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Écrire le récit dessiné interactif

2. Écrire l’interactivité

2.1. Des interactivités

2.1.1. Qualifier l’interactivité : interactivité endogène et interactivité exogène

Avant d’envisager une quelconque analyse de l’interactivité, il faut en préciser la définition. En effet, il y a, en quelque sorte, deux écoles quant à cette définition : soit l’interactivité est considérée comme un fait propre à l’informatique, soit elle est considérée comme un phénomène plus large.

38. Voir en particulier les articles suivant : Jean-Louis Boissier, « Figurabilité des relations dans le récit vidéo-interactif », in Jean-Pierre BaLpe, Imad saLeh, Daniel Lepage et Fabrice Papy (dirs.), H2PTM’03 , Hypertextes, hypermédias: créer du sens à l’ère numérique, Paris, Hermès science : Lavoisier, 2003, pp. 153- 161 ; et Jean-Louis Boissier, « Jouable », in Jérôme BarateLLi et Jean-Louis Boissier (dirs.), Jouable : art, jeu et interactivité, Genève, Haute École d’Arts Appliqués HES, 2004, pp. 15- 20.

Dans son mémoire de maîtrise, Dominic Arsenault emprunte à Eric Zimmermann sa classification des différents types d’interactivité, telle que peut l’envisager la seconde école :

«

- l’interactivité cognitive correspond aux « effets de lecture » qu’évoquaient Lev Manovich plus haut:

c’est le niveau de l’interprétation. Un livre ou un film est ainsi « interactif » puisqu’il donne à son lecteur/spectateur des informations dont celui-ci se servira pour fabriquer du sens et « boucher les trous ».

- l’interactivité fonctionnelle regroupe toutes les actions qu’un utilisateur peut effectuer sur le support matériel du texte sans altérer directement ce dernier. Tourner les pages d’un roman, se référer à la table des matières d’un ouvrage, augmenter le volume de l’amplificateur sonore ou arrêter la projection d’un film sont tous des exemples d’interactivité fonctionnelle, puisque dans tous les cas le texte (en tant que séquence de signifiants) n’est pas affecté par les actions de l’interacteur.

- l’interactivité explicite est prévue par le créateur de l’objet. Ce dernier exige d’être manipulé par l’interacteur et les signes qui constituent le texte s’en trouvent affectés.

- la méta-interactivité consiste à agir sur le texte en dehors de celui-ci. On la retrouve par exemple lorsqu’un lecteur s’approprie un texte et en crée une variation (comme c’est le cas pour les fan fictions). »39

Aucun de ces modes d’interactivité n’apparaît comme propre à l’outil informatique. Bien que nous nous réclamions de la première école, nous retiendrons malgré tout les deux modes suivants : celui de l’ « interactivité fonctionnelle » et celui de l’ « interactivité explicite ». Dans les acceptions qui en sont données ici, et sous condition d’opérer un déplacement en les réservant à l’outil informatique, ces deux modes nous paraissent productifs théoriquement. D’abord, ce sont les deux seuls qui se jouent dans une relation directe de l’individu à l’œuvre, et non à partir ou autour de l’œuvre. Ensuite, et surtout, ils apportent une distinction entre une interactivité consistant en la manipulation de l’œuvre, le spectateur agissant sur le contenu même, et une interactivité utilitaire permettant l’accès à et la navigation dans l’œuvre, voire à un paramétrage de l’ergonomie du module de lecture. De prime abord, cette distinction semble séduisante, en ce que nous pourrions établir une correspondance directe entre une interactivité fonctionnelle et une interface purement utilitaire d’un côté (exogène à l’œuvre), et une interactivité explicite et une interface propre (endogène) à l’œuvre d’un autre côté.

Bien sûr, dans ce cadre, il ne faut pas se méprendre sur le sens d’endogène et exogène. « Endogène » ne qualifie pas une interface qui prendrait place dans l’image même, de même qu’ « exogène » ne qualifie pas une interface qui prendrait place à l’extérieure de l’image. Dans l’adaptation du tome 1 des Épatantes aventures de Jules40, la navigation s’effectue en cliquant sur des éléments de l’image (cases, bulles, personnages) pour afficher la case suivante. Bien qu’inscrits dans l’image (à l’écran),

39. Dominic arsenaULt, Jeux et enjeux du récit vidéoludique: la narration dans le jeu vidéo., mémoire de Maîtrise en Études Cinématographiques, Université de Montréal, Montréal, 2006, pp. 10- 11.

