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SECTION I : L’encadrement des flux migratoires au Canada

1.1.3. La disparité de traitement entre les travailleurs qualifiés et ceux peu spécialisés

Il est loisible de souligner que « si tous les travailleurs [étrangers temporaires], sans égard à leur niveau de qualification, ont en commun le fait de ne pas être citoyens du pays où ils travaillent, le degré de vulnérabilité auquel ils sont exposés varie selon l’éventail des protections qui leur sont accordées ou, inversement, desquelles ils sont exclus »126. Ces « pratiques délibérées de traitement différencié », particulièrement en matière de conditions de travail, découleraient des disparités existant entre leurs statuts migratoires, leurs qualifications, la nature des emplois qu’ils occupent ainsi que du secteur de travail dans lequel ils sont embauchés127. Au Canada, les travailleurs qualifiés, sélectionnés par le biais du PMI, bénéficient d’un « statut préférentiel presque aussi avantageux que celui des citoyens canadiens »128, qui leur accorde une reconnaissance sociale et politique. Ces travailleurs sont

124 Id., art. 183. 125 Id., art. 180.

126 A.-C. GAYET, préc., note 45, p. 4.

127 BUREAU INTERNATIONAL DU TRAVAIL, Une approche équitable pour les travailleurs migrants dans une

économique mondialisée, Genève, 92e session, C.I.T., 2004, p. 48, en ligne : <http://www.ilo.org/public/french/standards/relm/ilc/ilc92/pdf/rep-vi.pdf> (site consulté le 30 novembre 2016).

en outre encouragés de se faire accompagner de leurs conjoints respectifs, auxquels un permis de travail ouvert est généralement issu, ainsi que de leurs enfants à charge129. Éventuellement, ils se verront accorder la possibilité d’être admissibles à la Catégorie de l’expérience

canadienne (ci-après « CEC »), ce qui facilitera le passage du statut de résident temporaire à

celui de résident permanent130. Conséquemment, ces travailleurs se voient octroyer la possibilité de pouvoir s’intégrer pleinement dans le tissu social canadien, à l’inverse des travailleurs étrangers peu qualifiés, qui ne jouissent pas de telles prérogatives, et dont le « statut ne leur offre pas de perspective d’amélioration à long terme, que ce soit au niveau social, économique ou politique »131.

Ceci s’explique notamment par le fait que des conditions particulières, liées au statut temporaire des travailleurs étrangers peu qualifiés, leur sont imposées par le biais de leurs permis de travail respectifs, notamment au regard de la période de séjour autorisée, du genre de travail qu’ils sont appelés à accomplir, de l’employeur pour lequel ils doivent s’exécuter, du lieu de travail et des modalités de temps de celui-ci132, ainsi que du logement dans lequel ils doivent résider lors de leur séjour professionnel sur le territoire canadien. Les conséquences découlant de ce statut migratoire temporaire sont de plusieurs ordres. D’abord, les travailleurs étrangers temporaires peu qualifiés ne bénéficient pas de la liberté d’établissement, accordée qu’aux citoyens et résidents permanents canadiens, qui seuls ont le droit de se déplacer dans

129 J. FUDGE et F. MACPHAIL, préc., note 74, 23.

130 L.I.P.R., art. 12(2); R.I.P.R., art. 87.1. Annoncée dans le budget de 2007, la Catégorie de l’expérience

canadienne a finalement été introduite dans le programme canadien d’immigration en août 2008. Elle accorde la possibilité à certains travailleurs étrangers temporaires qualifiés ainsi qu’à des étudiants étrangers détenant un diplôme canadien et une expérience de travail acquise au Canada de demander le statut de résident permanent à partir du Canada. Plus précisément, en ce qui concerne les travailleurs étrangers temporaires, ces derniers doivent, conformément au paragraphe 87.1(2) du R.I.P.R., avoir « accumulé au Canada au moins une année d’expérience de travail à temps plein, ou l’équivalent à temps partiel, dans au moins une des professions, […] appartenant au genre de compétence 0 Gestion ou aux niveaux de compétence A ou B de la matrice de la Classification nationale des professions », et avoir obtenu le niveau de compétence en anglais ou en français, exigé par le ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté Canada en vertu du paragraphe 74(1) du R.I.P.R. En vertu de ces exigences réglementaires, les travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés sont de jure dépourvus du droit de demander le statut de résident permanent par le biais de la CEC. À l’exception de ceux embauchés dans la province du Québec et au Nunavut, les autres travailleurs étrangers temporaires pourraient toutefois se prévaloir du Programme des candidats des provinces, édicté à l’article 87 du R.I.P.R., pour accéder à la résidence permanente. À ce sujet, voir : J. FUDGE et F. MACPHAIL, préc., note 74, 23.

