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Chapitre III. L’expérience d’un corps distribué

2. Une redéfinition du dedans et du dehors

2.1. Les aides techniques : entre amélioration et captation de soi

Chez Etienne Canet, certaines aides techniques sont incorporées au point qu’elles font

étroitement parties de l’expérience qu’il a de son corps. Des appareillages ont pénétré

physiquement à l’intérieur de lui, comme la barre posée dans son dos suite à l’opération d’arthrodèse. Cette incorporation peut également être indépendante des limites de la peau, à

l’image du fauteuil roulant électrique. Etienne ne va que quelques heures par jour sur son fauteuil. Pourtant chaque modification apportée sur ce dernier est appréhendée comme une

grave atteinte corporelle. Tous les repères d’Etienne sont alors bousculés, et son rapport à

l’environnement perturbé. Comme on l’a décrit, il cherche au maximum à éviter cette situation déstabilisante, tant sur le plan corporel que dans ses relations au monde. Le fauteuil

s’inscrit dans le prolongement de son corps et en améliore les capacités. Dès lors, pour

Etienne, le corps et le fauteuil sont indissociés et ne font plus qu’un.

Il n’entretient pourtant pas ce rapport avec toutes ces aides techniques. D’autres occupent en

effet une position distincte et sont appréhendées comme totalement extérieures à lui. C’est le

cas des attelles et encore davantage du lève-personne, dont l’utilisation, on l’a vu, suscite chez

lui de la méfiance. L’aide technique est alors perçue comme une contrainte, mais également

comme une source d’affaiblissement. Elle symbolise un danger, non seulement pour le corps mais aussi pour soi.

Comme dans le cas du lève-personne chez Etienne Canet, des relations ambivalentes caractérisent le rapport des personnes rencontrées dans cette étude, à certaines de leurs aides

techniques. Celles-ci vont d’une simple réticence à un refus total d’utilisation. Ce type de

réaction suscite souvent de l’incompréhension de la part de l’entourage familial ou

professionnel qui perçoit ces aides techniques uniquement en termes d’aide ou d’autonomie

complémentaire.

Ce rejet d’un certain nombre d’adaptations s’accompagne le plus souvent, comme chez

Etienne, d’un discours sur l’effort physique nécessaire, sur l’importance de ne pas se laisser

aller. Une part d’inconfort est jugée indispensable. Il faudrait l’accepter afin de maintenir

autant que possible son autonomie. Ainsi pour Viviane, une femme de 40 ans, atteinte d’une

amyotrophie spinale infantile, chaque changement de fauteuil roulant électrique constitue une opération considérée comme dangereuse. Elle la retarde donc au maximum, attendant que son

fauteuil soit totalement hors d’usage.L’acquisition de chaque nouveau fauteuil est l’occasion d’une « mini-dépression », qu’elle explique par la perte momentanée de ses repères corporels, mais aussi par le constat douloureux que les aides techniques deviennent à chaque fois plus

efficaces que son propre corps, dont les capacités fonctionnelles s’amoindrissent

progressivement.

De même, pour Thomas, un jeune homme myopathe de 25 ans, plus la maladie avance, plus il doit recourir à des adaptations et à des aides techniques nombreuses, onéreuses et sophistiquées. Si celles-ci contribuent à améliorer son quotidien, il convient également selon

lui de s’en méfier. Une certaine vigilance serait nécessaire, ces adaptations représentant à ses yeux un piège : celui de la tentation de la facilité. En étant plus performantes que lui, elles incarneraient un risque, celui de capter ses dernières capacités corporelles restantes :

« C’est vrai que quand on a une maladie neuromusculaire, il ne vaut mieux pas utiliser tous les systèmes. Parce qu’on sait, on connait les systèmes qu’on pourrait

avoir, mais il ne vaut mieux pas se faciliter la vie tout de suite. Parce que mine de rien, on n’a peut-être pas beaucoup de force, mais si on utilise moins nos muscles, voilà, si on prend une habitude de confort tout de suite, si moi on m’avait donné le

mini-joystick pour contrôler l’ordinateur, moi le mini-joystick je l’aurais fait tout de

suite. Mais du coup j’aurais perdu plus vite la mobilité de ma main aussi.»

