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une relecture du « système de la bande dessinée »

3. DISPOSITIF : Au-delà de la barrière de l’écran

3.3. Dispositifs collaboratifs

Les figures « bande dessinée à compléter » et d’ « image manipulable », selon les définitions que nous avons tenté d’en donner, ne sont visibles dans leur état complété que par celui qui les a complété : le lecteur. Cela signifie que chaque lecteur, et, éventuellement, un même lecteur à chacune de ses consultations, a accès à une même version de l’œuvre « vierge ». Chacun y interviendra ensuite de manière individuelle et singulière, mais aussi de manière privée, pourrait-on dire, sans que les autres lecteurs n’aient accès au résultat de ces interventions. Imaginons maintenant qu’une bande dessinée à compléter présente à tous ses lecteurs, à tous ceux qui y accèdent sur le réseau, le résultat de toutes les modifications ou ajouts qui y sont apportés par chaque lecteur. Elle est en constante transformation, en temps réel ou en différé, mais incorpore dans sa forme, dans sa structure même, l’ensemble des interventions effectuées. En conséquence, d’une bande dessinée modulaire

214. LiBon, Strip automatique, Blog de l’auteur, note du 07/10/2005, http://turbolapin.com/blog, consulté le 11/03/2007. Anne BaraoU, Fanny DaLLe-rive, Vampire Bandit Manchot, 2014, dans le quatorzième numéro de la revue numérique Professeur Cyclope.

ou à compléter, on passe à une bande dessinée collaborative. C’est une distinction que fait Jean-Paul Fourmentraux qui différencie plusieurs types de dispositifs interactifs. Ainsi, suivant sa classification, nos « dispositifs exploratoires » et tous ceux qui précèdent relèvent de « dispositifs à exploration », nos « bandes dessinées modulaires » mettent en jeu des « dispositifs à contribution », nos « bandes dessinées à compléter » des « dispositifs à altération », et enfin nos « dispositifs collaboratifs » correspondent à ses « dispositifs à alteraction »215.

Notre corpus comporte un exemple qui relève de la création collective mettant à contribution les lecteurs. Mais, au lieu d’offrir au lecteur d’intervenir sur un objet déjà défini, et que l’auteur laisse à sa disposition, l’auteur réagit aux réactions des lecteurs. Il s’agit des différentes séries numériques de Andrew Hussie et mises en ligne sur le site dédié MS Paint Adventure216. Même s’il connaît des variantes pour chaque série et au cours de la réalisation de ces séries, le protocole suivi par l’auteur est principalement centré sur les propositions des lecteurs. En effet, à la suite de chaque épisode, Hussie va choisir une suite immédiate possible parmi les propositions faites par les lecteurs. Il dessine alors l’épisode suivant selon la proposition sélectionnée, et va à nouveau dessiner une suite proposée par un lecteur, etc. La question n’est plus tant de savoir ce que cette figure fait ou non à la bande dessinée, mais plutôt au récit et à la narration, à un niveau plus large donc. Parmi les séries de Hussie, nous allons nous intéresser à Problem Sleuth, dont le premier épisode a été mis en ligne le 10 mars 2008 et le dernier (n°1621) précisément un an plus tard. L’incipit est simple. Le détective est dans son bureau, c’est une douce soirée d’été qui commence, « Que faites-vous ? » demande l’auteur aux lecteurs. Leur premier vœu, du moins le premier sélectionné par Hussie, sera de faire en sorte que le détective retrouve ses bras et son arme. Mais très vite, les lecteurs voudront voir le détective sortir, et demanderont à l’auteur de faire en sorte que le détective brise la vitre de la porte. Certainement étonné par cette requête (il n’eut pas été plus simple de réclamer à ouvrir la porte en tournant la poignée?), l’auteur transfère cet étonnement sur le personnage, qui ne sait pas bien pourquoi il est enfermé. Mais surtout, l’auteur va s’arranger pour que le détective ne sorte pas : la vitre n’était en fait qu’une affiche.