131 A.-C. GAYET, préc., note 45, p. 5. 132 R.I.P.R., art. 185a) et b).

tout le pays ainsi que d’établir leur résidence et de gagner leur vie dans toute province133. Ensuite, ces travailleurs sont dans la quasi-impossibilité de se faire accompagner de leur famille lors de leur séjour de travail en territoire canadien, considérant qu’ils ne peuvent bénéficier du programme de regroupement familial, qui n’est lui aussi ouvert qu’aux citoyens et aux résidents permanents canadiens134. Bien que ces travailleurs ne soient pas légalement empêchés de se faire accompagner des membres de leur famille, il reste qu’étant donné qu’ils gagnent généralement moins, ils auront beaucoup plus de difficulté à démontrer aux agents d’immigration leur capacité à subvenir économiquement aux besoins de ceux-ci, c’est-à-dire leur faculté à pouvoir couvrir l’intégralité des frais afférents à leur transport aérien, à leur couverture médicale, à leur hébergement ainsi qu’aux frais d’études de leurs enfants135. Ce qui fait en sorte qu’ils auront de facto moins de chances d’être accompagnés de leurs familles respectives136. À cet égard, en 2009, le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, qui constatait que la séparation familiale « n’[était] dans l’intérêt de personne – ni des travailleurs, ni de leurs enfants, ni de la société canadienne », était d’avis « que les travailleurs étrangers temporaires devraient avoir la possibilité de se faire accompagner par leurs familles immédiates au Canada », mais uniquement dans le cas où leurs permis de travail sont émis pour une durée de plus de six mois137. Au surplus, considérant que les époux des travailleurs étrangers temporaires peu qualifiés ont généralement un faible niveau d’instruction, et qu’ils sont conséquemment limités dans leurs perspectives d’emploi sur le territoire canadien, c’est-à-dire qu’ils ne seront autorisés à travailler que « s’il[s] [ont eux- mêmes fait] une demande à titre de travailleur étranger temporaire, et [qu’ils] ne recevront pas systématiquement un permis de travail ouvert, contrairement aux conjoints des travailleurs qualifiés », ledit Comité avait à cet égard recommandé que « les membres de la famille immédiate qui accompagnent les personnes munies d’un permis de travail temporaire soient systématiquement admissibles à un permis de travail ouvert »138.

133 Charte canadienne des droits et libertés, préc., note 35, par. 6(2). 134 L.I.P.R., art. 13(1).

135 J. FUDGE et F. MACPHAIL, préc., note 74, 22-23.

136 COMITÉ PERMANENT DE LA CITOYENNETÉ ET DE LIMMIGRATION, préc., note 83, p. 14. 137 Id., p. 16.

Considérant les conséquences qui découlent de leur statut temporaire, il est possible d’affirmer, avec conviction, que les travailleurs migrants peu qualifiés, parmi lesquels figurent les travailleurs agricoles et domestiques migrants, sont ségrégués socialement et juridiquement, et ce, tout au long de leur séjour professionnel sur le territoire canadien. Cet état de vulnérabilité est exacerbé par le fait qu’il est très difficile, voire impossible, pour ces travailleurs – sous réserve toutefois des aides familiales – de pouvoir accéder à la résidence permanente, et encore moins à la citoyenneté canadienne139. Du coup, ne pouvant s’accrocher qu’à un statut de résident temporaire, qui est, au surplus, éminemment précaire, ces travailleurs migrants peu qualifiés peuvent faire l’objet d’un renvoi dans leur pays d’origine dès qu’ils ne respectent pas, pour quelque raison que ce soit, l’une des conditions auxquelles sont assortis leurs permis de travail ou leurs contrats d’emploi, et ce, sans pouvoir réellement exercer un recours à l’encontre de cette mesure discrétionnaire140. Ainsi, bien que les