40. Émile Bravo, Une épatante aventure de Jules : l’imparfait du futur, adaptation en Flash par Wanadoo Après l’École de Émile Bravo, Une épatante aventure de Jules, tome 1 : L’imparfait du futur, op. cit.

ces éléments sont exogènes à l’œuvre car leur vocation est purement fonctionnelle. L’interface de cette adaptation est exogène à l’œuvre même si elle est inscrite au cœur de la planche, dans la représentation, dans le dessin lui-même. De même, il ne s’agit pas de discriminer les interfaces logicielles, qui, toutes imposées de l’extérieur qu’elles soient, ne sont pas nécessairement exogène à l’œuvre. Ainsi, dans Voisin/voisine, où nous avons vu que si l’interface est la fenêtre du navigateur, la manipulation de celle-ci a une réelle incidence sur le récit, au-delà de la navigation, en dévoilant, grâce à la réorganisation des fenêtres, la relation de voisinage et l’origine de la lampe lancée.

En réalité, on ne peut rabattre l’interactivité fonctionnelle ou navigationnelle sur l’interface exogène. En effet, de la même manière qu’on ne peut clairement distinguer les niveaux enchâssés de l'interface, on ne peut clairement distinguer les niveaux d’interactivité. Il faut commencer par regarder la fonction de l’interface. Distinguer une interface dont la fonction est de naviguer dans l’œuvre d’une autre dont ce n’est pas la fonction paraît plutôt simple. Ce serait oublier qu’une même interface peut cumuler plusieurs fonctions et qu'elle comporte plusieurs niveaux enchâssés. Aussi, nous proposons une analyse pragmatique. Si la configuration de l’œuvre permet de distinguer entre les niveaux de l’interface, nous proposons de porter l’analyse sur un seul niveau à la fois, tandis que si la configuration de l’œuvre ne permet pas de distinguer ces niveaux, l’analyse portera sur l’ensemble de l’interface prise comme un seul bloc. Dans Romuald et le tortionnaire par exemple, à l’intérieur même de l’interface propre à l’œuvre, ce qui exclut les niveaux de l’interface logicielle (navigateur) et du système d’exploitation*, nous pouvons distinguer un premier module servant à naviguer de chapitre en chapitre (les six boutons) et un module servant à manipuler l’image même (le module de survol dans l’image). C’est donc au niveau de ces modules interactifs que nous devons porter notre analyse. Ainsi, un module dont la fonction première est de naviguer dans l’œuvre n’en sera pas pour autant dénué de sens au sein de celle-ci. Le survol des images dans Romuald et le tortionnaire est bien le moyen de naviguer, d’explorer l’œuvre, mais ce n’est pas sa seule fonction. Il fait aussi sens, par métaphore, puisque je l’ai choisi pour susciter un sentiment de légèreté chez le lecteur.

Réciproquement, un module interactif dont la fonction première est d’être un élément moteur du récit, pourra également servir à naviguer. De fait, déterminer si un module interactif est strictement fonctionnel ou appartient à l’œuvre et y fait sens ne permet pas de dire s’il est exogène ou endogène à celle-ci : il s’agit bien de deux notions différentes.

Puisque le seul critère de la navigation ou de l’utilitarité ne permet pas de dire d’un module s’il est endogène ou exogène, il faut faire abstraction de la fonction navigationnelle ou non. Dans un

premier temps41, nous utilisions « endogène » pour qualifier un module dont la manipulation revenait à faire participer le lecteur au récit ; et « exogène » s’il n’y avait pas de participation. Toutefois, cela revenait à exclure de la suite de l’analyse les modules qui ne font pas du lecteur un participant.

Aussi, nous opérons maintenant un glissement dans l’utilisation de ces notions. Il faut déterminer sur quoi porte l’intervention du lecteur, quel est son objet : est-ce le récit lui-même ou le protocole de réception ? Réception est entendue dans un sens large allant de la navigation seule, à toutes formes d’explorations ou de reconfigurations du dispositif, si cette reconfiguration ne modifie pas le récit, en passant par les modalités de lecture et de perception. Si manipuler un dispositif met en branle un protocole de modification du récit par le lecteur, de la diégèse elle-même, même si cette modification est minime et entièrement prévue par le dispositif, alors on parlera d’un module endogène. Cela inclut donc deux types d’intervention du lecteur : sur le récit, comme s’il était en position d’auteur, et dans le récit, comme s’il était en position d’acteur. Si manipuler un dispositif active un protocole de réception qui ne vient pas modifier le récit mais reconfigure ses modalités de réception et de lecture, alors on parlera d’un module exogène.

Cliquer sur un bouton du menu de Romuald n’implique pas d’intervention sur ou dans le récit : c’est seulement un moyen d’accès au chapitre suivant. Ainsi, le module du menu est un module exogène. En revanche, le système de survol de l’image est endogène, puisqu’il y a intervention dans la vie de Romuald. Il s’agit donc de déterminer si le lecteur intervient dans ou sur le récit lui-même, ou s’il intervient uniquement sur ou dans le protocole de réception du récit. Par extension, nous qualifions non seulement le module, mais également le type d’interactivité qu’il prévoit, d’exogène ou d’endogène. The killer, adaptation du tome 1 de la série Le tueur42 comprend des modules endogènes. L’un de ceux-ci propose au spectateur de servir un verre au héros en survolant de la souris la bouteille que ce dernier tient à la main. Quittant cette zone, on relève la bouteille. Un second propose d’emprunter momentanément le fusil à lunette du héros. Le lecteur, œil dans le viseur, se trouve mis face à la tentation de « descendre » le premier passant venu dans la rue. En utilisant ces deux modules, sur lesquels je vais m’étendre un peu plus loin, le lecteur intervient sur ou dans le récit.

