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une relecture du « système de la bande dessinée »

3. DISPOSITIF : Au-delà de la barrière de l’écran

3.1. Dispositifs exploratoires 1. Le mode exploratoire

Tout en dilatant l’espace dévolu au récit dessiné – plus prosaïquement au dessin –, les figures de la « toile infinie » ou plus généralement du hors-champ, et celles relevant de l’épaisseur ou profondeur de la planche, organisent un espace à explorer. Parce que les dimensions de ce qui était originellement la « page » s’accroissent, parce qu’en s’accroissant elles débordent de la zone de visualisation, parce qu’en débordant, elles relèguent un certains nombre d’éléments hors-champ, elles imposent au lecteur d’aller chercher ces éléments. Pour « accéder » à ces éléments, le lecteur doit « chercher », pour les

« découvrir », il doit « parcourir » l’espace hors-champ, en somme, pour « lire », le lecteur doit

« explorer ». Et nous parlons bien là d’une exploration active physiquement : la main sur la souris, le doigt sur l’écran tactile. Il ne s’agit plus d’explorer du regard une page ou double-page d’un album, il s’agit d’agir, d’activer un déplacement, un parcours. L’exploration y est bien plus qu’un « moyen de consultation », elle est le mode même par lequel est donné le récit, et par lequel il se construit dans l’esprit du lecteur. En ce sens, elle ne s’additionne pas à la lecture, elle la remplace – on comprend alors en quoi ces objets finissent par sortir des théories de la bande dessinée, puisque cette dernière en appelle fondamentalement à une activité de lecture.

3.1.2. Choix du point de vue

3.1.2.1. Exemple de Hobo Lobo of Hamelin

Ainsi donc, nous avons déjà rencontré des figures relevant du dispositif exploratoire. C’est tout à fait normal : comme nous l’avons dit en introduction de ce chapitre, les notions de temps, d’espace et de dispositif constituent trois ensembles. Chacun de ces ensembles est contenu dans celui qui le suit, respectivement. C’est pourquoi notre premier exemple sera à nouveau Hobo Lobo of Hamelin.

Nous l’aborderons cette fois non sous l’angle de l’épaisseur de la planche, mais de l’exploration inédite permise par ce dispositif. Celui-ci invite le lecteur à changer en permanence de point de vue : c’est ce changement qui fait se dérouler le récit.

Nous avons déjà expliqué comment fonctionnait le dispositif de Hobo Lobo of Hamelin : en faisant défiler horizontalement le strip, les différentes couches qui le composent se décalent les unes par rapport aux autres et produisent un effet de parallaxe. Quelles en sont les conséquences en terme d’exploration ? Il résulte de l’activation de ce dispositif un effet de mouvement de caméra, de travelling latéral. Ce dispositif illustre bien ce que Jérôme Pelletier nomme « perspective interne mobile »199. Le spectateur peut voir dans l’image en agissant sur elle.

La « perspective mobile » est au cœur de différents types de simulations, par exemple, bien sûr, le jeu vidéo en trois dimensions. Mais ici, elle apparaît de manière relativement inédite dans l’image figurative en deux dimensions. Si on peut trouver des préfigurations de la « perspective mobile » dans l’histoire de l’art, elles ne travaillent jamais la perspective de cette manière. Les ambassadeurs de Holbein ou les formes géométriques flottantes de Varini sont des jeux d’anamorphoses. Les doubles portraits Le Christ & Marie-Madeleine, San Francesco & Sta Chiara de Matteo Rosselli (XVIIè siècle) offrent des images différentes selon qu’on se place à gauche ou à droite du tableau;

principe repris pour certains produits imprimés (couvertures de livres, cartes à collectionner, etc.) recouverts de prismes déviant la lumière. L’Op Art s’est cantonné à l’abstraction géométrique. Le dispositif de Hobo Lobo of Hamelin constitue un cas différent. Le déplacement de l’image y est continu; il n’offre pas de voir successivement différentes images mais de varier l’angle de vue à l’intérieur même de l’image.

La comparaison à la peinture appelle une autre comparaison. Le lecteur passe de scène en scène comme de tableau en tableau dans un musée. D’une certaine manière, ce dispositif n’a pas tant pour effet de déplacer la cimaise numérique devant le spectateur que de lui donner le sentiment que c’est lui qui se déplace latéralement. Grâce à l’effet de parallaxe, ses yeux viennent confirmer ce déplacement : le point de fuite est toujours au centre de l’image, au centre du champ de vision du lecteur. (Le tableau quant à lui ne modifie pas ses lignes de fuite en fonction de la place du spectateur : il est plan et ne réserve qu’une place, clairement définie, au spectateur, au sommet de la pyramide perspectiviste.) Tout se passe comme si l’observateur visitait une exposition de saynètes qui, en plus de former des séquences narratives, sont autant de vues, d’aperçus de la cité de Hamelin. Il faut qu’il chemine dans la ville de Hamelin, qu’il en rencontre les habitants, qu’il s’imprègne de son ambiance, pour mettre ses pas dans ceux du joueur d’harmonica (dans cette adaptation, l’harmonica remplace la flûte).