139 Comme il l’a été explicité précédemment, les travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés – à l’exception

des travailleuses domestiques migrantes – sont de jure dépourvus du droit de demander le statut de résident permanent par le biais de la CEC. Toutefois, ces derniers pourraient se prévaloir du Programme des candidats des provinces (ci-après « PCP »), édicté à l’article 87 du R.I.P.R., pour accéder à la résidence permanente. Mis en place en 1996, le PCP contribue à la réalisation de l’objectif du gouvernement fédéral qui vise à permettre à toutes les régions du pays de pouvoir bénéficier des avantages économiques découlant de l’immigration. Pour favoriser l’atteinte de cet objectif, des ententes bilatérales en matière d’immigration ont été conclues avec chaque province et territoire, à l’exception du Québec et du Nunavut, qui « confèrent à leurs gouvernements respectifs le pouvoir de sélectionner et de désigner, en vue de l’obtention de la résidence permanente, des immigrants désireux de s’établir dans ce territoire ou cette province en particulier, [tels que des étudiants étrangers diplômés, des entrepreneurs ou des investisseurs, des travailleurs qualifiés et spécialisés, ainsi que des travailleurs peu spécialisés qui ont été nommément désignés par leurs employeurs], et qui répondront aux besoins locaux en matière de développement économique et aux besoins régionaux du marché du travail. Dans le cadre du processus de désignation, les gouvernements provinciaux et territoriaux évaluent les compétences, les études et l’expérience professionnelle ou en affaires des candidats pour s’assurer que les immigrants désignés pourront apporter une contribution économique immédiate à la province ou au territoire qui les a désignés. » Toutefois, c’est au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration Canada qu’il incombe au final d’évaluer que les candidats désignés par les provinces et les territoires remplissent l’intégralité des critères d’admissibilité et qu’ils ont la capacité de réussir leur établissement économique au Canada, avant de leur remettre un visa de résident permanent. Considérant que le PCP constitue la seule voie permettant aux travailleurs peu qualifiés de pouvoir accéder à la résidence permanente, « critics have complained that the Canadian Experience Class, which does not tie a temporary foreign worker’s change of immigration status to that of permanent resident to a job with a specific employer, is “elitist and unfair to unskilled and lower-skilled laborers who comprise the vast bulk on temporary work permits” ». CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION CANADA, Rapport sur les plans et les priorités de 2015-2016 Sous-programme 1.1.4 : Candidats des provinces, en ligne : <http://www.ci.gc.ca/francais/ressources/publications/rpp/2015-2016/index.asp#a2.1.1.4> (site consulté le 28 décembre 2016) ; CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION CANADA, Embaucher un candidat des provinces, en ligne :

<http://www.cic.gc.ca/francais/embaucher/provincial.asp> (site consulté le 28 décembre 2016). À ce sujet, voir : J. FUDGE et F. MACPHAIL, préc., note 74, 24.

