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SECTION I : L’obligation de résidence chez l’employeur imposée aux travailleurs

3.1.1.2. Le courant jurisprudentiel majoritaire : l’interprétation de la portée du droit

Par ailleurs, dès les débuts de la Charte canadienne, un second courant jurisprudentiel, préconisant une interprétation plus généreuse du droit constitutionnel à la liberté dans le sens de l’expérience américaine739, qui avait rapidement élargi la portée de ce droit au-delà de la seule absence de contrainte physique740, s’est développé de manière parallèle à cette

736 Id. Au même effet, voir : P. W. HOGG, préc., note 706, p. 47-7 et 47-8. 737 N. DUPLÉ, préc., note 732, p. 547.

738 H. STEWART, préc., note 715, p. 71.

739 P. GARANT, préc., note 709, à la page 475 ; M. GALLIÉ, E. GALERAND et A. BOURBEAU, préc., note 36, 113. 740 Au sein de la jurisprudence américaine, l’arrêt Allgeyer v. Louisiana, 165 U.S. 578 (1897), dans lequel la Cour

suprême des États-Unis a conclu à l’inconstitutionnalité d’une loi de la Louisiane qui avait pour objet de réglementer un contrat conclu entre des parties en Louisiane et à New York, figure parmi les décisions les plus anciennes portant sur l’interprétation du droit à la liberté garanti dans le cadre du Quatorzième amendement de la Constitution américaine, dont l’extrait pertinent se lit comme suit :

Section 1. All persons born or naturalized in the United States, and subject to the jurisdiction thereof, are citizens of the United States and of the State wherein they reside. No State shall make or enforce any law which shall abridge the privileges or immunities of citizens of the United States; nor shall any State deprive any person of life, liberty, or property, without due process of law, nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws.

Dans cet arrêt, la Cour suprême des États-Unis, sous la plume du juge Peckham, a non seulement reconnu que le Quatorzième amendement protégeait la liberté contractuelle des individus, mais elle a également affirmé que la notion de liberté dont il était question dans cet amendement devait recevoir une interprétation généreuse, à la page 589 :

The liberty mentioned in that amendment means not only the right of the citizen to be free from the mere physical restraint of his person, as by incarceration, but the term is deemed to embrace the right of the citizen to be free in the enjoyment of all his faculties; to be free to use them in all lawful ways; to live and work where he will; to earn his livelihood by any lawful calling; to pursue any livelihood or avocation, and for that purpose to enter into all contracts which may be proper,

interprétation restrictive741. En vertu de ce second courant jurisprudentiel, qui, à la Cour suprême du Canada, a d’abord timidement prospéré à travers les opinions dissidentes de la juge Wilson742, pour ensuite nettement s’imposer en tant que courant majoritaire743 sous la plume des juges La Forest744 et Bastarache745, le droit constitutionnel à la liberté enchâssé à l’article 7 de la Charte canadienne devait être interprété largement dans l’optique de garantir à chaque individu « suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne »746.

Au sein de la jurisprudence de la Cour suprême, il est possible de situer l’émergence de ce second courant jurisprudentiel dans l’opinion dissidente de la juge Wilson dans l’arrêt

R. c. Jones747. Dans cet arrêt datant de 1986, la juge, se prononçant en son propre nom, autorisait, conformément aux enseignements de la jurisprudence américaine, l’élargissement

necessary and essential to his carrying out to a successful conclusion the purposes above mentioned. [Nos soulignements.]

Deux décennies plus tard, la Cour suprême des États-Unis s’est de nouveau penchée sur l’interprétation du Quatorzième amendement dans l’arrêt Meyer v. State of Nebraska, 262 U.S. 390 (1923), qui, à ce jour, est toujours considéré comme étant un arrêt d’une importance capitale au sein de la jurisprudence américaine, considérant qu’il est le premier à véritablement élargir la portée du droit constitutionnel à la liberté pour y inclure d’autres valeurs plus larges, allant au-delà de l’absence de toute contrainte physique et de la liberté contractuelle. Dans cet arrêt, où la Cour suprême a invalidé une loi restreignant l’enseignement des langues étrangères, le juge McReynolds a, au nom de la Cour, affirmé plus précisément ce qui suit au regard du droit constitutionnel à la liberté, à la page 399 :

Without doubt, [the Fourteenth Amendment] denotes not merely freedom from bodily restraint but also the right of the individual to contract, to engage in any of the common occupations of life, to acquire useful knowledge, to marry, establish a home and bring up children, to worship God according to the dictates of his own conscience, and generally to enjoy those privileges long recognized… as essential to the orderly pursuit of happiness by the free men. [Nos soulignements.]

