAM OUAFKI : et ils vous comprennent dans quoi ?

CODY : euh, les surveillants ? Genre…genre ils ont bien connu l’enfance par rapport aux profs

MYRIAM OUAFKI : les profs ils ont jamais été enfants ? CODY : nan, mais eux c’est pas comme les jeunes

ROBIN : les jeunes d’aujourd’hui quoi

CODY : ouais voilà. Qui viennent des quartiers de cité

[…]CODY : les profs ils font de la discrimination. Ils essayent de pas trop se rapprocher et tout et tout. C’est pour ça je dis on doit mettre une règle importante, le respect entre élève et enseignant »

Julien, élève de Nibourg

« En fait les surveillants ils sont bien quand ils nous comprennent, quand ils viennent du même milieu que nous et les autres, je sais pas, t’aimes pas trop aller…[…], mais y en a qui ont peur des élèves hein »

Au-delà d’une distance ou d’une proximité sociologique supposée par les élèves, ils disent souvent qu’ils apprécient plus facilement les surveillants et les intervenants, car ces derniers essaieraient de les connaître et les comprendre davantage que ne le feraient les enseignants. Parfois la limite entre la distance sociale et la crainte se perçoit dans le discours des élèves qui se sentent stigmatisés :

Cody, élève de 5ème Segpa à Avrai

« Les profs ils pensent que nous on vole, on va voler et tout et tout, ils pensent qu’on est mauvais et tout et tout, on est méchant. »

Justin, Noria, élèves de Chamarais

« JUSTIN : nan c’est les stéréotypes, par exemple là y a un prof qui peut habiter à Lille par exemple, ils disent que le 93 c’est pas bien et il va arriver là par exemple, il va dire « nan, nan, c’est tous des noirs et des arabes, ils vont être méchants » genre

NORIA : je sais pas de quoi ils parlent, mais il a pas tort, genre nous, on se dit « oui dans le 93, c’est comme ça, c’est chaud, ceci cela »

JUSTIN : ouais voilà

NORIA : ça veut dire dans notre tête aussi on reproduit ce que les grandes sœurs et les grands frères ils ont fait »

230 DEBARBIEUX Eric (p.90 1999), cité par Catherine Blaya, 2222, op. cit., p.45

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Beaucoup d’élèves exclus décrivent les enseignants comme des adultes qui « n’essaient pas » ou « ne veulent pas » comprendre. Ce type de discours vise en réalité à souligner le manque de proximité et d’intéressement des enseignants d’après les élèves :

Eloise, élève de 6ème, David et Karine élèves de 4ème à Nibourg

« KARINE : en fait ils [les intervenants du dispositif] sont tous cools ici DAVID : ouais

MYRIAM OUAFKI : et c’est dû à quoi votre avis ?

ÉLOISE : bah c’est dû à la gentillesse, ils vont nous aider. Parce que y en a quand on est au collège, ils disent qu’on est une « menace », qu’on est des délinquants qu’on a pas d’avenir et tout et tout

KARINE : ouais. En fait ils ont tous, le côté CPE profs… ÉLOISE : parce qu’on vient de la rue

KARINE :... et les surveillants eux ils essaient de nous connaître. Ils nous mettent en confiance. Donc par exemple par rapport à nos profs ou à nos CPE, bah on a du respect pour eux. Parce qu’ils sont sympas avec nous. Ils essaient de nous connaître, ils veulent nous aider et ils le font bien. »

Les élèves mobilisent fréquemment le champ lexical de la proximité, du rapprochement. Ils parlent de « la connaissance » de l’autre, « la compréhension » de l’autre, l’assimilation à l’autre « comme nous », etc. Cela rappelle ce que Magdalena Kohout-Diaz relève des travaux portant sur l’approche professionnelle des « care givers » dans le domaine éducatif qui semble bénéfique au bien-être et préventif des violences, en « prenant en charge les dimensions de proximité, de singularité et d’engagement personnel »232.

La prise en considération de l’individu à l’école passe ainsi par une relation qui se veut personnalisée pour être constructive et bénéfique à l’élève. Les propos cités indiquent en creux ce besoin d’être considéré en dehors de tous les préjugés existants à l’égard des élèves de quartiers sensibles. L’attention et l’estime portées par les enseignants sur les élèves, aux différents niveaux où nous tentons ici de la repérer, sont primordiales et leur manque est source de désordres scolaires. L’excès de distance est même perçu par les élèves comme une forme de discrimination et de manque de respect. Que les élèves la réduisent à une distance liée à l’âge ou l’appartenance sociale, cette distance est en tout cas pointée du doigt par l’ensemble des élèves de nos entretiens :

Zaïn, élève de 5ème à Avrai

« MYRIAM OUAFKI : Si j’ai bien compris tu préfères ton prof de sport c’est ça ? ZAÏN : hum

MYRIAM OUAFKI : parce qu’il est comment ?

