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Chapitre II. Des frontières du corps aux frontières de l’identité : l’histoire d’Etienne Canet

3. Les relations avec le dispositif d’ aide humaine

3.3. Entre dépendance et rivalités

Nathalie a toujours été très impliquée dans l’aide à apporter à son mari et ce dès le début de

leur vie de couple. La jeune femme a ainsi pris la suite du rôle précédemment occupé par la

mère de monsieur Canet. Ce premier passage de relais a d’ailleurs constitué une étape

complexe entre Nathalie et sa belle-mère : chacune voulant gérer seule les soins à apporter « oui qu'il fallait couper l'embryon, enfin le cordon et qu'elle lui fasse de la place (Etienne)».

Au cours de cette période, le corps d’Etienne est devenu l'enjeu d’une relation de concurrence

et d'appropriation entre les différents aidants familiaux :

Nathalie –« (soupir) Sa maman elle a tout fait, elle faisait tout! (rire) et moi je ne faisais rien! C'était bien, je regrette peut-être cette période-là (rire). Non je plaisante. Elle faisait tout et puis moi j'allais à l'école aussi. J'avais repris les cours en fait en venant ici. Donc elle faisait tout et puis petit à petit j'ai commencé à m'occuper

d’Etienne, ce qui n'a pas été très facile. […]

Etienne -Oui on en a parlé entre nous. On en a parlé et puis ben comme ma mère c'est difficile de…

N -De lâcher son petit. C'est tous ses enfants.

E - Encore plus moi. Donc oui il a fallu, oui il a fallu un peu l'imposer à ma mère. L'imposer...

N – Gentiment. E- Oui gentiment.

N- C'est-à-dire que bon, quand il fallait faire un soin, j'étais là tout le temps de toute façon. Et puis des fois on ne l'appelait pas tout de suite. On commençait, je commençais, de ce que je m'en rappelle. Ou quand les infirmières étaient là, je restais aussi, donc on était un petit peu nombreuses dans la pièce (rire). Et puis pareil quand elle demandait, je ne sais pas, quand les infirmières demandaient un gant, je me

dépêchais un peu de faire […] C'est naturel pour moi, on était ensemble. Même si on n'habitait pas seul dans la maison en couple réellement, enfin si on était en couple sans vraiment l'être. Je ne sais pas comment on pourrait le dire, mais pour moi c'était naturel. Ce n'était pas, oh je ne pensais pas à tout ça, pour moi c'était naturel. Voilà c'est prendre soin de la personne que j'aime et pour lui c'était pareil pour moi. »

Aujourd’hui Nathalie est l’aidante familiale principale. Si la mère de monsieur Canet, ou les membres de sa fratrie peuvent encore aider ponctuellement le week-end en relai des intervenants professionnels, ou en cas de défaillance de Nathalie, les interventions ne sont plus instituées dans le quotidien.

Etienne et son épouse décrivent avec les mêmes ambivalences ce statut d’aidant familial porté

par Nathalie. Celui est présenté comme étant « naturel », intrinsèquement lié au statut de

conjointe : « elle était ma femme et comme n’importe qu’elle femme, elle fait des choses pour

son mari » (Etienne). De même, pour Nathalie, le rôle d’épouse et d’auxiliaire sont

indissociables et se superposent. La jeune femme ne s’imagine pas procéder autrement :

« Je me dis que je suis sa femme, c’est normal que je le fasse. C’est à moi de le faire

puisque c’est mon mari […]. Je pense que c’est naturel de s’occuper de la personne.

Quand il a un rhume, quand il y en a un couple qui est valide, il y en a un qui a un

rhume, l’autre, pour moi c’est naturel que l’autre qui est bien aille prendre soin : de

lui faire à manger, de lui donner ses médicaments, de s’occuper de la personne. Et bien moi c’est pareil. C’est comme s’il avait un gros rhume on va dire. Très très gros rhume. Un rhume qui dure très longtemps » (Nathalie).

Pourtant, avec le temps, cette situation devient trop lourde à assumer pour Nathalie. Chacun des deux conjoints envisage avec lucidité la difficulté à conjuguer au quotidien ces deux rôles. Le statut d'aidant familial est décrit communément par le couple comme un état de disponibilité permanente, une hyper sollicitation constante, qui finit par devenir aliénante : « c’est dur, c’est beaucoup d’énergie » (Etienne).

