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Chapitre I. Une existence sous contrôle

2. Contrôler pour se protéger

2.1. Cloisonner les espaces et les temps de l’intimité

Dans ce type, l’intimité se joue en premier lieu sur le plan du respect des espaces et des

temps. A ce titre, une vigilance particulière est apportée à la durée et aux horaires

d’intervention des professionnels au domicile. Un intervenant qui arrive trop tôt, ou en retard,

qui se dépêche de terminer son travail, qui part sans que la personne ne l’y ait invité, ou inversement qui refuse de s’en aller alors que la personne estime que son travail est achevé et

qu’elle n’a plus besoin d’elle, représentent autant de situations qui sont appréhendées comme une transgression de l’intimité.

La situation de madame Legal permet d’illustrer ce rapport à l’intimité. Agée de 42 ans,

madame Legal fait appel au SSIAD depuis 2 ans suite à un accident cérébral. Elle évoque un

violent « clash » qui l’a opposé à l’une des infirmières du service. Celle-ci, en avance de

quelques minutes sur le début de son intervention, est rentrée dans le logement à l’aide de son

double de clef, tandis que madame Legal était encore aux toilettes :

Me Legal - Ce qu'elle a fait une fois c'est qu'elle est arrivée avec un quart d'heure d'avance. Ce qui m'a énervé, on doit, d'après madame X (la responsable du SSIAD), on doit être prêt un quart d'heure avant ou un quart d'heure après. Moi je dis que déjà, on n'est pas à leur disposition, déjà. Déjà ça vous voyez, c'est quelque chose qui me choque. Après, comment dire, elle est arrivée un matin, donc, avec un quart d'heure d'avance, et dans le dernier quart d’heure qui me reste je vais aux toilettes, je me lave les dents. Et je suis très pudique. J'aime bien aux toilettes être tranquille et toute seule. Elle, elle arrive avec un quart d'heure d'avance, j'étais aux toilettes et elle est venue me parler, machin. Qu'est-ce que c'est que ça! Ça m'a énervée! Enervée ! J'ai trouvé que c'était un manque de respect. Je lui ai dit : « Vous faites ça aussi à madame X?! Vous lui parlez, vous la suivez quand elle est aux toilettes? Quand elle fait pipi, vous la suivez?» (Madame Legal hausse le ton, sa voix devient stridente, traduisant l'énervement dans lequel la simple évocation de cet évènement la replonge)

Me L - J'ai trouvé cela lamentable. Et puis il y a eu pire, c'est que elle, elle n'a pas trouvé cela lamentable!

AB - Elle n'a pas compris pourquoi vous vous étiez énervée sur le moment?

Me L - Du tout! Du tout! Alors ça, c'est le pompon! Je me suis dit, elle n'est même pas capable de comprendre ça! Alors vraiment, on n'a rien à faire ensemble. Ça a fait toute une histoire! Quand elle est revenue la deuxième fois, madame X m'a dit « vous serez agréable ». C'était de ma faute en plus! Ben voyons! Alors ça je n'ai pas du tout apprécié! Pas du tout, du tout!

L’exemple de madame Legal indique à quel point la violation du corps et de ses frontières

peut s’opérer indépendamment de tout contact physique. Elle peut résulter de la transgression,

volontaire ou non, des espaces et des temps de l’intimité de l’autre. Ici, pour madame Legal,

le non-respect de l'horaire d'intervention, associé à la venue à proximité des toilettes ont

transformé la simple présence de l’infirmière en une intrusion intolérable.

Dans ce type, contrairement à ce qu’on pourra observer dans les deux autres, le fait que les professionnels pénètrent dans des espaces du logement et dans des temps auxquels ils ne sont pas ouvertement conviés, est appréhendé comme une négation du chez-soi. Cette attitude équivaut à une négation des frontières du soi, « un manque de respect », et suscite une

réaction défensive immédiate des personnes. L’objectif est alors de réaffirmer les limites à ne

pas franchir, qu’il s’agisse de celles du territoire de vie, du corps, comme de l’identité.