ZAÏN : parce qu’au moins il nous comprend lui. Les autres ils nous comprennent pas et quand on veut leur expliquer ils veulent pas comprendre »

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Bien entendu, les élèves ne recherchent pas la camaraderie de la part de leurs enseignants. Cependant, ils souhaitent ne pas être mis à distance au sens ségrégatif du terme : à savoir, ne pas être encouragés, écoutés, considérés, reconnus en raison de quelques « différences ». Il y aurait des enseignants qui comprennent les élèves et d’autres qui ne voudraient simplement pas les comprendre. Nous verrons au chapitre IV.2 à l’étude du métier enseignant que la réalité est bien plus complexe évidemment. Mais la notion d’une volonté démonstrative semble avoir son importance.

L’échec scolaire est reconnu plus marqué dans les établissements des quartiers sensibles et on remarque aussi de la part des élèves un sentiment d’être pris à partie ou mis à part à cause de leurs difficultés scolaires. L’empilement des dispositifs visant à pallier les problématiques d’échec scolaire visibles, voire promues, au sein de certains territoires peut avoir un effet stigmatisant non sans conséquence sur la perception des élèves de leurs propres situations scolaires et de l’image qu’ils renvoient aux enseignants. Notamment au travers d’une position sociale reflétée par un niveau scolaire défavorable, ils se sentent considérés comme inférieurs :

Paolo, élève de 3ème à Pitoviers

« Y en a certain [profs] qui ont des [comportements] différents qui vont se prendre de haut qui veulent montrer qu’ils sont meilleurs que nous. Que y en a d’autres qui nous expliquent qui se mettent presque à notre niveau, pas à notre niveau pour parler tout ça, mais qui nous explique bien et tout ça. Que d’autres qui se prennent de haut qui disent le cours, ils expliquent pas bien et ils nous disent de nous débrouiller tout seuls. » Eloise, élève de 6ème, David, et Karine élèves de 4ème à Nibourg :

« ÉLOISE : ah ça dépend parce que des fois il y a les intellos, des fois ils disent des trucs, des choses que les profs, ça plaît pas aux profs, après ils leur laissent des chances alors que nous ils nous laissent même pas de chance

MYRIAM OUAFKI : ils ne traitent pas tous les élèves de la même manière ? ÉLOISE : non

MYRIAM OUAFKI : ils font comment la différence entre les élèves ? ÉLOISE : par rapport au travail

KARINE : ouais voilà

DAVID : nous c’est par rapport à l’envie, l’envie de travailler. Si tu n’as pas envie de travailler elle va te laisser.

MYRIAM OUAFKI : te laisser ?

DAVID : elle va te laisser tranquille, si t’a pas envie de travailler

KARINE : elle va te laisser de côté, « tu veux pas travailler alors démerde-toi », c’est un peu ça en fait

ÉLOISE : même si t’as des difficultés et que tu essaies de travailler et que t’arrives pas et bah ils s’en foutent, c’est « tu sors »

MYRIAM OUAFKI : et pourquoi ils font ça vous avez une idée ?

ÉLOISE : bah parce que ils ont pas le temps, ils veulent travailler vite, ils veulent apprendre aux gens qui veulent travailler, aux gens qui ont pas beaucoup de difficultés, ils s’en foutent »

