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Entre déconstruction et reconstruction : une distribution en deux temps

Chapitre III. L’expérience d’un corps distribué

4. Entre déconstruction et reconstruction : une distribution en deux temps

L’exemple d’Etienne Canet montre que les incapacités motrices, lorsqu’elles sont majeures, privent les individus d’une autonomie pour intervenir directement sur leur propre corps ou sur

leur environnement. Elles les contraignent à mobiliser, de façon continue, différentes aides

tant humaines que techniques. Ce recours permanent à un dispositif d’aide entraîne une

situation de corps entremêlés. Dans ce contexte, les limites entre l’intériorité et l’extériorité

deviennent poreuses et questionnent les frontières tant du corps que du soi.

La présence d’incapacités motrices importantes conduit à une déclinaison singulière du

principe d’incarnation. La phénoménologie définit celui-ci comme un empiètement et un

débordement du corps dans le monde qui l’entoure à travers l’action humaine et en retour

comme l’incorporation de l’environnement dans la chair subjective. En représentant ce qui

empêche d’agir et non plus de faire, le corps ne constitue plus l’unique véhicule par lequel se

construit la perception du monde. Pour avoir une action possible sur elle-même ou interagir

avec son environnement, la personne en situation de handicap passe par l’intermédiaire d’un

dispositif d’aide hybride. Celui-ci, en permettant à la personne de réaliser l’ensemble des

gestes de la vie quotidienne, participe de l’expérience que la personne a de son corps et de son

être au monde.

Les incapacités motrices lourdes conduisent ainsi à des situations de handicap au cours desquelles les définitions mêmes du corps et de l’identité sont perturbées. Les frontières se

brouillent et mettent à l’épreuve l’existence de corps et de sujets autonomes. Cette expérience

d’un corps à la géométrie variable, consécutive aux incapacités motrices, constitue un risque

Les aides techniques ne sont plus seulement extérieures, mais ce qui fait corps, ce à travers

quoi perception et action sont rendues possibles. En s’inscrivant dans ce rapport de dépendance et en contribuant à améliorer ses potentialités, les appareillages et la technique prennent possession du corps, tantôt en le pénétrant, tantôt en le prolongeant. Au même titre,

l’intervention des aides humaines entraîne un redéploiement des frontières du sujet percevant.

Au travers des soins, les professionnels accèdent au corps jusque dans ses moindres recoins,

annihilant toute forme d’intimité corporelle. A d’autres moments, ils médiatisent les relations de la personne avec son environnement extérieur, symbolisant ainsi une extension du corps et de ses possibilités.

Les interactions entre la personne en situation de handicap et son dispositif d’aide s’inscrivent

donc dans une tension entre des mouvements réciproques d’incorporation : par moments, la

personne envisage le dispositif d’aide comme une prothèse faisant partie d’elle-même ou la

prolongeant ; à d’autres, le recours à un dispositif extérieur à soi engendre un risque majeur de

dispersion de soi dans autrui.

Les incapacités motrices génèrent en conséquence un éclatement du corps qui s’opère selon

trois directions : le déploiement dans des espaces et des temps spécifiques, le prolongement

du soi au travers d’objets mais aussi d’autres corps que le sien et enfin la transgression permanente des frontières de l’intimité.

Si cet éclatement du corps entre un dedans et un dehors caractérise les situations de handicap, il ne s’applique pas selon un mode unique. Des négociations sont possibles, elles ont pour

objectif une réappropriation du soi et la préservation d’une intégrité, aussi bien corporelle que

psychique. Ces négociations peuvent être analysées en termes d’arts de faire visant à garantir

tant les frontières corporelles que les frontières du soi. Cette expérience d’un corps aux

frontières brouillées ne constitue donc pas une réalité qui serait totalement subie par les personnes.

Les éléments développés tout au long de ce chapitre permettent de mettre en évidence la

singularité de l’expérience corporelle des incapacités motrices dans le quotidien d’une vie à

domicile, à travers la notion de corps distribué121, à savoir d’un corps qui se répartit et se prolonge dans l’environnement et les relations. Parallèlement, on est conduit à qualifier deux

temps possibles dans l’expérience du remaniement des frontières.

121

Dans un premier temps, cette distribution est synonyme de déconstruction des frontières du corps. Elle est la conséquence directe et inéluctable des incapacités motrices qui condamnent

l’individu à un recours constant à un dispositif d’aide polymorphe. Pourtant, si la personne en situation de handicap ne peut se soustraire à cette distribution de son corps, elle peut, dans un second temps, apprendre à en superviser les modalités. La distribution du corps représente alors une reconstruction possible des frontières.

Dénonçant l’idée que le processus de création serait une opération uniquement mentale,

Hélène Mialet montre de quelle manière il s’ancre à l’inverse dans des pratiques corporelles.

A partir de l’étude du cas du célèbre astrophysicien tétraplégique Stephen Hawking, elle propose une définition du processus de connaissance basée sur un individu qui serait « distribué-centré » : « plus un acteur se distribue, se socialise, se collectivise, devient

nombreux, plus il devient singulier, un moi, un corps non interchangeable122». Appliqué à

cette recherche, le principe d’un individu distribué-centré permet de comprendre que la personne en situation de handicap peut se prolonger au travers des aides humaines et

techniques qui l’entourent, tout en préservant des frontières corporelles et identitaires

délimitées.

L’objet de la seconde partie de la thèse est de montrer que la distribution du corps peut relever de véritables arts de faire. Différentes modalités possibles de réappropriation de soi par la supervision de cette distribution du corps se dégagent, avec pour même objectif la

préservation d’une intégrité corporelle, psychique et le respect d’une intimité. L’expérience

sociale des incapacités motrices, en tant que manière de construire le réel, prend alors des formes multiples.

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