4. Corps et handicap : entre construction et déconstruction de soi
4.1. Le corps comme lieu de définition de soi
Dans l’analyse de l’articulation entre corps et identité, je propose de croiser une perspective
sociologique et phénoménologique. Ces deux approches peuvent être complémentaires, à mon sens, pour appréhender la question du handicap. En tant que production sociale, le corps
incarne dans les sociétés contemporaines le siège de l’identité. Dans une conception
phénoménologique, il est également au cœur de l’expérience du monde de chaque individu.
Le corps comme construction sociale
Le corps a longtemps été mis de côté par la sociologie, celle-ci considérant que son étude relevait de la psychologie ou de la biologie. Ainsi pour Durkheim, le corps constitue un objet « présocial », autrement dit inné. Mauss a été parmi les premiers chercheurs à cerner son intérêt sociologique et anthropologique. Le contexte géographique, économique et social influence le corps, au même titre que les données anatomiques et biologiques. Il est modelé
par ce contexte qu’il incorpore. Dans cette perspective, les « techniques du corps42 »
renvoient aux façons dont les hommes, sociétés par sociétés, d’une façon traditionnelle, vont
s’en servir. Au même titre, les émotions ou les sentiments relèvent d’une logique sociale
incorporée. Si le corps appartient à chaque individu, il est également le reflet de sa société. Au même titre que chaque individu a une langue maternelle, il possède un
« corps maternel43». Selon Bourdieu44, l’hexis corporelle désigne cet ensemble de dispositions
42 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950 43
D. Le Breton, Corps et sociétés, essai de sociologie et d’anthropologie du corps, Sociologies au quotidien, Paris, Méridiens Klincksieck, 1988
pratiques et corporelles qui ne sont donc pas naturelles, mais socialement construites. Elles font sens et tiennent leur logique du contexte social et du système des représentations qui les
construisent. Dans cette perspective, l’hexis corporelle représente l’habitus fait corps.
La place et la valeur du corps sont déterminées différemment dans chaque culture en fonction
de la définition donnée à la notion d’individu45
. En tant qu’objet socialement construit, le
corps constitue, dans nos sociétés contemporaines, un axe central de l’identité. Le corps
devient le lieu de la reconquête de soi par l’effort, l’habilité. Il incarne à la fois le lieu du bien
-être (sport…) et du bien paraitre (cosmétique, diététique…), la planche de salut de l’homme. Il représente un refuge, un monde portatif palliant la perte des relations sociales. Le sujet va
chercher dans sa sphère privée, dans son rapport à son propre corps, ce qu’il ne peut plus attendre de la socialité ordinaire. Le corps devient le meilleur partenaire de l’homme.
Occupant une place prépondérante dans la société de consommation, il incarne un objet que
l’on façonne à sa guise. C’est l’avènement du corps comme « alter-ego ». Tandis que les liens sociaux se fragilisent, le corps est surinvesti comme « instrument de restauration identitaire ».
Il y est appréhendé comme le révélateur de la personnalité. Le corps parfait s’impose comme
l’unique clef d’accès à la réussite sociale et au bonheur. Pour arriver au succès, c’est le corps
qu’il faut perfectionner et maîtriser. Dans ce contexte, le contrôle de soi et de son corps est
extrêmement valorisé dans l’idéal contemporain de nos sociétés46. Celui qui n’y parvient pas,
ou qui ne correspond pas à ce modèle du corps posé par la société, court le risque d’être
accusé de faiblesse morale, de négligence, d’absence de volonté.
Une telle prépondérance donnée au corps n’est pas sans conséquence pour les personnes
présentant des incapacités motrices majeures. Chez ces personnes, l’intégrité physique, au
sens de l’état d’une chose qui a toutes ses parties, qui n’a pas subi d’altération, est mise à mal. Non seulement le corps échappe à tout contrôle, mais il ne semble pas ou plus en mesure de
remplir un rôle de faire-valoir. Dès lors, un glissement s’opère entre intégrité physique et
identitaire : les atteintes corporelles peuvent constituer une menace pour l’identité de
l’individu.
44
P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980 45
Ce paragraphe s’appuiesur l’ouvrage de D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990 46
La matrice corporelle du rapport à l’environnement
Dans une perspective sociologique, le corps constitue dans les sociétés modernes le siège de
l’identité. Il est également, en phénoménologie, le lieu à partir duquel la personne élabore sa
vision du monde. Associer ces deux approches permet de cerner la singularité de l’expérience
du corps dans un contexte d’incapacités motrices majeures.
En phénoménologie, le corps est décrit comme « une expérience subjective de la conscience,
de la perception et de l’action sur soi, avec les autres et dans le monde47
». Différents courants dans la phénoménologie du corps peuvent être distingués. La phénoménologie cognitive
d’Husserl, qui étudie le corps subjectif à partir de la réduction eidétique48
des contenus
sensibles, afin d’en dégager l’essence conceptuelle. Le corps y est pensé comme corps fondateur, comme matrice théorique pour toute étude sur l’homme.
Parallèlement, la phénoménologie de la perception active, initiée par Maurice Merleau-Ponty,
développe l’étude d’une incarnation du corps. Le concept d’empiètement décrit l’intrusion, l’enjambement de l’action humaine dans le monde et l’incorporation de l’environnement dans
la chair subjective. A partir des notions de « conscience incarnée » et d’« intentionnalité
corporelle », Merleau-Ponty définit le corps avant tout comme un sujet percevant.
Le corps et l’expérience des mouvements corporels constituent le cadre de référence de la
perception spatio-temporelle du monde de chaque individu. La structuration qu’un individu va
avoir de la réalité se compose de différentes couches. L’une d’entre elle est désignée par
Mead comme « la région manipulatoire49 » : les objets vus et maniés vont donner la « taille
étalon » permettant ensuite d’appréhender les objets situés en dehors de cette région. Tout cet
ensemble d’actions engageant des mouvements corporels est désigné par Schütz sous le terme
de « travail50». Celui-ci crée un monde à portée dont le centre est le corps de l’individu. Ce «
monde de notre travail », résultat de la somme des mouvements corporels et du maniement des choses et des hommes, constitue ainsi le noyau de la réalité propre à la vie quotidienne de
chaque l’individu.
47
B. Andrieu (ss la direction de), Le dictionnaire du corps en sciences humaines et sociales, Paris, CNRS Edition, 2006
48 Eidétique : qui concerne les essences, abstraction faite de la réalité sensible ou psychologique
49 G.H. Mead, The philosophy of the present, Chicago, 1932, p.124 et ss.; The philosophy of the act, Chicago, 1938, p.103-106, 121 et ss
L’expérience du corps occupe donc une place primordiale dans la connaissance de soi et de l’environnement. Elle ne constitue pas une réalité stable. Elle se définit et se transforme constamment à travers des pratiques quotidiennes.
Or dans le handicap, le corps est souvent perçu comme ce qui empêche et non plus ce qui
permet de faire. La région manipulatoire, le « travail » et le monde qu’il contribue à créer sont
considérablement réduits. Pour l’individu valide, le corps est le médiateur de son rapport à
l’environnement. Il en va autrement chez les personnes présentant des incapacités motrices lourdes. Le corps conduit alors à une expérience singulière du monde. Cette expérience passe par le recours à des aides humaines et techniques, générant ainsi une perturbation des frontières du corps.