Dans les années suivantes, la Cour suprême des États-Unis a repris à plusieurs reprises l’interprétation généreuse qu’elle a accordée au droit constitutionnel à la liberté garanti dans le cadre du Quatorzième amendement, notamment dans les arrêts Pierce v. Society of Sisters, 268 U.S. 510 (1925), Bolling v. Sharpe, 347 U.S. 497 (1954), et Board of Regents of State Colleges v. Roth, 408 U.S. 564 (1972).

741 P. GARANT, préc., note 709, à la page 475. Au niveau de la jurisprudence de la Cour suprême, voir : R. c.

Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, par. 74 ; R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30, par. 230 à 238.

742 R. c. Jones, préc., note 741, par. 71 et ss. ; R. c. Morgentaler, préc., note 741, par. 223 et ss.

743 « While this scope of protection was not always judicially accepted, I believe it is now clear that s. 7 protects

interests that extend beyond interference with an individual’s physical freedom as a result of a legal proceeding. » P. BRYDEN, préc., note 695, p. 513. Au même effet, voir : M.-P. ROBERT et S. BERNATCHEZ, préc., note 733, par. 42 ; Margot YOUNG, « The Other Section 7 », (2013) 62 :2 S.C.L.R. 3, par. 2.

744 B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721, par. 70 à 87 ; Godbout c. Longueuil

(Ville), préc., note 37, par. 58 à 73.

745 Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), [2000] 2 R.C.S. 307, par. 45 à 54.

746 B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721, par. 80 ; Blencoe c. Colombie-

Britannique (Human Rights Commission), préc., note 745, par. 49.

de la portée du droit constitutionnel à la liberté pour aller au-delà de la simple absence de contrainte physique :

Je crois que les rédacteurs de la Constitution [canadienne] en garantissant la « liberté » en tant que valeur fondamentale d’une société libre et démocratique, avaient à l’esprit la liberté pour l’individu de se développer et de réaliser son potentiel au maximum, d’établir son propre plan de vie, en accord avec sa personnalité ; de faire ses propres choix, pour le meilleur ou pour le pire, d’être non conformiste, original et même excentrique, d’être, en langage courant, « lui- même » et d’être responsable en tant que tel. John Stuart Mill décrit cela ainsi : [TRADUCTION] « rechercher notre propre bien, à notre façon ». Nous devrions, pensait-il, être libre de le faire « dans la mesure où nous ne tentons pas de priver les autres du leur, ni d’entraver leurs efforts pour y parvenir ». Il ajoutait :

[TRADUCTION] Chacun est le véritable gardien de sa propre santé, tant physique que mentale et spirituelle. L’humanité a plus à gagner à laisser chacun vivre comme cela lui semble bon, qu’à forcer chacun à vivre comme cela semble bon aux autres. »748 [Nos soulignements.]

Suivant cette interprétation élargie du droit constitutionnel à la liberté, la juge Wilson, tout en soulignant que cette liberté ne pouvait être considérée comme étant « sans entrave », et ce, considérant le fait que « [n]ous ne vivons pas dans un splendide isolement », mais bien « en collectivité, avec d’autres gens », ce qui a nécessairement pour effet de restreindre la liberté individuelle749, va néanmoins accepter l’argument voulant que « que l’intérêt protégé en matière de liberté aux termes de l’art. 7 inclut le droit des parents d’élever et d’éduquer leurs enfants » « conformément à [leur] conscience et à [leurs] croyances »750. En ce qui concerne les autres juges qui ont participé à la rédaction de ce jugement, soulignons que ces derniers n’ont pas expressément écarté le raisonnement juridique de la juge Wilson. Effectivement, ceux-ci ont simplement jugé « qu’il n’[était] pas nécessaire de traiter de l’argument [des parents] concernant le sens du terme “liberté”, parce que, à [leur] avis, même si l’on présum[ait] que le mot liberté tel qu’il est employé à l’art. 7 compren[ait] le droit des parents d’éduquer leurs enfants comme ils l’entendent, [selon eux, les parents] n’[avaient] pas été privé[s] de cette liberté d’une manière qui viol[ait] l’art. 7 de la Charte »751.

