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V. Distributions des tailles et vitesses des gouttes

V.5 Discussion sur les distributions de tailles des gouttes

V.5.1 Distributions à "queues lourdes"

N

ous avons vu dans la section V.2.3 que les lois de Fréchet et log-normale, qui sont celles qui présentent le meilleur accord avec les distributions observées expérimentale- ment dans notre configuration (cf tableau V.2), pouvaient se comporter différemment selon

que leurs paramètres étaient déterminés à partir de la pdf des diamètres des gouttes ou celle de leurs volumes. Bien qu’il soit possible que les gouttelettes trop petites pour être mesurées soient à l’origine de ces écarts, il semble cependant peut vraisemblable qu’elles soient assez nombreuses pour générer de telles différences, les vitesses de gaz utilisées dans nos expériences restant relativement modérées. Dans le cas de la loi log-normale ajustée sur les pdf en volume par exemple, le diamètre le plus probable pour les gouttes est tou- jours inférieur à 10 µm (soit 7 à 10 fois inférieur au diamètre le plus probable mesuré expérimentalement), ce qui ne semble pas très réaliste. Cela met en lumière la nécessité de mieux comprendre les phénomènes physiques à l’origine des distributions observées expéri- mentalement. En effet, s’il est souvent possible de trouver empiriquement une loi théorique capable de décrire celles-ci, il est en revanche bien plus difficile d’établir le processus sto- chastique correspondant qui permettrait de les relier aux conditions expérimentales. Si celui-ci était correctement modélisé, il semblerait de plus naturel que la loi de distribu- tion théorique résultante puisse être appliquée indifféremment aux pdf des diamètres des gouttes ou à celle de leurs volumes.

La loi log-normale est souvent considérée comme le résultat d’un processus séquentiel de fragmentation en cascade, tel que décrit par Kolmogorov (1941, cf section I.3.1). Il est cependant peu probable que cette explication soit valable dans notre cas. En effet, ce rai- sonnement s’intéresse aux distributions des volumes (i.e. des masses) obtenus après un très grand nombre d’étapes de fragmentation. Dans nos mesures, on observe à la fois des gouttes directement issues de l’atomisation de la crête des vagues (par l’un des mécanismes présentés dans la section III.3.2), et donc appartenant aux premières séquences de la frag- mentation, et des gouttes présentes dans l’écoulement depuis bien plus longtemps (et donc susceptibles d’avoir subi une grand nombre de ruptures successives, notamment sous l’effet de l’atomisation secondaire décrite dans la section III.3.3). On peut donc légitimement se demander si les tailles de gouttes observées doivent ou non suivre une loi log-normale. De toute évidence, les petites gouttes qui sont les plus nombreuses et qui résultent souvent de l’interaction d’un grand nombre de facteurs aléatoires devraient pouvoir être correcte- ment modélisées par cette loi. Cependant, il paraît beaucoup moins certain que les grosses gouttes (i.e. la queue des distributions aux larges diamètres) soient également réparties de la même manière.

A

ce titre, il est intéressant de noter que la loi de Fréchet, qui représente elle aussi très bien nos données expérimentales, fait partie de la famille des distributions à queues lourdes. Celles-ci, parfois qualifiées de leptokurtiques, sont caractéristiques de situations dans lesquelles les évènements rares (dans notre cas les très grosses gouttes) sont plus pro- bables que ne le prévoit l’application du Théorème de la Limite Centrale. La particularité de ces distributions est que leur queue semble décroître de manière plus proche d’une loi de puissance (i.e. une distribution de Pareto) que d’une exponentielle. De telles densités de probabilité ont été observées dans des domaines très variés comprenant entre autres : l’économie (e.g. Mandelbrot 1963, Reed 2001 ) pour la volatilité des actifs boursiers, les distributions de revenus, ou les distributions de tailles de villes, l’informatique pour la dis- tribution des tailles de fichiers présents sur Internet (Mitzenmacher 2004 ), la biologie pour la distribution des nombres d’espèces par genre de plantes, la géologie pour la distribution

