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Chapitre I. Une existence sous contrôle

1. Le dispositif d’aide humaine comme une menace pour soi

Dans ce type, les personnes perçoivent différemment l’aide qui leur est apportée selon qu’elle

est assurée par des membres de l’entourage familial ou par des professionnels. Dans le

premier cas, à l’image de ce que l’on a décrit chez Etienne Canet, le handicap est une expérience qui implique l’entourage. L’expérience du corps n’appartient plus exclusivement

à la personne mais associe la famille. Elle devient une expérience communément partagée,

comme c’est le cas pour monsieur Darant et son épouse :

A 60 ans, monsieur Darant, ancien cadre d’une grande entreprise, est en invalidité

depuis 5 ans suite à l’évolution de sa maladie. Il a rencontré sa compagne peu de temps avant qu’une sclérose en plaque ne soit diagnostiquée. Il vit en couple avec celle-ci depuis une quinzaine d’année. L'organisation en aide humaine est toute entière articulée autour du rôle joué par son épouse, qu’il désigne comme son aidante principale. De même, le discours de monsieur Darant sur le handicap, la maladie et l'expérience qu'il en a, englobe en permanence sa femme. Le handicap ne le concerne pas lui individuellement mais son couple. Ainsi l'intervention de services extérieurs fut justifiée non par l'évolution de ses besoins mais par rapport à son épouse : « pour qu'elle ne se fatigue pas trop », « il nous fallait de l'aide ». Le recours au lève-personne, vivement rejeté par monsieur Darant n’est finalement accepté qu’à condition qu’il apparaisse non comme la conséquence de l'aggravation de sa maladie,

mais comme d'une défaillance de son épouse : « il fallait qu'on trouve une autre solution pour....pour aider Nadine parce qu'elle ne s'en sortait pas au niveau des douches et de l'habillage le matin, c'était trop dur pour elle». Au même titre, le suivi médical dans une clinique spécialisée concerne tout autant l'épouse que monsieur Darant lui- même. Celle-ci a ainsi été « formée » par les professionnels du service pour faire les manipulations, placer la sonde urinaire, réaliser les sondages...Cette expérience commune se retrouve jusque dans la manière de s'exprimer de monsieur Darant et sa compagne, employant constamment le « on » et le « nous » et se complétant mutuellement, phrase après phrase, dans l'évocation de leur quotidien avec la maladie. Toujours du même avis, ils parlent d'une seule voix : pour eux la sclérose en plaque, ou encore le choix des aides techniques comme le fauteuil, est avant tout une affaire de couple.

A l’inverse, les interactions avec les professionnels sont globalement marquées par la volonté de la part des personnes en situation de handicap de conserver une importante distance

personnelle. Malgré des contacts quotidiens pouvant s’inscrire sur de nombreuses années, les

relations demeurent dans un cadre strictement professionnel. Peu d’informations sont partagées de part et d’autres. Une certaine forme de méfiance caractérise même le regard

porté par les personnes sur les aides humaines les entourant. Les relations avec ces dernières, même si elles peuvent être cordiales, sont perçues comme potentiellement dangereuses : le risque étant pour les personnes de voir leur vie privée malmenée par cette présence même des professionnels à leur domicile.

C’est le cas pour madame Demal. A 54 ans, elle est atteinte depuis 25 ans d’une sclérose en

plaque et fait appel au SSIAD depuis une dizaine d’année. Pour elle, la venue des soignants à

son domicile vient heurter l'intimité de sa vie familiale, décrite comme empreinte de liberté. Le temps des interventions représente un temps et un contexte relationnel contraint au cours duquel il convient de bien se comporter, de faire des efforts et respecter les horaires. Dans ce

contexte, madame Demal refuse d’avoir plus de trois passages du service de soins par

semaines. Ce qu’elle qualifie comme un « caprice » de sa part, désigne en réalité une

présence de soignants constituant une situation à ce point éprouvante qu’elle ne peut la tolérer

davantage :

Me Demal - Moi j'ai eu la possibilité d'avoir une personne tous les deux jours, trois fois par semaine. Et du coup, le week-end, honnêtement moi repos! Parce que quand j'ai toujours quelqu'un qui vous lève, qui vous retourne, qui....il arrive un moment, zut! J'ai envie de souffler et c'est vrai, hein, c'est réel! J'ai vraiment envie de souffler et je suis contente quand je n'ai pas de kiné, quand je n'ai pas de SSIAD. Je suis contente, voilà (…)

AB - D'accord, donc par exemple, quand c'est, les autres jours c'est votre mari ou vos enfants qui vous donnent un coup de main pour vous préparer le matin, c'est moins, c'est moins fatigant entre guillemet?