Si les incapacités motrices privent le corps d’Etienne Canet d’une autonomie, il en devient

progressivement de même pour celui de son épouse. Le corps de Nathalie perd de son indépendance. Entremêlé, voire enchainé au corps de son époux, il devient une prothèse dont

la fonction n’est plus que de servir et prolonger les possibilités d’action d’Etienne sur son

environnement : « quand elle est là, j’ai toujours tendance à l’appeler, à solliciter son aide ».

femme, où dans ce cas « je vais prendre sur moi » :

AB - « Et quand vous dites qu'il y a des sollicitations intenses toute la journée, ça peut être, c'est surtout par rapport à quoi? Vous pouvez me donner des exemples? Etienne -Pour tout!

Nathalie -Par exemple pour boire

E- Par exemple, là, si elle se repose, qu'elle regarde la télé, je vais l'appeler pour me donner du thé, ou me donner une serviette, pour me donner à manger si je veux un biscuit

N-Ou s'il veut le téléphone, ou changer la télé, ou vider la poche [urinaire]

AB-Pour toutes les interventions sur l'environnement quand vous avez besoin de prendre quelque chose ?

N-Même pour l'ordinateur. Des fois, il ne peut pas faire certaines choses sur l'ordinateur, parce qu'il faut appuyer sur 2 manettes ou appuyer sur un bouton et cliquer ou machin. Là il va m'appeler par exemple. Donc même si je suis en train de faire quelque chose d'autre dans la maison, il va m'appeler pour le faire. Et s'il faut renouveler l'opération, et s'il faut renouveler, je vais faire la première opération, je vais repartir faire autre chose, il va me rappeler. En fait c'est ça. Si ce n'est pas l'ordinateur, c'est le téléphone, si ce n'est pas le téléphone, c'est à boire, si ce n'est pas à boire, c'est à manger, si ce n'est pas ça c'est les serviettes, si ce n'est pas ça....il y a toujours, toujours, toujours!

AB -Et la nuit, vous avez besoin d'être aidé un petit peu pour être repositionné? E -Oui voilà

N -Et c'est à peu près deux à trois fois par nuit qu'il me réveille. Oui. Donc il y a tout ça. Oui, moi je pense que c'est les années accumulées qui font qu’aujourd'hui je trouve ça très difficile. C'est pour ça que je commence à me demander comment ça va être quand on va être vieux, parce que là (rire), si déjà à 28 [ans] c'est difficile, tu imagines à 50 ou à 60! Je ne peux plus, non. »

Nathalie est aujourd’hui épuisée, au point qu’Etienne envisage par moment de prendre un

logement indépendant pour délester son épouse de ce poids qu’il représente, solution

inacceptable pour cette dernière.

C’est dans ce contexte, qu’il convient de replacer l’intervention du SSIAD et les griefs adressés aux soignantes. Bien que Nathalie reconnaisse que les passages journaliers des

professionnels s’avèrent indispensable pour la soulager et l’épauler, ils restent vécus comme

une situation difficile. Malgré la lourdeur de l’aide qu’elle apporte aujourd’hui à son mari, et

qui par moment fragilise le couple, la jeune femme refuse, encore plus que son conjoint, tout relais supplémentaire. Celui-ci signifierait à ses yeux une intrusion de plus dans l'intimité à la

fois de leur logement et de leur vie de famille : « elle ne veut pas que quelqu’un s’incruste

dans notre vie(…) elle ne veut pas d’intrusion extérieure (Etienne) » ; « pour moi la personne

que j’aime, en plus je me suis mariée, pour moi j’assume ce que j’ai fait (Nathalie)».

L’intervention des soignants réactive chez Nathalie la situation de rivalité qu’elle a connue, quelques années plus tôt, avec les autres aidants familiaux. Elle décrit le même sentiment

d’une dépossession du corps de son conjoint et d’une transgression des limites de sa sphère conjugale.

Les contraintes financières pèsent également dans cette difficulté à envisager un relais

supplémentaire, malgré l’épuisement de la jeune femme. Les prestations touchées par Etienne, et reversées chaque mois à son épouse en tant qu’aidante familiale, contribuent largement aux revenus du couple. Si le handicap constitue une situation de corps entremêlés, une expérience qui implique autant Etienne que son épouse, il permet aussi de faire vivre toute la famille.