Dans ce contexte, la protection de l’intimité et de préservation des frontières du soi repose sur

la maîtrise de la place occupée par les professionnels dans l’espace du logement, comme nous

le verrons avec les stratégies mises en œuvre chez monsieur Canet et madame Guiguen.

Superviser les déplacements dans le logement

Monsieur Canet se dit parfois choqué par l’attitude de certains soignants à son domicile, qu’il

considère comme déplacée. Celle-ci se traduit par une présence dans des endroits du logement où il estime qu’ilsn’ont pas à être :

« Il y en a eu une, qui est très curieuse! Et.... elle veut toujours voir ce qui se passe

dans la maison, comment la maison est arrangée, alors que sa direction ce n’est pas

la direction du salon, c'est la direction de la chambre ! Et elle se retrouve toujours dans le salon ! (rires) Et donc moi ça m'énerve ».

La présence des intervenants dans des espaces dans lesquels ils ne sont pas reconnus comme légitimes, est dès lors ressentie comme une transgression de l'intimité. La chambre et la salle de bains incarnent habituellement ce lieu de l'intimité dans une maison. Or, dans le discours

de monsieur Canet et de son épouse, c’est le salon qui représente cet espace qu’il convient de

préserver du regard ou de la présence d’autrui. C’est là que madame Canet se réfugie lorsque

les soignants arrivent le matin. Si la présence du soignant est acceptée dans la chambre et la

salle de bain, qui deviennent temporairement leur lieu de travail, ce n’est pas le cas dans les

autres pièces du logement : « Elle n’avait rien à faire là » « Sa direction c’était par là et elle

n’avait rien à faire de ce côté-là ! » rajoute monsieur Canet parlant toujours de la même

soignante qui cherchait à voir comment était aménagée une chambre située à l’autre bout du

logement.

A l’occasion d’un entretien, je propose au couple de réaliser un schéma du logement et d’y

indiquer les pièces où les intervenantes du SSIAD se rendent. Il en ressort deux parcours possibles en fonction de leur proximité avec le couple.

Les rares soignantes avec lesquelles le couple a tissé une relation de confiance ou développé

des affinités personnelles ont accès à l’ensemble du logement :

«Elle vient, on discute et tout. Et puis des fois il y en a qui, elles préfèrent des fois, elles vont dans le salon discuter avec elle.» (Etienne)

«Elles vont spontanément [sous-entendu rentrer dans le salon], mais en même temps je parle avec elles. Il y en a aussi qui vont dans la cuisine, mais juste pour me demander. Si je suis occupée dans la cuisine, elles me demandent quelque chose pour Etienne, dans la cuisine. Et celles avec qui cela ne passe pas trop, elles appellent! [sans rentrer dans la pièce] (rires) Non mais c'est vrai! » (Nathalie)

Avec le reste de l’équipe du SSIAD, l’épouse va se contenter d’ouvrir la porte, de dire

bonjour, avant de s’éclipser aussitôt dans le salon en refermant la porte derrière elle:

«Il y en a d'autres aussi avec qui ça ne passe pas. Mais ce n'est pas.... Ce n'est pas parce qu'elles ne parlent pas, je ne sais pas, il y a un truc qui ne passe pas [...] Elles, elles vont directement rentrer, et elles vont directement ici [elle désigne sur le schéma la zone de la salle de bain et de la chambre]. Elles ne vont pas dans la salle à manger. » (Nathalie)

Monsieur et madame Canet autorisent uniquement les soignantes qu’ils ont choisies à entrer

dans le salon ou la cuisine. Ce rituel leur accordant le droit de franchir le seuil de ces pièces

ont été définies par le couple, les soignantes sont autorisées à pénétrer au sein de l’intimité de

la vie familiale. A l’inverse, celles qui tenteraient d’en forcer l’entrée sont décrites comme

intrusives. Pour ces dernières, la circulation dans l’espace du logement doit être strictement

encadrée pour pouvoir rester acceptable aux yeux du couple.