2.1.2. Mesurer l’implication du lecteur : interactivité ajoutée et interactivité intégrée

Déterminer si un module relève d’une interactivité exogène ou endogène à l’œuvre ne nous dit cependant encore rien de son implication dans la production du sens : il reste à mesurer le degré

41. Ce passage est tiré de notre article Anthony rageUL (alias Tony), « Des clics et du sens », Du9, mai 2010, http://www.

du9.org/Des-clics-et-du-sens, consulté le 30/07/2014. Nous profitons de cette reprise pour apporter quelques précisions et corrections.

42. jaCaMon, Matz / Studio sUBMarine ChanneL, The killer, op. cit.

d’intervention du lecteur dans le récit. Hypothèse : certains modules auront un impact sémantique fort quand d’autres auront un impact sémantique faible. Nous proposons de parler d’ « interactivité ajoutée » et d’ « interactivité intégrée ». Nous sommes redevables de ces termes à Ariane Mallender43, que nous nous sommes appropriés et que nous utilisons finalement dans un sens totalement différent du sien. Nous les utilisons pour qualifier les modules interactifs en fonction du degré auquel est impliqué le lecteur dans le récit et/ou de l’impact de son intervention. Nous mesurons ce degré indifféremment, que l’intervention du lecteur ait une conséquence au niveau du récit ou au niveau de ses modalités de réception. En effet, ces dernières peuvent aussi impliquer le lecteur.

Nous pouvons vérifier la validité de cette distinction en l’appliquant aux deux modules de The Killer que nous avons évoqués plus haut. Le héros de l’histoire est un tueur à gages qui se pose de plus en plus de questions sur son activité. Quand le lecteur manipule le module de la bouteille, déjà décrit plus haut, il intervient bien dans l’histoire. Toutefois, cette intervention n’a pas un impact fort dans le récit : il n’en fait pas changer le cours, ni ne donne un rôle consistant au lecteur. On pourra toujours dire que cet effet amplifie la tension que vit le héros entre son « métier » de tueur et les doutes qui l’habitent. L’insistance sur des actions banales de la vie quotidienne renforce alors la perception de ses états d’âme. Mais ce geste intervenant une seule et unique fois (plus loin l’épluchage d’une pomme n’est pas déclenché par le lecteur), il passe finalement inaperçu. Une récurrence d’actions banales et quotidiennes aurait sans doute eu un tout autre effet. Nous parlerons alors d’une « interactivité ajoutée ». En revanche, l’autre module que nous évoquions, celui du fusil à lunettes, implique bien plus fortement le lecteur. Alors que le héros effectue une mission, guettant fusil à l’épaule l’immeuble d’en face, le lecteur peut déplacer le viseur avec la souris et prendre pour cible de parfaits innocents dans la rue. Il se retrouve momentanément dans la peau du héros. Ce module est très fort sémantiquement et d’un point de vue émotionnel : alors qu’il était en empathie avec lui, on lui rappelle de manière brutale que celui-ci sème la mort. Bien plus qu’une simple identification au héros, qui relèverait d’une simple projection mentale du lecteur sur le personnage, le lecteur devient ici le personnage, il manipule son fusil et voit à travers son œil. Il endosse littéralement un rôle que lui a confié l’auteur. Tenté de tirer, il clique et… rien, le coup n’est pas parti, ouf ! Ce sont simplement d’autres passants-cibles qui sont apparus dans la rue. Nous parlerons alors d’une « interactivité intégrée ». La manipulation de la bouteille intègre à un faible niveau le lecteur dans le récit, en retour la production de sens est toute relative. La manipulation du viseur intègre fortement le lecteur, la production de sens est plus grande, ou plus forte.

43. Ariane MaLLenDer, Écrire pour le multimédia, Paris, Dunod, 1999. Elle désigne par ces termes une interactivité ajoutée à un scénario qui n’en comportait pas (par exemple dans le cadre d’une adaptation) et une interactivité écrite dès le départ.

L’interactivité ajoutée qualifie une manipulation d’un module par le lecteur qui n’apporte pas d’effets de sens significatifs à la réception du récit, et qui implique peu ou pas du tout le lecteur.

L’interactivité intégrée qualifie une manipulation ayant un impact sémantique qui, par « réflexivité »44, produit du sens sans lequel l’œuvre ou l’extrait considéré serait dénaturé, et qui aura tendance à impliquer fortement le lecteur. Le distinguo ajoutée/intégrée devient une première gradation permettant de déterminer le degré d’impact sémantique d’un dispositif interactif dans le récit dessiné.