Me D - Ce n'est pas une question d'être fatigant mais c'est dans la tête....C’est: ah et puis il y a untel qui vient! Ah et puis! Tous les jours, tous les jours. Oui, bon. Et puis un jour, vous n'avez pas envie! Vous n'avez pas envie d'être habillée! Voilà. Ou pas dans les temps! Bon ben à 8 heures elles arrivent le matin et puis zut! Il y a certains jours je n'ai pas envie, je n'ai pas envie d'être en forme et d'être à l'heure. Alors que l'on se doit quand même de respecter les personnes qui ont la gentillesse de venir chez

vous. Et il y a certains jours et bien je n'ai pas envie! Alors si je reste en pyjama chez moi, avec mon mari, avec mes enfants, ce n'est pas gênant. Et je le fais à l'heure que je veux, et si jamais ils sont disponibles pareil (petits rires), mais ce n'est pas, ce n'est pas l'obligation d'être dans les heures, voilà.»

La présence des professionnels représente une intrusion dans l’intimité. L’intervention des

aides humains et les gestes réalisés sur le corps sont également décrits comme une situation

physiquement dangereuse : avoir affaire à des intervenants qui n’ont pas ou peu d’expérience,

que l’on estime dans l’incapacité de réaliser des gestes techniques, risquer d’être blessé lors d’une manipulation, ou encore de chuter au cours d’un transfert.

Ce fut le cas notamment pour madame Vaillant. Suite à un accident de voiture il y a plus de 30 ans, elle a perdu la marche et a toujours fait appel à un cabinet infirmier pour sa toilette et les

soins. Il y a trois ans, son autonomie a fortement diminué après une grave chute. Elle s’est en

effet blessée en tombant de son lève-personne, alors que l’infirmière l’y avait mal installée.

Suite à cet accident, l’infirmière n’a plus voulu intervenir et madame Vaillant a été obligée de faire appel en urgence aux auxiliaires de vie du SAAD. Depuis, elle scrute le planning qui lui

est remis chaque semaine et appréhende dès qu’elle y voit inscrit le nom de nouvelles

intervenantes. Les suspectant d’être peu habituées à faire des transferts avec un lève-personne,

elle craint une nouvelle chute et se désigne comme un cobaye pour des professionnelles se formant sur le terrain :

«Moi je prends des risques aussi […] finalement la fille qui vient, qui ne l'a fait qu'avec un mannequin, hein! […] Ben, elles connaissent l'appareil si vous voulez, mais avec un mannequin. Vous mettez une poupée dedans et si la poupée tombe, ce n'est pas grave. Et moi je tombe, c'est plus grave!»

En conséquence, à l’image de madame Vaillant, ou de ce que l’on a décrit chez monsieur Canet, une relative défiance caractérise les relations avec les professionnels. Il conviendrait de

toujours les « surveiller » pour s’assurer de ne pas être mis en danger :

«Moi j’ai un étui pénien avec une poche, et si c’est mal mis, j’urine sur moi. Et donc...ce qui est déjà arrivé. Donc je surveille ! Parce que si je ne dis pas de

surveiller, parfois elles peuvent oublier, et puis après c’est mal mis. Donc je

La majorité des personnes de ce type a connu une vie sans incapacités motrices et donc sans

recours à un dispositif d’aide humaine. Ce seul critère n’explique néanmoins pas à lui seul

cette attitude de défiance. Celle-ci peut également résulter d’expériences négatives connues

dans le passé avec des professionnels intervenant au domicile. C’est ce dont témoignent les

exemples de madame Guiguen et d’Alice, toutes deux atteintes d’une maladie

neuromusculaire ayant entrainé dès l’enfance d’importantes incapacités motrices.

A 55 ans, madame Guiguen vit seule depuis plus de 30 ans dans son logement. Ancienne fonctionnaire en retraite pour invalidité, ses importantes incapacités motrices ont toujours

nécessité la mise en place d’un dispositif d’aide humaine important. Madame Guiguen

s'efforce de maintenir des relations professionnelles et cordiales avec les auxiliaires de vie du SAAD qui interviennent chez elles plusieurs fois par jour. Elle est présentée de son côté par le

service comme un usager chez qui les interventions sont « faciles », du fait d’un contact

agréable. Malgré cela, dans le discours de madame Guiguen, la présence des aides humaines à son domicile apparaît en permanence comme une situation potentiellement à risque.

Ce risque prend des formes multiples. Il s’agit de la crainte du vol d’argent ou d’effets

personnels, comme elle l'a déjà connu. Il désigne également la soumission aux horaires de passages incertains des intervenants. Ceux-ci conditionnent la façon dont elle doit organiser sa

vie, à l’image du passage de l’infirmier sur le temps du midi. Ne sachant pas quand il va

arriver, madame Guiguen ne sait jamais si elle doit ou non demander à l’auxiliaire de

commencer à lui donner à manger et si même elle aura le temps de finir son repas avant le départ de cette dernière.

Mais ce sont surtout deux autres types de situation que madame Guiguen redoute et qu’elle

s'efforce d'éviter : celles dans lesquelles elle se sent réduite à un simple objet qu’on déplace à

sa guise, ou lorsqu’elle subit une relation qualifiée d' « emprise ».