748 Id., par. 76. 749 Id., par. 77. 750 Id., par. 79.

751 Id., par. 38. L’opinion exprimée par le juge La Forest est partagée par les juges McIntyre, Beetz et Le Dain :

Deux ans plus tard, dans l’arrêt R. c. Morgentaler752, la juge Wilson, en indiquant, toujours en son propre nom, que « le droit à la liberté prend racine dans les concepts fondamentaux de la dignité humaine, de l’autonomie personnelle, de la vie privée et du choix des décisions concernant l’être fondamental de l’individu »753, va davantage élargir la portée du droit constitutionnel à la liberté pour ultimement conférer à chaque individu « une marge d’autonomie dans la prise de décisions d’importance fondamentale pour sa personne » sans intervention étatique754, en vertu de laquelle, selon la juge, « [l]es individus se voient offrir le droit de choisir leur propre religion et leur propre philosophie de vie, de choisir qui ils fréquenteront et comment ils s’exprimeront, où ils vivront et à quelle occupation ils se livreront »755, et ce, tout en étant conscients du fait que « l’État respectera les choix de chacun et, dans toute la mesure du possible, évitera de subordonner ces choix à toute conception particulière d’une vie de bien »756. En l’espèce, alors que les juges majoritaires ont conclu, quoique pour des raisons différentes, que le régime législatif, autorisant les autorités étatiques à forcer une femme enceinte, sous la menace de l’emprisonnement, à mener son fœtus à terme, violait uniquement son droit constitutionnel à la sécurité d’une manière qui n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale – un raisonnement juridique que certains auteurs ont qualifié « [as] a minimalist approach that avoided the question of whether the liberty interest encompassed a right to reproductive choice »757 –, la juge Wilson a, quant à elle, considéré, conformément à l’interprétation généreuse du droit constitutionnel à la liberté qu’elle préconisait dans son opinion dissidente, que le régime législatif contesté violait d’une manière qui n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale non seulement le droit à la sécurité de la femme enceinte, mais également le droit à la liberté de celle-ci, étant donné qu’il annihilait son droit d’interrompre sa grossesse, qui, selon elle, constituait une décision d’importance fondamentale, touchant intimement à la vie privée de la femme enceinte, qu’elle était constitutionnellement autorisée à prendre sans intervention étatique. Or, malgré le caractère novateur de la position préconisée par la juge Wilson au sein de la jurisprudence

752 R. c. Morgentaler, préc., note 741.

753 Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), préc., note 745, par. 50. 754 R. c. Morgentaler, préc., note 741, par. 228.

755 Id., par. 227. 756 Id.

canadienne, il reste que cette position « [was] met with a sharp rebuke »758, particulièrement dans l’opinion dissidente conjointe des juges McIntyre et La Forest, dans laquelle ces derniers, en accusant leur collègue de législation judiciaire, ont considéré qu’il n’appartenait nullement aux juges de se substituer au législateur pour légiférer sur ce qui était souhaitable pour la société canadienne au regard de certaines questions sociétales, en l’occurrence l’avortement759, et ce, afin d’éviter de mettre à exécution « the idiosyncratic view of the judge who is writing »760.

Toutefois, malgré les critiques acerbes soulevées à l’encontre de l’interprétation libérale du droit constitutionnel à la liberté adoptée dans les opinions dissidentes de la juge Wilson dans les arrêts Jones et Morgentaler, il reste que cette interprétation a finalement prévalu, lorsqu’elle a été adoptée par une majorité de juges de la Cour suprême dans l’arrêt B.