V.5 Discussion sur les distributions de tailles des gouttes des tailles de champs pétrolifères ou des tailles de diamants, la linguistique pour les fré- quences d’apparition de mots dans de longues séquences de texte, ou encore l’astronomie avec par exemple la distribution des tailles d’impacts de météorites sur la lune. Bien que l’origine de ce type de distributions soit mal comprise et fasse encore à l’heure actuelle l’objet de nombreuses publications dans la communauté statisticienne, il est généralement admis qu’elles sont observées dans des cas où le Théorème de la Limite Centrale ne s’ap- plique pas, ou partiellement. On peut par exemple noter que Chen (2003 ), poursuivant les idées de Reed (2001 ) a récemment montré qu’un produit de variables aléatoires stoppé (ou observé) de manière aléatoire avec des indices d’arrêt distribués de manière exponentielle (i.e. suivant un processus de Poisson) pouvait générer des distributions possédant des ca- ractéristiques similaires à une loi log-normale dans le corps de la distribution mais dont les queues décroissent en suivant une loi de puissancei. Ces hypothèses ne sont pas sans

rappeler notre configuration où les gouttes sont observées à différentes étapes du proces- sus de fragmentation. La simple introduction d’une borne inférieure ou supérieure dans le processus multiplicatif à l’origine des distributions log-normales peut également avoir pour effet d’obtenir une décroissance en loi de puissance (e.g. Mitzenmacher 2004 ).

Dans le cas plus spécifique des gouttes entraînées dans les écoulements gaz-liquide en conduite horizontale, on peut noter que les queues des distributions expérimentales en volume présentées par Simmons et Hanratty (2001 ) semblent également plus lourdes que celles des lois log-normale et log-normale à limite supérieure ajustée à leurs données, à la fois pour les faibles et les grands diamètres. Les simulations numériques de Binder et Han- ratty (1992 ), destinées à étudier les influences respectives de la diffusion turbulente et de la gravité sur un écoulement de particules dans un canal horizontal, paraissent également montrer que la pdf des tailles obtenues lorsque celle-ci est stationnaire est plus "piquée" et que les valeurs de probabilités dans les queues décroissent plus lentement que pour la distribution "source" utilisée pour les calculs. Aucune de ces études ne fait cependant ex- plicitement référence au phénomène de distributions à queues lourdes. Notons cependant que les lois log-stables dérivées par Rimbert et Séro-Guillaume (2004 ) à partir d’une équa- tion de fragmentation continue (cf section I.3.1) et appliquées aux données de Simmons et Hanratty (2001 ) fait effectivement partie de cette famille de distributions.

C’est également l’observation de ce type de pdf qui a conduit Barndorff-Nielsen (1977 ) à introduire la famille des distributions hyperboliques généralisées. Celles-ci comprennent entre autres les lois log-hyperbolique, normale-gamma et normale-inverse-gaussienne pré- cédemment évoquées (sections V.2.3 et V.3.3 respectivement). Une des particularités de ces lois est qu’elles peuvent être obtenues par la combinaison (en statistiques, on emploie plutôt le terme de mélange) d’une infinité de distributions log-normales dont la moyenne et la variance sont elles-même distribuées selon une certaine fonction de densité de probabilité (cf section V.5.2). Cette propriété n’est pas sans rappeler les pdf des diamètres des gouttes par classes de vitesses axiales (présentées dans la section V.4.7), qui semblent toutes suivre

i. On peut illustrer ce concept par l’exemple suivant : il est bien connu que les distances parcourues par différentes particules issues d’un même point se diffusant par mouvement Brownien (sans dérive) sont distribuées selon une loi normale si elles sont observées après un temps suffisamment long. Cependant, si les temps auxquels les observations ont lieu sont eux-mêmes distribués, la pdf résultante des distances peut sous certaines conditions présenter des queues décroissant en loi puissance.

approximativement une loi log-normale dont la moyenne et la variance dépendent de la vitesse de la classe considérée. Dans la section suivante, nous allons donc étudier comment cette représentation peut nous permettre d’interpréter la forme des distributions de tailles des gouttes observées expérimentalement.