C’est le dessin naïf qui permet à l’auteur ce tour de passe-passe. Dès lors, tout l’intérêt de la série va résider dans la tension entre les propositions des lecteurs, cherchant des moyens ou prétextes toujours plus farfelus pour forcer l’auteur à faire sortir le héros, et les réponses de l’auteur, qui s’ingéniera à bloquer les tentatives des lecteurs, là encore de manière toujours plus absurde. Finalement, l’auteur capitulera en partie à partir du centième épisode, en laissant le héros découvrir des accès à des pièces

215. Jean-Paul foUrMentraUx, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, Paris, CNRS, 2005, p. 91, pour l’ensemble de ces termes. En italique dans le texte.

216. Andrew hUssie, Problem Sleuth, 2008-2009, http://www.mspaintadventures.com/, consulté le 24/02/2014.

ou lieux secrets. On le voit : le récit naît ici d’une collaboration entre les lecteurs et l’auteur. Le mode sur lequel se joue cette collaboration illustre par ailleurs la volonté de l’auteur de rester maître de ce récit, quand bien même, dès le départ, le protocole fixé par ses soins consiste à se laisser guider par les lecteurs. Le dispositif collaboratif est, d’une certaine manière, transgressé, retourné, et devient l’objet d’un jeu de « ping-pong » entre Hussie et ses lecteurs.

Sur un principe un peut différent, Thomas Mathieu a lancé en 2013 le Projet Crocodile217. Il illustre et met en ligne des témoignages de femmes ayant été victimes de harcèlement, d’abus ou de viol et qu’il recueille par mail. Comme le site de Hussie, ce projet naît d’une collaboration effective entre les lecteurs ou lectrices et l’auteur, instaurant un lien direct entre eux. Ce lien est au centre du processus de création et de l’œuvre qui ne prend son sens que dans ce processus. En cela, ces dispositifs sortent un peu de notre champ de recherches, au sens où leur aspect formel importe peu.

L’œuvre peut prendre n’importe quelle forme et d’ailleurs, dans ces deux cas, elle ne sort pas du

« paradigme papier ». C’est la relation autour de laquelle l’œuvre s’instaure qui prime.

Au sujet de cette figure, nous souhaitons insister sur le fait qu’il ne faut pas la confondre avec certaines manifestations de la création de bande dessinées s’aidant des outils de collaboration à distance, que ces bandes soient destinées au support numérique ou pensées sous le paradigme papier. Ainsi, des sites comme bdamateur.com organisent régulièrement des cadavres exquis, dans lesquels, selon des règles et des proportions déterminées à l’avance, chaque participant contribuera à l’élaboration d’un récit à plusieurs mains. D’un côté, ce sont bien les outils numériques, l’Internet, qui facilitent ce genre de procédé – on imagine les difficultés à le mettre en place par la Poste par exemple... De la même manière, c’est parce que tout un chacun peut facilement envoyer des documents, et des images volumineuses, sur le réseau, que Les autres gens ont pu voir le jour : durant un an, ce feuilleton – qualifié de « bédénovella » – quotidien a vu une centaine de dessinateurs se relayer chaque jour pour mettre en image le scénario de Thomas Cadène, initiateur de la chose. Dans ces deux cas de figure, ce n’est pas le lecteur qui est mis à contribution ; et l’outil numérique est utilisé par les auteurs pour ses aspects pratiques et fonctionnels uniquement, comme aide à la création collective et à distance. Il ne s’agit donc pas d’une figure de la bande dessinée numérique au sens où nous les recensons, c’est-à-dire formes récurrentes ou pertinentes, mais vues du côté du récepteur.

217. Thomas MathieU, Projet Crocodiles, depuis 2013, http://projetcrocodiles.tumblr.com/, consulté le 18/08/2014.