(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto761 de 1995, dans lequel la Cour était appelée à se prononcer sur la validité d’une loi ontarienne relative au bien-être des enfants, qui permettait notamment aux tribunaux de cette province d’ordonner l’administration de transfusions sanguines à un nouveau-né, et ce, même à l’encontre des convictions religieuses de ses parents, en l’occurrence des Témoins de Jéhovah. Bien que, dans cette affaire, les juges de la Cour suprême aient été profondément divisés relativement à la question de savoir si les faits en l’espèce portaient atteinte au droit constitutionnel à la liberté protégé par l’article 7 de la Charte canadienne, la majorité d’entre eux, sous la plume du juge La Forest, se sont ralliés à l’interprétation libérale proposée par la juge Wilson dans l’arrêt R. c. Morgentaler, lorsqu’ils ont considéré que, « [d]’une part, la liberté ne signifie pas simplement l’absence de toute contrainte physique »762 et, d’autre part, que « [d]ans [le cadre d’une] société libre et démocratique, l’individu doit avoir suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne »763. En l’espèce, le juge La Forest, avec l’assentiment des juges L’Heureux-Dubé, Gonthier et McLachlin, a conclu que « les droits d’éduquer un enfant, de prendre soin de son

758 Id.

759 R. c. Morgentaler, préc., note 741, par. 187. 760 Id., par. 188.

761 B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721. 762 Id., par. 80.

développement et de prendre des décisions pour lui dans des domaines fondamentaux comme les soins médicaux, [faisaient] partie du droit à la liberté d’un parent »764. En l’espèce, considérant que l’application de la loi ontarienne contestée avait privé les parents de leur droit de décider des traitements médicaux qui devaient être administrés à leur nouveau-né, le juge La Forest a ainsi conclu, au nom de la majorité, que la loi en cause avait porté atteinte à leur liberté parentale garantie à l’article 7 de la Charte canadienne, mais que, dans les circonstances, considérant que la procédure prévue dans la loi attaquée, édictée dans l’optique de protéger l’enfant dont la vie était en danger et de promouvoir son bien-être général, était conforme aux principes de justice fondamentale, l’article 7 n’avait pas été enfreint.

Deux ans plus tard, cette interprétation élargie du droit constitutionnel à la liberté va être confirmée par la Cour suprême. Dans l’arrêt Godbout c. Longueuil (Ville)765 rendu en 1997, le juge La Forest, s’exprimant cette fois-ci au nom des juges L’Heureux-Dubé et

764 Id., par. 83. À l’égard de cette conclusion, il est loisible de souligner que dans les motifs conjoints qu’ils ont

rendus dans l’arrêt B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, précité, note 721, auxquels a également souscrit le juge Cory, il appert que les juges Iacobucci et Major, en concluant que « l’exercice de la liberté parentale qui compromet sérieusement la survie de l’enfant » n’est pas garanti par le droit constitutionnel à la liberté consacré à l’article 7 de la Charte canadienne (par. 215), ne semblent toutefois pas différer d’avis avec les juges majoritaires quant à la portée constitutionnelle du droit à la liberté. Effectivement, dans leurs motifs conjoints, les juges Iacobucci et Major ne remettent pas expressément en question l’idée voulant que la portée du droit constitutionnel à la liberté puisse dépasser la simple notion d’absence de contrainte physique pour protéger une sphère limitée d’autonomie personnelle dans laquelle chaque individu peut prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne sans intervention étatique. De fait, ils reconnaissent que la liberté parentale est certes comprise dans la sphère d’autonomie individuelle constitutionnellement protégée à l’article 7 de la Charte canadienne, mais que sa portée ne va certainement pas jusqu’à permettre aux parents de prendre des décisions qui, en passant outre au droit de l’enfant à la vie et à la sécurité de sa personne, compromettent sérieusement sa survie (par. 214-215). Quant au juge Sopinka, la lecture de ses motifs ne permet également pas de conclure qu’il ait écarté l’interprétation libérale de la portée du droit constitutionnel à la liberté adoptée par les juges majoritaires dans cet arrêt. Effectivement, il a plutôt considéré qu’en l’espèce, « il n’était pas nécessaire de déterminer si un droit à la liberté était en cause du fait que l’exigence préliminaire d’une violation des principes de justice fondamentale n’était pas remplie » (par. 207). Seul le juge en chef Lamer a expressément écarté l’interprétation libérale préconisée par les juges majoritaires, en réitérant la position qu’il avait fermement défendue par le passé à l’effet que « d’une façon générale, l’art. 7 n’est pas conçu pour protéger les libertés individuelles, même fondamentales, si celles-ci n’ont aucun lien avec la dimension physique du concept de “liberté” » (par. 22). Bien qu’il ait conclu, à l’instar de ses collègues, qu’en l’espèce, l’article 7 de la Charte canadienne n’a pas été enfreint, il arrive cependant à ce résultat pour des motifs distincts. Plus particulièrement, contrairement à ses collègues, il est d’avis que « le droit à la liberté protégé par l’art. 7 n’a pas été violé parce qu’il n’inclut ni le droit des parents de choisir (ou de refuser) un traitement médical pour leurs enfants, ni, d’une façon plus générale, celui d’élever ou d’éduquer leurs enfants sans ingérence indue de la part de l’État. Bien qu’important et fondamental à l’intérieur du concept plus général de l’autonomie ou de l’intégrité de l’unité familiale, [le juge Lamer considère que] ce type de liberté (la “liberté parentale”) ne relève pas du champ d’application de l’art. 7. » (par. 1)

