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Chapitre III. L’expérience d’un corps distribué

1. Un éclatement des frontières spatio-temporelles

1.1. Une distorsion du temps : un temps toujours trop long ou trop court

Etienne a une journée d’une amplitude horaire limitée, d’environ 7 heures. Celle-ci est délimitée par les deux passages du service de soins infirmiers à son domicile pour le sortir puis le réinstaller dans son lit. Au-delà de ce temps restreint passé en dehors de la chambre, la

question du temps est également récurrente dans l’ensemble des interventions des

professionnels, comme on a pu le décrire lors des soins réalisés avec les trois soignantes.

A l’image de la situation d’Etienne, que cela soit dans le discours des personnes en situation

de handicap ou dans celui des aidants professionnels, le temps disponible n’est jamais perçu

comme adapté.

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H. Mialet, Le sujet de l’invention. Etude empirique de la conception d’une idée neuve : comparaison des méthodes philosophiques et sociologiques, thèse de doctorat de philosophie, Université Paris 1, 1994 ; « Do angels have bodies ? Two stories about subjectivity in science : the case of William X and Mister Hawking », Social Study of Science, vol 29, n°4, 1999, p.551-581

En effet, dès lors que les personnes en situation de handicap ne bénéficient pas d’une présence d’aide humaine continue à leur domicile, le temps qui leur est imparti pour manger, se laver, assurer leurs besoins quotidiens, est un temps compté, minuté, souvent jugé insuffisant. Ainsi les infirmières du SSIAD ont-elles dû se battre pour que soit reconnu, dans le cadre de la

dotation globale versée à leur service, le besoin d’un quart d’heure supplémentaire

d’intervention pour l’aide à la toilette chez monsieur Canet. Au même titre, le plan d’aide de

la Prestation de Compensation du Handicap accorde un temps précis pour la réalisation de chaque moment de la journée. Or celui-ci ne correspond pas forcément aux souhaits de la

personne, ou aux possibilités d’intervention des services. Ce manque de temps se répercute concrètement par des situations de tensions ou de frustrations : pour les professionnels avec

l’impression de ne pas bien faire leur travail, d’être malmenant, et pour les personnes en

situation de handicap avec le sentiment d’être brusquées et non respectées dans leur rythme et

leur intégrité. Il peut également conduire à des situations de crispation si la personne se sent dépossédée par les aidants du temps qui lui est imparti, dès lors que les intervenants arrivent

avec quelques minutes de retard, ou qu’ils sont soupçonnés de se hâter à ses dépens pour finir

plus tôt que prévu.

A l’inverse, ce temps de présence des aides humaines au domicile peut être appréhendé par

les personnes en situation de handicap comme un temps trop long ou vide. C’est le cas

notamment lorsque des tensions existent, ou dans une moindre mesure en cas d’absence

d’affinité. C’est ce qu’on a pu décrire dans l’exemple de monsieur Canet et de Martine

l’infirmière. Le silence des interventions amplifie encore la durée de ce temps contraint passé

avec l’autre. Représentant un poids insupportable, il convient alors à tout prix de le combler,

quitte à toujours parler des mêmes choses, comme de la météo du jour.

La personne en situation de handicap peut également avoir des priorités autres que la qualité

de la relation avec les intervenants ou le contenu de l’aide qui lui sont apportés. C’est le cas

d’Etienne. Le plus souvent pressé que les soins se terminent, il s’empresse d’abandonner les

soignantes seules dans sa chambre à peine son installation au fauteuil terminée. L’intervention

des professionnels et leur attention à réaliser consciencieusement leur travail peut alors être perçu que comme une interminable perte de temps, tandis que la personne se montre impatiente de pouvoir quitter son lit pour enfin débuter sa journée, parfois à une heure avancée.

Dans leurs formes les plus extrêmes, les incapacités motrices peuvent conduire à une

temporalité singulière, qui gagne l’ensemble du quotidien des personnes, en dehors même des

relations avec le dispositif d’aide humaine. Un temps suspendu et un rétrécissement de

l’espace caractérise ainsi la vie de Dominique, 54 ans, devenue totalement impotente des

suites de l’évolution de sa maladie depuis une dizaine d’années :

L'entretien se déroule dans le salon. Comme à chacune de nos rencontres Dominique et sa mère sont à leurs places habituelles, chacune sur un des deux canapés placés en angle. A mon arrivée, légèrement assoupies, elles regardent la télévision, le téléfilm du début d'après-midi. Dominique qui ne marche plus et qui refuse d’utiliser un fauteuil

roulant, passe toute sa journée dans ce canapé, exactement au même endroit, du premier passage du SSIAD pour la lever, jusqu’au second passage pour la remettre dans son lit en fin d’après-midi. Etant devenue incontinente et en conséquence garnie, elle ne le quitte même plus pour assurer ses besoins. Les jours se succèdent, invariablement. Les rares sorties du logement ont lieu à l’occasion de rendez-vous

médicaux ou de visites chez sa sœur. Dominique trône dans son fauteuil, toujours très droite, les jambes croisées, les bras immobiles sur les accoudoirs. Elle bouge peu, et

ne s’exprime quasiment plus compte tenu de son aphasie, en dehors de quelques phrases stéréotypées qu’elle répète inlassablement «j’aime pas les cons », « on est heureux », « je suis belle ».

Sa mère, qui a plus de 80 ans, rencontre aussi des difficultés pour marcher. Son déambulateur installé à ses côtés, elle ne quitte guère davantage son coin du canapé.

Sur le mur du salon, de nombreuses photos accrochées représentent les enfants et les petits enfants. Sur la commode, une photo en noir et blanc encadrée de Dominique le jour de son mariage, il y a plus de 30 ans. Elle est belle, jeune, et fume une cigarette. A l'époque, il n'y avait encore aucun signe de la maladie neurologique qui allait se déclarer quelques années plus tard. Dans le discours de la mère, ponctué par le bruit marqué du tic-tac de la pendule du salon, se superposent des temps et des époques différentes. Dans ses propos, comme dans les quelques phrases prononcées par sa fille, l’époux de Dominique décédé il y a une quinzaine d’année, est toujours présent, tandis que Dominique dans le discours de sa mère, ne semble déjà ne plus être totalement là.

variables. La situation de monsieur Canet n’en constitue ainsi qu’une illustration possible,

tandis que l’exemple de Dominique renvoie à une autre réalité temporelle. Mais toutes ces

situations ont pour caractéristique commune une perturbation du rapport au temps. Celui-ci

n’est jamais fluide. Il est toujours question d’un temps vide qui s’étire interminablement et/ou qui se rétracte et après lequel tant la personne en situation de handicap que les professionnels doivent courir.

L’expérience de la temporalité des personnes en situation de handicap vivant à domicile se

singularise également par une inscription dans la vie sociale tiraillée entre deux tensions

contraires. Que les personnes connaissent un isolement important, ou qu’elles ne soient jamais

seules du fait de la présence permanente de professionnels à leur domicile, dans les deux cas,

les frontières d’une intimité sont mises à mal à travers la perturbation de l’existence même

d’un dedans et d’un dehors.

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