Définir la place occupée par les intervenants

Cette délimitation de la place occupée par les membres du dispositif d’aide peut également se

traduire en termes de postures relationnelles.

Comme on l’a évoqué précédemment, madame Guiguen a connu une première expérience difficile dans sa jeunesse avec une auxiliaire de vie perçue comme envahissante. Depuis, elle a toujours cherché à maintenir un cadre de travail clair avec les auxiliaires, tant avec les

salariés du SAAD, qu’avec celles employées en gré à gré. Ainsi, même avec les personnes

que madame Guiguen embauche depuis de nombreuses années (certaines plus de 15 ans), une certaine retenue caractérise les relations :

Me Guiguen – « Il faut que chacun essaye de GARDER-SA-PLACE [elle appuie sur chaque mot], qu'elles ne soient pas envahissantes. Parce qu’après c'est ça le risque en fait. Qu'elles connaissent les gens qui passent, ça c'est un peu, c'est normal, mais qu'elles gardent bien leur place, parce qu’il y en a qui pourraient être envahissantes, un peu.

AB - Ça vous est arrivé d'avoir des gens un peu envahissant?

Me G – Non, j'essaye d'être clair à ce niveau là quand on fait l'entretien. Mais après entre faire l'entretien et après la pratique, quelquefois il y a des nuances. Mais je touche du bois, non, non. Bon après, il y a gens plus ou moins, mais non globalement ça va. Mais ça peut arriver.

AB - Et comment vous faites justement pour que ça reste clair, comme vous dites? Ça passe par quoi?

Me G - Ben je ne sais pas. Au début, par exemple, moi je crois qu'il faut - bon c'est le début après dans la pratique- il ne faut pas mettre les gens très à l'aise au départ. Mais moi je serais facilement du genre à dire: allez on va prendre un café ensemble. Ben non, je me retiens ! Je me retiens, je me dis non. Alors qu'au début, ça, je ne le savais pas. Mais après c'est plus facile de dire à quelqu'un, d'inviter la personne, que de le faire systématiquement. Parce qu'on ne peut pas faire marche arrière après. Non

c'est...on ne peut pas faire marche arrière après.»

Le maintien de cette distance relationnelle est essentiel pour madame Guiguen, pour se protéger et préserver son intimité. Ainsi elle insiste sur cet aspect dès le recrutement et veille à maintenir ce cadre dans la durée. Pour parvenir à respecter cette posture professionnelle, il est nécessaire pour madame Guiguen que chacun ait une place impartie dans le logement:

Me Guiguen- «Je leur demande aussi d'être discrètes, de bien sentir qu'elles sont chez la personne et non chez elles. Qu'elles sentent bien, parce que dans le temps, quelquefois on peut oublier. Et je leur dis que ce n'est pas à moi de m'adapter à elles, mais à elles de s'adapter à moi. Bon maintenant on peut le dire, c'est des

vœux pieux. Mais il faut le dire quand même, parce que sinon, nous, on peut ne jamais être nous en fait. Si c'est tout le temps nous qui devons nous adapter à tous les gens qui passent, mais on ne sait plus qui on est. Donc je leur dis que c'est à elles de s'adapter à moi et non le contraire. Bon après nous on s'adapte quand même un peu aux gens qui passent quand même. Il faut être très… bon c'est comme ça... mais il faut le dire.

AB - Et être discrète, ça va être quoi être discrète?

Me G - Être discrète, c'est par exemple si on a de la visite, de ne pas venir s'installer dans le salon. Voyez, il y a ça aussi, savoir s'effacer un petit peu. Vous voyez, ça peut être ça en fait. [...] Ce n'est pas évident parce qu'en même temps elles sont chez nous, elles sont là et en même temps on a besoin d'aide donc ce

n’est pas évident. Et en même temps globalement ça se passe très bien.