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Les discours des élèves sont explicites. Ils pensent que leurs difficultés scolaires expliquent la façon dont ils se sentent traités : moins bien que les autres. Ils témoignent d’un besoin pédagogique assez fort. On l’a vu avec les travaux cités de Gérard Chauveau (chapitre II.1.2.1), les facteurs pédagogiques sont les facteurs de réussite scolaire pour les élèves des établissements d’éducation prioritaire et cela est d’autant plus vrai pour les élèves les plus en difficulté. Parmi ces facteurs, celui qui dépend de l’enseignant lui-même est le plus important233. L’auteur dresse d’ailleurs le « portrait-robot approximatif » de l’enseignant, ou ce qu’il appelle au niveau du 1er degré les « maîtres efficaces en ZEP » qui peut être rapproché de l’enseignant-type décrit par les élèves : « ils ont des attentes positives à l’égard des élèves ; ils ont des exigences fermes ; ils ont un style pédagogique à la fois rigoureux et ferme ; ils consacrent beaucoup de temps aux apprentissages scolaires et au soutien pédagogique ; ils accordent une large place à la participation des élèves ». Rappelons tout de même, ces maîtres efficaces n’ont qu’une seule classe. Mais ce n’est pas pour autant que l’efficacité des enseignants dans le second degré soit inaccessible. Les élèves distinguent très bien, on l’a vu, les enseignants avec qui ils se sentent réussir et ceux avec qui ils se sentent en échec. Ce sont très souvent avec ces derniers que se produisent les incidents et les troubles à l’ordre scolaire qu’ils nous racontent. Ainsi un élève nous décrit ainsi sa classe, en mêlant très étroitement réussite scolaire et comportement en classe :

Georges, élève de 3ème à Avrai

« La moitié de ma classe c’est de bons élèves. On est que cinq garçons qui font des bêtises, mais après le groupe des filles c’est elles qui travaillent bien. »

Cette association entre comportements et travail scolaire se retrouve aussi dans les justifications que donnent certains élèves à leur attitude en classe :

Farid, 4ème, Paolo, 3ème, élèves de Pitoviers

« MYRIAM OUAFKI : pourquoi ça se passe bien dans des cours et ça se passe pas bien dans d’autres cours ?

FARID : parce que dans d’autres cours les profs ils expliquent pas bien, du coup et des qu’on demande soit une gomme, soit quelque chose, voilà ils sont obligés de chercher une excuse, ils veulent nous allumer en direct

PAOLO : quand y’a un cours tu comprends, tu restes calme et quand tu comprends pas, tu fais rien

FARID : tu t’ennuies et voilà

PAOLO : et tu galères et après tu passes ton temps »

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Redouane, Trésor, Elias, élèves de 3ème à Brevane

« TRESOR : même si t’es calme pendant un mois et après on va refaire une bêtise un mois après ils vont avoir la même…sans...même pitié que…

MYRIAM OUAFKI : ils seront sans pitié c’est ça ? TRESOR : voilà

REDOUANE : quand on s’améliore ils le remarquent, mais ELIAS : mais ils disent rien

REDOUANE : ouais ça change rien. Ils disent « ouais c’est qu’une passe, ils sont en train de s’améliorer, mais au prochain contrôle je suis sûr qu’ils vont avoir une mauvaise note »

MYRIAM OUAFKI : mais c’est pas différent le comportement et les notes ? REDOUANE : si ça rentre dans le comportement

MYRIAM OUAFKI : ça va ensemble ?

TRESOR : ouais ça va ensemble, si tu bavardes en cours… si t’écoutes bien en cours t’auras de bonnes notes et si t’écoutes pas t’auras pas de bonne note

REDOUANE : tu peux avoir, tu peux travailler en cours et avoir un mauvais comportement hein, mais pour eux le plus important ça va être le mauvais comportement »

Nous verrons au chapitre IV.1.2.4 la distinction que les élèves font plus précisément entre eux et les autres élèves en juxtaposant de la même manière comportement et travail académique. Si certains expriment des difficultés à assister à certains cours pour contextualiser leur attitude, d’autres évoquent un manque d’autres moyens d’expression :

David, et Karine élèves de 4ème à Nibourg

« MYRIAM OUAFKI : et il y a beaucoup d’élèves punis dans votre collège ? DAVID : ouais

MYRIAM OUAFKI : comment ça se fait ? DAVID : c’est les profs

MYRIAM OUAFKI : c’est les profs ? C’est-à-dire ? DAVID : ils n’ont pas de patience

KARINE : après c’est aussi notre moyen de nous exprimer MYRIAM OUAFKI : c’est-à-dire ?

KARINE : bah les profs ils nous laissent pas, ils sont toujours là à nous punir, les CPE c’est pareil. On n’a pas le droit de dire ce que l’on pense donc on s’exprime, mais on le fait en faisant des bêtises. »

Face à la distance et à la domination symbolique qu’ils déplorent, les élèves recherchent plus de considération de la part de leurs enseignants, que ce soit par un encadrement pédagogique plus fort et une meilleure communication, nous le verrons plus en détail chapitre IV.1.2.4.

IV.1.2.2 Soupçon de négligence ou l’expression d’un besoin