• Aucun résultat trouvé

L’artiste numérique se trouve face à un outil instable et ouvrant des territoires sans limites pour la création. Il est impossible d’espérer un jour épuiser les formes qu’il peut faire émerger. Il est donc propice à l’exploration systématique, démarche que j’ai adopté depuis quelques années, mais sans l’avoir jusqu’alors théorisée.

Les exemples que nous avons étudié dans le chapitre 1, de même que les expériences que nous avons menées, notamment lors de la résidence Pierre Feuille Ciseaux #3, ont tendu à soutenir l’idée selon laquelle ce mode de l’exploration systématique permettait d’outrepasser, de transgresser les limites des outils. Car si l’outil numérique offre ce vaste territoire à défricher, il est en même temps alourdi par un ensemble de pratiques et de conventions auxquelles on réduit souvent ses fonctionnalités, et donc, par-là même, ses possibilités. Il enferme dans des interfaces, aussi bien au sens littéral d’interfaces homme-machine, qu’au sens plus figuré de carcan culturel. Nous avons vu comment des artistes pouvaient contrer ces limitations, d’ordre conceptuel, à travers l’exploration et la transgression de l’outil. Pour eux, comme pour moi, il s’agit de trouver comment raconter des histoires sous forme de bandes dessinées qui soient non seulement destinées à l’écran, au support numérique, mais qui, surtout, s’emparent des spécificités de ce support pour produire du sens et en faire un usage narratif. Nous avons vu que ces spécificités s’incarnent dans les interfaces : produire du sens avec l’outil numérique, c’est prendre conscience de l’interdépendance qui existe entre le contenu et l’interface. La seconde n’est plus seulement un contenant, elle est elle-même constituante à part entière du contenu. Si cette révélation n’en est pas vraiment une en ce qui concerne la création numérique dans ses manifestations les plus diverses, ce n’est pas une évidence en ce qui concerne la bande dessinée, dont le « passage » au support numérique n’en est encore qu’à ses balbutiements, malgré plus de deux décennies de création.

S’appuyant sur un corpus varié, le deuxième chapitre est la synthèse d’un double travail de collecte et classification des figures de la bande dessinée numérique, et d’une confrontation de ces figures aux théories traditionnelles de la bande dessinée. À travers notre collecte, nous avons pu dresser une sorte d’état des lieux de la bande dessinée numérique – « défrichage » indispensable pour un objet de recherche nouveau. Une majeure partie des figures repérées dans notre corpus sont l’objet d’une certaine récurrence et présentent des invariants. Certaines d’entre elles sont même des formats standards de la bande dessinée numérique. D’autres, en revanche, relèvent d’expérimentations isolées, voire de cas uniques. Nous ne nous sommes pas arrêté à ce défaut de récurrence ou de quantité. En

effet, dans notre souci de questionner toutes les possibilités narratives offertes par l’outil numérique dans le cadre de récits dessinés, la prospective fait partie intégrante de notre projet de recherche et nous l’assumons pleinement. À cet égard, la pertinence plastique de telle ou telle figure importe plus que sa récurrence. Nous avons remarqué que les figures collectées pouvaient être classées selon trois grandes notions – temps, espace, dispositif – qu’elles travaillent. Ce sont des notions que la bande dessinée et les arts numériques travaillent bien sûr tous les deux, mais de façons différentes. Cela signifie que les théories traditionnelles de la bande dessinée ne permettent pas d’appréhender la bande dessinée numérique. Toutefois, avant de créer ou emprunter à d’autres disciplines de nouveaux outils, il convenait de voir ce qui, dans ces outils traditionnels, était encore pertinent et ce qui était à corriger.

Nous avons opéré une relecture du Système de la bande dessinée de Thierry Groensteen dans ce but.

Cette relecture montre qu’à mesure que l’on s’éloigne de la notion, et, de manière concrète et littérale, du format de la page, on voit que les théories groenstiennes ne suffisent plus à rendre compte de notre objet. Mais si, jusqu’à un certain point, nous avons pu, bon an mal an, les compléter, les tordre ou les adapter, ces aménagements sont devenus de plus en plus difficiles, impossibles.

Alors que s’est-il passé au fil de notre éloignement de la page ? À quel moment l’élargissement formel, qui voit se dilater la page dans toutes les dimensions, jusqu’à simuler un volume derrière l’écran, puis enfin à déployer un espace symbolique hors de l’écran, nous a-t-il fait basculer ? À quel moment, du « simple » changement de support a émergé un nouveau médium ? Il semblerait que l’élément déclencheur, ou en tout cas le facteur primant sur les autres, se trouve dans l’élargissement de la page devant l’écran. Nous avons vu que, dans le même mouvement qui la fait s’étendre

« virtuellement » autour de (planéité) et derrière (profondeur) la surface de l’écran, la bande dessinée numérique sort de l’écran. Elle franchit la barrière physique que constitue l’espace de l’écran et vient englober du même coup le lecteur dans un espace dont il fait désormais partie. Et elle ne le fait pas seulement à la manière de la perspective, qui assigne, elle aussi, une place au spectateur, mais elle le laisse à l’extérieur du tableau. Cette nouvelle perspective, que Jean-Louis Boissier qualifie de relationnelle ou d’interactive218, ne happe pas non plus le spectateur pour le faire entrer dans l’écran.