199. Jérôme peLLetier, « Agir dans une image », in Bernard gUeLton (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 37.

On retrouve ce type de dispositif dans l’application pour iPad Deepcomix200, par exemple. Elle met à contribution le lecteur d’une autre manière : pour explorer, il doit pencher sa tablette d’un côté ou de l’autre, comme s’il cherchait à voir les différentes couches composant l’image en regardant le rebord de l’écran.

3.1.2.2. Immersion dans un monde en trois dimensions

S’il est possible d’avoir l’impression d’avancer au sens propre dans la lecture d’une bande dessinée numérique, d’en pénétrer l’espace de représentation au moins dans une direction, comme nous l’avons vu avec les dispositifs offrant un « espace à pénétrer », il est aussi possible de le pénétrer dans toutes les directions, ou autrement dit de s’y immerger.

Des étudiants de L’ESCIN de Laval s’y sont déjà essayé dans un projet de cours, à travers la conception du jeu vidéo Cosmic Georges. Derrière ce nom potache et cette expérimentation inachevée se cache une bande dessinée numérique dans laquelle le joueur est totalement immergé. Une introduction de trois planches classiques, au format A4, nous montre par quelle bête chute à travers le bord d’une case, Cosmic Georges atterrit sur une île, prototype de l’île déserte avec sa superficie ridicule, son unique cocotier, et la mer à perte de vue. Le jeu démarre ici : l’île est le premier niveau du jeu, chaque niveau est contenu dans une case de ce que l’on comprend être, grâce à cette introduction, une bande dessinée. Ainsi, chaque case est en réalité un volume plus ou moins cubique contenant un univers, un monde virtuel, en trois dimensions. Au lieu des quatre côtés habituels formant le cadre des cases, celles-ci ont pour limites six faces (un sol, un plafond et quatre murs, ceci étant valable même pour les scènes d’extérieur : la mer qui s’étend à perte de vue dans le niveau 1 est peinte sur les murs). À l’intérieur même de ces mondes virtuels strictement délimités, le joueur circule librement, en vue subjective à travers les yeux de son avatar, à la manière des jeux FPS*. Son but est de trouver la faille qui lui permettra d’accéder au niveau, et donc à la case suivante. Il peut pour cela dialoguer avec les personnages qui lui demandent d’accomplir des petites missions (trouver une télécommande, rassurer un drôle de monstre en recréant une atmosphère dans laquelle il se sent bien, etc.). Il lui suffit pour cela de cliquer sur les bulles ou sur des objets. Cosmic Georges une démonstration limpide de ce que pourrait être une bande dessinée numérique mettant en jeu cette figure : des « cases infinies » en trois dimensions au sein desquelles le lecteur peut circuler. Le lecteur se promène littéralement dans le décor, comme s’il s’agissait d’un décor de théâtre. Il peut passer derrière les différents éléments qui le compose. Il peut par exemple faire le tour des bulles et ainsi les voir de derrière avec leur texte écrit à l’envers. Le potentiel narratif de cette figure est bien réel : par exemple l’auteur peut volontairement

200. Deepcomix, technologie développée par Deep Apps Ltd. Site : http://www.deepcomix.com/

dissimuler des éléments à la vue du lecteur qui devra circuler, contourner littéralement les dessins, devenus des rondes-bosses virtuelles (ici plates, mais cela pourrait ne pas être le cas), pour découvrir leur face cachée.

De manière un peu moins immersive, la « carte du temps » chère à McCloud peut se déployer en trois dimensions sous la forme d’une « toile infinie en 3D ». Sans l’exprimer aussi clairement, il en fait néanmoins la proposition, suggérant une « série de cases disposées à angle droit » maintenant

« le lecteur dans l’expectative, ne sachant jamais ce qui peut arriver au prochain tournant »201. Plus loin on le voit esquisser une bande dessinée en forme de cube, mais sans commenter ce croquis202. Ce type de planche pensé en volume peut faire l’objet d’un récit à parcours multiples, déployant des ramifications dans toutes les directions, donc dans le plan mais aussi dans la troisième dimension, de manière rhizomatique. Lors de la résidence Pierre Feuille Ciseaux, l’auteur LL de Mars avait proposé un exercice collectif consistant en une sorte de cadavre exquis : à partir d’une première case accrochée au mur, chacun pouvait ajouter une case vers la droite, le haut ou le bas, de manière à former une immense grille de strips croisés. Dans les consignes données, LL de Mars autorisait explicitement les ponts : une série de cases auraient donc pu, théoriquement, en enjamber une autre, s’extrayant de la surface plane du mur et proposant un chemin alternatif pour passer du même point A au même point B. Un réseau de strips croisés en trois dimensions pourrait être une réponse pour l’adaptation numérique qu’il envisageait alors de réaliser.