Les difficultés croissantes de Nathalie à assumer le rôle de tierce-personne auprès de son mari

compte tenu de sa fatigue, entraine un sentiment de dépendance vis-à-vis de l’intervention du

SSIAD. Par moment, Nathalie voudrait se passer du service. Mais elle sait qu’elle n’est plus

en capacité de faire face seule. Cette situation majore encore les tensions avec les aides humaines : « (Nathalie) moi j'ai toujours la peur que le [service] nous dise : voilà, monsieur Canet, il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Admettons hein, ce n'est pas ce qu'on nous a dit, mais j'ai toujours la peur qu'on nous dise ça. Et qu'on nous dise: voilà vous vous débrouillez tout seul. Moi je ne me vois plus, je me voyais avant il y a 6 ans, je me voyais très bien me débrouiller toute seule avec Etienne. Mais maintenant je sais très bien que je ne pourrais pas. Donc moi j'ai toujours cette peur que quelqu'un nous dise: on vous laisse, débrouillez-vous tout seul en fait ».

Chaque intervention du SSIAD est perçue par Nathalie à la fois comme indispensable au

maintien à domicile de son mari, mais également comme une captation d’une partie de son

rôle d’épouse. Dans ce contexte, les interventions des professionnels sont tolérées par le couple mais au prix d'une surveillance constante, d'une relation de tension et de concurrence

entre aidants familiaux et aidants professionnels. Aucune aide extérieure ne pourra faire aussi

bien que Nathalie. Si la jeune femme n’assiste plus, comme elle l’a fait pendant des années,

aux soins de son mari pour mieux contrôler leur déroulement, elle continue encore de repasser derrière les soignantes. De sa propre initiative ou à la demande de son mari, il faut vérifier que le travail a bien été fait :

Nathalie - « Mais c'est vrai que déjà au tout début quand Nicolas est né, et même quand j'étais enceinte, j'étais quand même présente tout le temps pour les aides-soignantes quand elles étaient là. Tout le temps, j'étais avec elles dans la chambre. Tout le temps, tout le temps. Et maintenant j'admets que je suis presque tout le temps là [elle désigne le salon], ou quasiment jamais, non j'exagère, j'exagère.

E -Non mais c'est que tu as plus confiance aussi.

N- Oui parce qu'en fait je n'avais pas confiance. C'est-à-dire que, voilà, les aides-soignantes, je ne vais pas critiquer leur métier, chaque aide-soignante en plus fait son métier différemment les unes des autres. Et il y en a qui ne nettoient pas comme moi je vais nettoyer. Il y en a qui vont nettoyer d'une certaine façon. Et je me dis: voilà si c'était elle, si c'était leur corps à elle, leur mari ou leur enfant, elles ne nettoieraient pas aussi vite, pas de cette façon-là. En plus, on a eu plein de petits problèmes avec certaines aides-soignantes qui ont fait des choses que voilà, jamais je n'ai vu ça. Qui ont fait que, voilà, je n'avais pas confiance du tout en elles. […] Oui parce qu'elles venaient, je restais là, je regardais, je leur disais comment, si ce n'était pas comme ça, il fallait faire comme ça. Et elles partaient, je refaisais derrière elles en fait. En fait, elles ne servaient un peu à rien, parce que je repassais derrière et je refaisais tout ce qu'elles avaient fait […] Pour certaines aides-soignantes oui, je reste encore. Je ne refais pas forcément derrière elles, mais je reste et je vérifie quand même. Je regarde quand même comment elles font. Mais de toute façon, dès qu'elles sont parties, il me rappelle quand il reste au lit. Il me rappelle pour revérifier le pénilex, remettre les jambes. Certains trucs que, normalement, elles auraient dû faire, ou qu'elles ont fait peut-être parce que je ne suis pas forcément là, mais bien vérifier qu'elles ont bien- bien fait. »

Quel que soit le caractère fondé, ou non, des reproches adressées aux professionnels du

SSIAD, on peut émettre l’hypothèse que c’est que probablement parce que les interventions

quotidiennes des soignants engagent de tels enjeux affectifs et concurrentiels pour Nathalie

rééducation ou des libéraux présents ponctuellement aujourd’hui.

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