Pour madame Guiguen, un risque de réification est toujours possible. Une auxiliaire qui aurait

totalement intégré ses habitudes pourrait très bien se mettre à agir auprès d’elle comme un

« robot ». Autrement dit, ne plus lui laisser d'espace pour s'exprimer et formuler ses attentes, mais devancer toutes ces demandes et en conséquence la manipuler comme un objet inerte. Madame Guiguen a déjà vécu cette situation avec une ancienne salariée en gré à gré, qui a fini par démissionner:

« Il y a une dame qui est partie d'elle-même, qui a senti que, qu'elle n'allait pas être sur la même longueur d'onde. C'était il n'y a pas tellement longtemps, il y a à peine un an. Mais elle faisait les choses un peu comme si elle était un robot et moi un pantin. Et

je lui ai dit: ah non-non, moi je ne suis pas un pantin! Vous voyez elle faisait les

choses comme si…Vous savez, bon c'est vrai que pour nous installer, pour déjeuner,

c'est une position bien précise, la main comme-ci et pas comme ça, sinon ça ne va pas. Et ça au début, elles les apprennent les gestes, elles ne savent pas, c'est normal. Mais après les gestes c'est un peu les mêmes. Pour vous installer, il n'y a pas 36 façons. Et du coup, elle avait appris les gestes, mais vous vous retrouvez sur le bassin vous ne l'avez pas demandé pratiquement. Voyez, j'étais vraiment le pantin! »

Ce processus de chosification est un danger concernant chacun des deux partenaires: pour

l’intervenant devenir un simple « robot » répétant inlassablement les mêmes gestes, ou pour la personne en situation de handicap « un pantin » qu'on déplace.

Pour madame Guiguen, le risque encouru dans les rapports avec les professionnels au

domicile serait également celui d’une relation d'« emprise », autrement dit d’une prise de

pouvoir ou d’une influence exercée sur la personne en situation de handicap. L’aide nécessaire

apportée pour accomplir les gestes du quotidien se transforme alors en un contrôle par l'intervenant. Là aussi, madame Guiguen a déjà connu ce type de relation avec une jeune auxiliaire, alors qu'elle venait tout juste de s'installer en appartement. Ne pouvant plus supporter cette situation qualifiée de « maltraitance psychologique », madame Guiguen avait fini par renvoyer l'auxiliaire, après un long temps de réflexion:

Me Guiguen - Alors là ça a été très dur par contre, parce qu'elle avait une emprise sur moi. Ça c'est terrible. Vraiment.

AB - Une emprise sur vous?

Me G - Oui sur moi. Sur tous les gens qui passaient à l'appartement. Et ça, ça a été très dur par contre, et j'avais peur de rentrer chez moi. [...] Je pense qu'elle était mal dans sa tête. Oui c'est ça. Il me semble qu'elle n'était pas bien et du coup tous les gens qui passaient au domicile étaient nuls. Elle les critiquait.

AB - Vos amis, vos connaissances?

Me G - Tous les gens qui passaient. J’étais seule avec elle […]. On sentait qu'elle était là, dans l'appartement, debout, en train d'attendre. Et elle attendait et elle regardait. Et c'est terrible, vous sentez qu'il y a un poids. Dans la pièce, quelqu'un qui juge.

Tout comme madame Guiguen, Alice décrit une attitude qualifiée « d’ingérence » de la part

d’une auxiliaire, alors qu’elle venait tout juste de s’installer à son domicile. Depuis cet

épisode, Alice s’efforce de maintenir une distance dans ses relations avec les professionnels

l’entourant, même si dans les faits elle n’y parvient pas toujours :

« Stop, je ne veux plus qu'on intervienne dans ma vie. Je ne veux plus. Je veux qu'il y ait de la transparence dans le sens où les personnes sont là, avec leur qualité, je n'en fais pas des objets, ce n'est pas ça. Mais je ne veux pas, je ne veux pas avoir de copine, quoi.»

L’ « anonymat » des relations avec des auxiliaires différentes chaque jour représente dès lors

pour Alice un élément rassurant :

« Et c'est pour ça, qu'en venant au SAAD, le fait que ça, que ça tourne tout le temps, qu'il n'y ait pas toujours les mêmes intervenantes, et aussi où il y avait quand même globalement un cadre d'intervenantes qui étaient assez professionnel en gardant la bonne distance, ça m'a vraiment sécurisée et j'ai préféré. Le fait qu’un jour ce soit une telle et le lendemain une telle. Et comme ça, c'était un peu, voilà, des aidantes mais

dont l'anonymat faisait qu’il n'y avait pas de...Elles voyaient mon intimité, etc., mais il n'y avait pas de lien qui pouvait se créer, comme quand on a quelqu'un, la même personne, tous les jours, tous les jours, pendant des années ou des mois. Là c'est trop, ça devient trop dangereux. […] C'est clair je veux être maître de ma vie. Et c'est vrai que c'était, voilà j'avais 19 ans, ça m'a bien calmé. C'est pour ça que maintenant j'ai envie un peu de contrôler, de contrôler plus ou moins les choses. Dans le respect bien sûr de l'autre, mais... je veux, je veux décider de ma vie. Je ne veux pas qu'on m'envahisse.»

Dans ce contexte, où l’intervention des aides humaines, indispensable au regard des

incapacités motrices, est appréhendée comme un risque à la fois pour l’intégrité corporelle,

mais aussi vis-à-vis du respect de l’intimitéet l’identité de la personne, la stratégie principale

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