McLachlin, tout en réitérant le point de vue selon lequel le droit constitutionnel à la liberté devait être interprété largement, va préciser que la protection garantie par ce droit ne « s’étend [qu’]au droit à une sphère irréductible d’autonomie personnelle » au sein de laquelle « les individus peuvent prendre des décisions intrinsèquement privées sans intervention de l’État »766. Toutefois, même si, dans le cadre d’une société libre et démocratique, « l’individu doit avoir suffisamment d’autonomie personnelle pour vivre sa propre vie et prendre des décisions qui sont d’importance fondamentale pour sa personne »767, le juge La Forest va spécifier, réitérant ainsi l’opinion qu’avait précédemment formulée dans ses motifs dissidents la juge Wilson dans l’arrêt R. c. Jones768, que « nul ne peut, dans une [telle] société […], prétendre à la garantie de la liberté absolue d’agir comme il lui plaît »769. Les autorités étatiques détenant effectivement toute la latitude nécessaire pour imposer plusieurs formes de restrictions au comportement individuel au nom de l’intérêt commun770, c’est-à-dire des restrictions qu’elles jugent nécessaires pour préserver « la sécurité, l’ordre, la santé ou les mœurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui »771, tel qu’il avait précédemment énoncé dans l’arrêt B. (R.). En conséquence, selon le juge La Forest, l’autonomie protégée par le droit constitutionnel à la liberté permet à chaque personne de prendre des décisions fondamentalement ou essentiellement personnelles qui impliquent, par leur nature même, des choix fondamentaux, qui font intervenir « l’essence même des valeurs individuelles régissant l’organisation des affaires privées de chacun »772, c’est-à-dire des choix lui permettant ultimement de jouir « de la dignité et de l’indépendance individuelles »773.

766 Id., par. 66.

767 B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721, par. 80. 768 R. c. Jones, préc., note 741, par. 77.

769 Godbout c. Longueuil (Ville), préc., note 37, par. 66. Relativement au fait que le droit constitutionnel à la

liberté enchâssé à l’article 7 de la Charte canadienne n’est pas synonyme d’absence totale de contrainte, voir notamment : Renvoi sur le Motor Vehicle Act (C.-B.), préc., note 705, p. 524 ; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 785-786 ; B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721, par. 80 et 121.

770 B.(R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto, préc., note 721, par. 80. 771 Id., par. 89.

772 Godbout c. Longueuil (Ville), préc., note 37, par. 67.

773 Id., par. 66. Cette interprétation du droit constitutionnel à la liberté garanti à l’article 7 de la Charte

canadienne a depuis été adoptée et appliquée dans de nombreux arrêts subséquents de la Cour suprême, dont : Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), préc., note 745, par. 51 ; R. c. Malmo-Levine, [2003] 2 R.C.S. 571, par. 85.

Trois ans plus tard, la justesse de cette interprétation élargie du droit à la liberté, qui étend sa portée constitutionnelle aux « contraintes ou [aux] interdictions de l’État influ[a]nt sur les choix importants et fondamentaux qu’une personne peut faire dans sa vie »774, va être confirmée par les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-

Britannique (Human Rights Commission)775, dans lequel, sous la plume du juge Bastarache, ils