Dans ce cadre, la relation d’incorporation est renversée. La personne en situation de handicap

ne considère plus l’aide technique comme faisant partie d’elle-même. Au contraire, c’est

l’aide technique qui est perçue comme s’emparant des forces de la personne, s’appropriant le corps et ses potentialités. Une relation de concurrence s’instaure alors entre le corps et les aides techniques, devenues symboliquement menaçantes. La confusion s’installe alors : la

perte d’autonomie résulte-t-’elle d’une évolution de l’état de santé, ou du relais pris par l’aide

technique : « Après mon premier fauteuil électrique, je pouvais marcher un tout petit peu. Et

dès que j’ai eu mon fauteuil, ben du coup comme ça devenait un effort pour moi de marcher,

et quand on a un effort et qu’on nous propose un matériel qui à la limite nous décharge de cet

effort-là, ben forcément on va prendre cette solution-là (Thomas)».

Les incapacités motrices conduisent donc à perturber les notions d’intérioritéet d’extériorité

du corps, mais également le contenu de ce qui doit être montré, ou non, à autrui. Les personnes en situation de handicap sont exposées quasiment en permanence au regard, que

cela soit celui des anonymes dans l’espace public, ou celui des aides humaines jusque dans

l’intimité de leur logement et de la nudité de leur corps. On a analysé de quelle manière cette

exposition de soi constitue une atteinte à l’intimité. Mais le mouvement inverse s’opère

également. Les incapacités motrices majeures peuvent en effet obliger les personnes à dissimuler ce qui normalement est offert à la vue de tous. Il y a alors une même atteinte aux

frontières corporelles. Pour Viviane, contrainte d’utiliser un masque nasal, cette situation

constitue une atteinte à son identité :

Viviane est sous assistance respiratoire depuis 19 ans. Chaque nuit et occasionnellement la journée, elle doit utiliser un système de ventilation avec un masque respiratoire qui lui recouvre une partie importante du visage. Les deux premières années, elle raconte avoir très mal supporté psychologiquement de devoir porter ce masque et ne pas supporter « de se voir dans une glace avec ». Elle se cachait donc pour le mettre. Avec les années, dans l’intimité de son logement ou avec ses proches, Viviane s’est peu à peu habituée à cette aide technique. Malgré tout, il lui est toujours difficile de porter son masque en public. Viviane craint encore de « faire peur », voire « de choquer » de par l’image de la maladie que ce masque contribuerait à lui seul, selon elle, à véhiculer.

Par ailleurs, avec ce masque qui « cache » une partie de son visage, Viviane a le sentiment que les gens ne parviennent plus à la voir derrière, et qu’ils n’ont donc pas

accès à ce qu’elle est réellement. Pour elle, en dissimulant son visage, le masque contribue également à occulter son identité : « Et je me dis que c’est vrai, tu perds, tu n’es plus, je ne sais pas, qu’une paire d’yeux ! ». Dans ce contexte, devoir le porter en permanence serait inacceptable. Si ses difficultés respiratoires s’aggravent encore, elle envisage d’être trachéotomisée : « je trouve que quelqu’un avec un masque, tu ne vois pas bien. Tu ne le vois pas […] et quand je vois les gens avec une trachéo, finalement, la trachéo tu ne la vois pas. Tu vois les tuyaux qui partent, mais bon tu

n’es pas là collé au cou. Et les gens du coup tu les vois mieux. Enfin oui, tu as plus affaire à un individu.»

Pour Viviane, l’altération des frontières corporelles équivaut à une atteinte identitaire, une

perturbation directe des frontières du soi. Le fait que ces atteintes concernent le visage renforce encore cet aspect. En effet, dans les sociétés occidentales contemporaines, l’apparence corporelle, mais surtout le visage, sont envisagés comme le reflet fidèle de

l’identité104

. Le visage est investi comme le foyer de l’être, l’axis mundi de la singularité de

chacun. Dans ce contexte sociétal donnant une importance majeure au visage, toute atteinte de ce dernier, comme le masque nasal, constitue un ébranlement identitaire. Il vient perturber en

conséquence les interactions avec autrui en incarnant une « mise à mort symbolique »105.

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