3.1.3. Choix du parcours

Ce dernier exemple relève plus d’un dispositif offrant un choix de parcours que d’un choix de point de vue. Le choix de parcours, ou récit à bifurcations, qui prolonge directement les histoires dont vous êtes le héros, ainsi que les différentes formes de strips croisés oubapiens, est un dispositif qui relève presque plus d’un genre que d’une figure. D’ailleurs, il peut convoquer l’une ou l’autre des figures dont nous faisons l’exposé. C’est dans ce cadre que l’exemple du cadavre exquis initié par LL de Mars pourrait donc user d’une forme dérivée de la « toile infinie », augmentée d’une troisième dimension.

Avec Zot! Online : « Hearts and minds », nous avons vu que McCloud lui-même ouvrait la voie au récit à parcours multiples fondé sur la « toile infinie ». Cette figure peut donner lieu à des parcours multipliant les changements de direction. La réalisation commune de Lassus et Preteseille

201. Scott MCCLoUD, Réinventer la bande dessinée, op. cit., p. 231.

202. Ibid., p. 232.

lors de la résidence Pierre Feuille Ciseaux ou encore La Véridique aventure d’un e-mail203 d’Olivier Philipponneau en sont l’illustration. De son écriture à sa réception, Philipponneau raconte ici toutes les rencontres et tous les pièges que l’e-mail croisera : examiné par l’antivirus, pourchassé par un ver*, ralenti par des spams*, etc. Philipponneau personnifie tous ces documents, outils ou programmes qui permettent l’envoi d’e-mail ou au contraire qui polluent nos boîtes de réception. On doit parfois faire défiler la bande horizontalement, parfois verticalement, parfois diagonalement, aussi bien vers le haut que vers le bas. La longueur de cette bande dessinée colle radicalement avec le concept d’infinitude théorique de la toile, bien mieux que chez McCloud lui-même. De plus, en certains endroits de l’histoire, Philipponneau propose des bifurcations : on peut choisir de suivre un chemin ou un autre, en faisant défiler la bande dans le sens correspondant. De même le britannique Daniel Merlin Goodbrey, fervent adepte et « pratiquant » de la toile infinie depuis l’énonciation du concept par McCloud, sort en 2012 A duck has an adventure204, une « histoire dont vous êtes le héros » dans laquelle plusieurs choix sont explicitement proposés par un texte à chaque bifurcation. Goodbrey et Philipponneau déploient tous deux ce qui semble être le plus gros potentiel de la « toile infinie » : celui de proposer différents parcours. Goodbrey pousse le vice jusqu’à comptabiliser les différentes fins auxquelles l’utilisateur est parvenu. L’exemple d’histoire à parcours multiples offrant le plus de combinaisons possibles (trois mille huit-cent cinquante-six histoires possibles!), et usant de la figure de la « toile infinie », une toile réellement gigantesque, est Meanwhile de Jason Shiga205. Il est lui-même adapté d’une version papier206 qui a nécessité la conception d’un livre très complexe – on retrouve la question de la soumission du support au contenu – dont la lecture se fait en suivant des lignes qui relient les séquences en fonction des directions choisies, et qui passent d’une page à une autre en se prolongeant sur des onglets. Cet album était lui-même l’adaptation d’une première version en ligne, sous forme d’une hyperfiction préfigurant déjà, dans sa mise en page, la version papier207.

Bien sûr, beaucoup de figures permettent de créer une histoire à parcours multiples – peut-être toutes celles que nous avons croisées dans notre corpus. Malec a introduit dans certaines de ses histoires en Turbomédia la possibilité pour le lecteur de choisir l’une ou l’autre suite. Dans sa première réalisation du genre208, le lecteur se trouve pris à parti : pour clore une dispute conjugale entre les avatars de Malec et de sa compagne, il doit cliquer sur celui des deux qui a ronflé. Il accède alors à une branche ou à une autre de cette histoire, selon qu’il est de bonne ou de mauvaise foi, et donc à une

203. Olivier phiLipponneaU, La véridique aventure d’un e-mail, op. cit.

204. Daniel Merlin gooDBrey, A duck has an adventure, « hypercomic » pour smartphone et tablette sous Android, 2012.

205. Jason shiga, Meanwhile, application pour iOS, Zarfhome Software Consulting, LLC, 2012-2013.

206. Jason shiga, Vanille ou chocolat?, Cambourakis., Paris, 2012, pour la version française.

207. Version aujourd’hui inaccessible.

208. Voir son blog, note du 5 février 2011 : http://leblogamalec.blogspot.fr/2011/02/new-era.html

fin ou une autre. Dans une forme minimale, le choix de parcours devient un choix de versions. Ainsi, dans Le Manoir, « BDVD » édité par Seven Sept, passé l’introduction, je peux choisir de suivre une seule et même histoire mais vue depuis le point de vue d’un des cinq protagonistes. Il y a derrière ce dispositif une appropriation de la convention qui veut que, sur un DVD, on puisse parfois accéder à une version alternative de telle ou telle scène, à titre de commentaire ou de making-of, ou encore, sur les captations de concert, que l’on puisse s’extraire du montage et suivre tout ou partie du spectacle depuis le point de vue d’une seule des caméras, de manière à se focaliser sur la performance de tel ou tel musicien.

3.2. Dispositifs manipulables