AB - Par exemple, vous avez des auxiliaires de nuit, elles arrivent, je ne sais pas, à quelle heure?

Me G - 22h le soir

AB - 10h le soir. Parce que j'allais vous demander justement comment ça se passe « être discret » quand on passe la soirée ensemble à la maison?

Me G - Par exemple souvent moi, s'il y a des gens qui sont là, bon ils rentrent, je les reçois, voilà, on s'assoit. Et puis elles savent, elles vont par exemple, à ce moment elles arrivent elles vont fermer les volets. Ça elles savent, elles préparent mon lit, voilà. Et si jamais, bon maintenant souvent moi je vais me coucher quand elles arrivent, je vais m'allonger. Mais si jamais je suis avec des amis, ben elles font les petits trucs qu'elles savent qui vont... et puis après il y a une chambre à côté où elles prennent un bouquin et elles attendent. […]

AB -C'est à dire que la personne ne va pas venir s'asseoir avec vous et vos amis? Me G - Non, non, sauf si c'est moi qui lui dis: vous voulez prendre un verre avec nous? Mais systématiquement je ne vais pas faire ça. Non non elles vont...Ben non parce que sinon tu n'es plus, tu peux être… il faut mieux laisser du terrain. Par exemple: venez avec nous. C'est à moi de le dire, ce n'est pas à elle de venir. […] Il vaut mieux dire à quelqu'un, ponctuellement: est-ce que vous venez prendre un café avec nous? Et ça je peux le faire. Mais au début, j'aurais facilement dit: venez prendre un café. Et après tu te dis: mais attends (soupir)! Après il faut réfléchir parce que un jour c'est quelqu'un et le lendemain c'est quelqu'un d'autre. Et du coup, tu peux toujours avoir du monde quoi!»

L'exemple très concret de la place réservée à l'auxiliaire lors d'une soirée avec des amis, illustre à la fois la nature du rapport entretenu par madame Guiguen avec son dispositif d'aide

humaine et les stratégies pour tenter de préserver son intimité. L’auxiliaire est mise à distance

tant physiquement que dans les échanges. Madame Guiguen attend d’elle qu’elle respecte les

frontières qu’elle a définies : les frontières du logement avec les amis qui sont dans le salon

tandis que l’auxiliaire reste dans sa chambre, mais aussi les frontières relationnelles en différenciant clairement relation amicale et relation d'aide.

Le maintien de cette position à la fois spatiale et relationnelle est perçue par madame Guiguen

comme indispensable pour garantir l’intégrité de son intimité, mais aussi de son identité. En

effet, permettre à l'auxiliaire de « systématiquement » transgresser ces frontières, en

s’installant où elle le voudrait dans son logement, ou en partageant des moments de

complicité avec elle et ses proches, représenterait une source de danger : celui de ne plus jamais être soi.

Pour madame Guiguen, la multiplicité des intervenants à son domicile entraine un risque d'éclatement identitaire, si à chaque fois elle doit s'adapter aux habitudes des uns et des autres, tant sur le plan relationnel que dans les manières de travailler. Dans ce contexte, le maintien d'une certaine continuité, malgré les changements d'interlocuteur, représente un enjeu vital: il s'agit pour madame Guiguen de préserver son intégrité, la cohérence de son individualité, pour ne pas être, selon ses termes, « saucissonnée ».

Afin d’assurer cette continuité de soi et préserver leur intégrité, les stratégies mises en place par les personnes de ce type, sont sur le modèle de celles de madame Guiguen. Elles consistent à maintenir une distance relationnelle sécurisante et semblable avec l'ensemble des

intervenants. Parallèlement la personne en situation de handicap assure une position centrale. Elle coordonne le contenu et le déroulement des interventions.

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