140 Matthew J. GIBNEY, « Precarious Residents: Migration Control, Membership and the Rights of Non-

travailleurs étrangers temporaires « effectuent généralement un travail que les nationaux ou les résidents permanents ne veulent pas faire », et qu’ils sont de ce fait « relégués dans les secteurs [économiques] les moins valorisés [mais néanmoins indispensables] de la société, comme l’agriculture [et le travail domestique] », il reste que ces derniers sont « traités de façon paradoxale : [le gouvernement canadien] leur reconnaît une place permanente dans l’économie, mais pas dans la nation »141. La place temporaire qu’ils se voient momentanément accorder au sein de la société canadienne, il la perdent aussi rapidement qu’ils se la voient accorder, c’est-à-dire dès qu’« ils perdent leur capacité de travail, [moment charnière à partir duquel] ils deviennent des sujets inutiles, voire superflus »142. À cet égard, beaucoup sont d’avis que seul l’octroi du statut de résident permanent à l’ensemble des travailleurs étrangers temporaires dès leur arrivée sur le territoire canadien permettrait de réduire la vulnérabilité à laquelle sont exposés ces travailleurs migrants tout au long de leur séjour professionnel143, que ce soit par le biais de l’imposition d’un permis de travail nominatif144 ou d’une obligation de résidence, et de « s’assurer [ainsi] que le Canada n’abuse pas de son pouvoir souverain de faire des restrictions en fonction du statut au détriment des droits fondamentaux des travailleuses et travailleurs migrants »145.

De manière générale, la réforme globale du programme de migration de la main- d’œuvre temporaire intervenue en juin 2014 a essentiellement réitéré l’obligation préexistante incombant aux employeurs d’accorder la priorité dans l’embauche aux citoyens canadiens et

développement (RMHD), Papier de recherche n°10, p. 17, en ligne : <https://mpra.ub.uni- muenchen.de/19190/1/MPRA_paper_19190.pdf> (site consulté le 28 décembre 2016).

141 A.-C. Gayet, préc., note 45, p. 6. 142 Id., p. 7.

143 COMITÉ PERMANENT DE LA CITOYENNETÉ ET DE LIMMIGRATION, préc., note 83, p. 9. Au même effet, voir :

CANADA’S CHOICE, préc., note 92, p. 57 ; COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, La discrimination systémique à l’égard des travailleuses et travailleurs migrants, Cat. 2.120-7.29, Me

Marie Carpentier, 2011, p. 75, en ligne :

<http://www.cdpdj.qc.ca/publications/Avis_travailleurs_immigrants.pdf> (site consulté le 27 octobre 2016) (ci- après « LA DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE À L’ÉGARD DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS MIGRANTS »).

144 À ce sujet, voir notamment : Eugénie DEPATIE-PELLETIER, Judicial Review and Temporary Labour Migration

Programs Declared a “Modern Form of Slavery” : State Restrictions of (Im)Migrant Workers’ Right to Liberty and Security (Not to Be Held Under Servitude) Through Employer-Tying Policies, thèse de doctorat, Montréal, Faculté de droit, Université de Montréal, 2016 ; E. DEPATIE-PELLETIER et M. DUMONT-ROBILLARD,préc., note 50 ; A.-C. GAYET, préc., note 45.

145 LA DISCRIMINATION SYSTÉMIQUE À LÉGARD DES TRAVAILLEUSES ET TRAVAILLEURS MIGRANTS, préc., note

aux résidents permanents146, qui ne sont alors autorisés à recruter des travailleurs étrangers temporaires que dans l’éventualité où l’embauche de ces derniers aurait des incidences positives ou neutres sur le marché du travail canadien147. Or, non seulement les modifications apportées dans le cadre de cette réforme n’ont pas permis d’endiguer les caractéristiques propres aux programmes antérieurs, qui avaient pour conséquence de maintenir les travailleurs étrangers temporaires peu spécialisés dans une situation d’intolérable vulnérabilité et précarité dans le cadre de leur relation d’emploi, mais, selon certains auteurs, elles ont davantage exacerbé l’insécurité juridique et sociale à laquelle ces travailleurs sont confrontés148. À cet égard, le gouvernement fédéral, qui « a le pouvoir ou non d’octroyer le permis de travail aux travailleurs étrangers temporaires, de les affecter ou non chez des employeurs particuliers, d’imposer des conditions aux employeurs qui engagent ces travailleurs et de faire appliquer ces conditions en retirant les permis existants ou en refusant les permis à venir si l’employeur ne traite pas ses employés de façon appropriée »149, a effectivement préféré « normalize a model in which the most precarious, difficult, dangerous, and/or dirty jobs are done by low- paid racialized workers with temporary status, no legal rights to work elsewhere in Canada’s labour market, and no voice in the democratic process »150.

SECTION II : Les programmes canadiens de travail temporaire imposant une obligation