Elle l’englobe. Ce n’est pas le spectateur qui rentre dans le monde affiché à l’écran, mais bien le dispositif de cette nouvelle perspective qui s’étend hors de l’écran, dans le bureau, la chambre, dans le bus, le métro, dans la bibliothèque, dans le lieu où se situe le spectateur lorsqu’il consulte telle œuvre, et vient l’entourer. Il se créé un espace symbolique, que l’on peut comparer, peut-être, à celui que constituent les cellules du couvent San Marco. Évidemment « monacale », chaque cellule n’offre

218. Notamment : Jean-Louis Boissier, « La perspective relationnelle », in La relation comme forme : l’interactivité en art, Genève, Mamco, 2008, pp. 298- 313.

pour seul horizon au moine que la fresque réalisée par Fra Angelico, représentant un événement de la vie du Christ, de la Vierge ou de Saint Dominique ; à tel point que la cellule semble n’être qu’une excroissance de la fresque, qui va de ses murs, enfermer le moine dans une véritable bulle, dédiée à la prière et la méditation. Un règlement particulier renforce l’espace symbolique constitué par les cellules des novices, imposant à ces derniers de prier dans la même position que le Saint Dominique représenté dans la fresque ; comme l’œuvre sortant de l’écran invite le spectateur à agir en elle selon ses règles. Plus près de nous, l’Op Art joue aussi d’un tel espace symbolique : les effets d’optique semblent littéralement faire surgir les formes du tableau, et les déplacements du spectateur devant le tableau délimite son véritable cadre. Dans l’œuvre numérique, on peut voir notre espace symbolique comme une bulle, dont les deux moitiés, les deux hémisphères, sont joints, face contre face, au niveau du plan de l’écran. Un hémisphère correspond à l’espace occupé par l’œuvre derrière l’écran, l’autre à l’espace qu’elle occupe devant l’écran.

Pour qualifier cet élargissement, qui est, en réalité, un changement de régime, nous avons employé le terme « dispositif ». La bande dessinée numérique travaille donc les notions de temps, d’espace, et en dernier lieu de dispositif. Entendons-nous bien : nous avons employé ce terme tout au long de ce chapitre, pour décrire telle ou telle déclinaison d’une figure. Il s’agit là d’un emploi dans son sens courant : ensemble des pièces et articulations d’un mécanisme, organisation de divers éléments constituant un tout. Il fait également parti du lexique courant de l’art et de la critique, servant à désigner des œuvres dont les formes les plus variées ne peuvent plus être précisément nommées. Mais il faut maintenant préciser l’emploi de ce terme et le réserver à des formes bien précises. Nous avons choisi de parler de dispositif dès lors que l’œuvre, l’objet, le module – terme que nous pourrons dorénavant substituer à celui de dispositif au sens courant, pour éviter les confusions – intègre le spectateur comme un de ses constituants. Si le lecteur a bien sûr une place bien définie dans le dispositif lectoriel de la page et du livre, il lui reste extérieur, tout comme il reste extérieur au tableau. Par contre, dès lors que l’œuvre est numérique, il acquiert un nouveau pouvoir : celui d’agir sur ou dans l’œuvre, car elle est, par nature, interactive. Son action peut être limitée à la navigation ou aller beaucoup plus loin, comme dans Mr. Nile Experiment, par exemple.

En somme, ce que l’on voit, c’est que plus on s’éloigne de la page, et plus, ce faisant, on intègre l’outil dans la narration, et donc plus on rend la narration dépendante de l’interface, qui est le nœud du dispositif, plus le lecteur ou spectateur est englobé par l’œuvre. Cette dernière devient fondamentalement interactive. C’est en considérant cette interactivité fondamentale, parce que

intrinsèque à l’outil numérique, que nous allons continuer notre travail. Nous allons essayer de mettre en place de nouveaux outils, permettant d’appréhender véritablement la bande dessinée numérique, sans la contraindre à un carcan « papier » dont elle n’aurait – et ne saurait – que faire. En même temps que nous mettrons en place ces outils, nous les éprouverons sur divers exemples, diverses œuvres du corpus, de même que sur ma pratique.

p

artie

2