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Chapitre 4 : Étude sur l’acquisition de la compétence sociolinguistique par des apprenants

4.4. Discussion générale

Dans cette étude, nous avons examiné les productions de dix participants anglophones d’Irlande apprenants de FLE dans une tâche d’entretien guidé avec une enquêtrice. Dans ces productions, trois variables sociolinguistiques ont été examinées : la chute du « ne » de négation, la chute du schwa dans la structure je_C et la chute du /l/ dans la structure il(s)_C. L’appropriation de ces trois variables permettent, pour rappel, d’illustrer l’acquisition de la compétence sociolinguistique en français langue étrangère. Sur la base de ce que font les natifs dans leur usage, la chute des trois variables serait en effet le témoin de l’acquisition de la compétence sociolinguistique en français L2 (cf. section 2.3.). Sur la base du contenu des entretiens, deux groupes de participants ont été considérés : le groupe profité+, qui semble avoir profité du séjour en immersion en multipliant les échanges en français avec des locuteurs natifs notamment, et le groupe profité– qui semble avoir moins profité de l’expérience d’immersion que le groupe profité+ et qui n’a eu que peu d’interaction en français. Dans les productions des participants, le nombre total d’occurrences des structures des trois phénomènes et le nombre de réalisation des trois variables ont été comptabilisées manuellement pour chacun des participants et également selon les deux groupes (profité+ et profité–).

Les résultats de l’étude qui ont été rapportés dans la section 4.3. seront ici repris et commentés dans la perspective des objectifs présentés dans la section 4.1., qui sont, pour rappel, d’examiner, d’une part, l’existence d’une hiérarchisation dans l’apprentissage des trois variables dans la parole orale d’apprenants irlandais ayant passé au moins six mois en immersion et de comparer, d’autre part, les deux groupes de locuteurs : ceux qui semblent avoir profité de leur séjour en immersion (groupe profité+) et ceux qui semblent avoir moins profité

90 de leur séjour (groupe profité–). L’examen des trois variables selon le taux de chute et selon les deux groupes de locuteurs a permis d’entrevoir des réponses aux hypothèses énoncées à la section 4.1. Cependant, étant donné qu’aucun calcul statistique n’a été effectué sur les résultats de cette étude, ceux-ci doivent donc être considérés avec prudence. Cette étude permet néanmoins de présenter des tendances générales et observables liées à l’acquisition des trois variables et à la qualité d’immersion qui amènent un certain nombre d’éléments d’interprétation ainsi que des pistes de réflexion.

Regan, Howard et Lemée (2009) ont montré que les apprenants en immersion sont sensibles à la variation sociolinguistique, mais qu’il existe des différences importantes entre l’acquisition de variables établies depuis longtemps au sein de la communauté des natifs (p. ex.

la chute du « ne » de négation) et celle de variables qui sont moins voire pas du tout thématisées en classe de FLE, comme la chute de la liquide dans les pronoms « il » et « ils ». Sur la base de ces observations et dans le cadre de cette étude, il était attendu que le séjour immersif et les conditions de celui-ci aient un impact dans l’acquisition de la compétence sociolinguistique, illustrée dans ce travail à travers les trois variables.

Sur la base de la première hypothèse relative à la hiérarchisation de l’acquisition des variables, nos résultats laissent entrevoir une forme de hiérarchie dans l’acquisition de phénomènes attestant de la compétence sociolinguistiques. Les participants de notre étude semblent en effet avoir mieux acquis la chute du « ne » de négation que les deux autres variables. La chute du « ne » de négation est, selon les propos que nous avons recueillis, la variable la plus thématisée dans l’enseignement du FLE, et notamment à l’UCD (cf. section 2.3.), des trois variables examinées dans ce travail. Nos résultats confirment qu’elle est la variable la mieux acquise pour chacun des dix participants. Malgré cela, la moyenne de taux de chute des dix participants de l’étude, qui est de 58.68%, est très éloignée du taux de chute des natifs, qui, par exemple, avoisine les 99% pour des locuteurs suisses romands d’un âge similaire dans l’étude d’Isely, Didelot et Racine (2019).

Le taux de chute du schwa dans la structure avec « je » suivi d’une consonne, qui est de 15.31%, est bien en-dessous de celui de la chute du « ne » et la différence entre les taux de chute de ces deux structures fait écho aux résultats de Regan, Howard et Lemée (2009) avec des apprenants irlandais ainsi que ceux d’Isely, Didelot et Racine (2019) avec des apprenants tessinois et zurichois. Ces deux études montrent également une hiérarchisation dans l’acquisition de différentes variables, avec des taux de chute pour le « ne » de négation supérieurs aux autres variables examinées. La tendance observée dans la présente étude est donc la même que dans les résultats de ces deux études. La chute du schwa dans la structure avec

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« je » est une variable moins thématisée que la chute du « ne » dans l’enseignement du FLE et est donc une variable moins bien acquise par les apprenants.

La chute du /l/ dans la structure il(s)_C ne semble en revanche pas être une variable moins bien acquise que la chute du schwa dans je_C, contrairement à ce que suggère la première hypothèse de cette étude. Les variables avec « je » et « il(s) » ne paraissent en effet pas être soumises à une hiérarchisation entre elles. La chute de la liquide dans la structure je_C ne semble ainsi pas être mieux acquise que la chute du /l/ dans la structure il(s)_C, les taux de chute dans les deux structures étant très proches.

La tendance semble montrer que, dans le cas de cette étude, il existe bien une hiérarchisation dans l’acquisition des trois variables examinées, mais qu’elle se situe entre la chute du « ne » de négation, d’une part, et les chutes du schwa dans je_C et de la liquide dans il(s)_C, d’autre part, et non pas entre les trois variables tel que nous en avions fait l’hypothèse.

La seconde hypothèse de cette étude était relative à la qualité du séjour en immersion illustrée par les deux groupes de locuteurs, profité+ et profité–, et à l’acquisition de la compétence sociolinguistique, illustrée par les trois variables de notre étude. Il était attendu que le groupe profité+, qui, selon les dires des participants eux-mêmes, semblent avoir bénéficié d’une multiplicité d’input et de contacts avec les locuteurs natifs, ait des taux de chutes des trois variables plus élevés que le groupe profité–, qui n’a pas bénéficié d’une qualité d’immersion comparable. D’après les résultats présentés dans la section 4.3., il semblerait que la qualité d’immersion ait un effet sur l’acquisition de ces variables, mais pour deux des trois seulement.

En effet, le fait de multiplier les échanges en langue cible et d’avoir des interactions avec des locuteurs natifs pendant un séjour en immersion semble avoir un effet sur les variables moins thématisées, les structures je_C et il(s)_C, mais pas sur la chute du « ne » de négation.

L’examen des variables a par ailleurs montré des tendances similaires entre les deux variables phonétiques, qui sont la chute du schwa dans la structure je_C et la chute de la liquide dans la structure il(s)_C. Il est par ailleurs intéressant de rappeler que l’ordre des participants du groupe profité+ est le même dans les figures 6 et 8 de la section des résultats qui présentent les taux de chute de chacun des participants. L’ordre des participants du groupe profité+ dans ces deux figures semble indiquer que le processus d’acquisition de ces deux variables phonétiques suit une même tendance pour les participants de ce groupe. Néanmoins, bien que l’effet du séjour semble avoir un effet positif sur ces deux variables, les résultats pour la chute du schwa dans la structure avec je_C sont très loin du taux de chute que l’on peut observer chez les locuteurs natifs, qui s’élève à 92.17% d’après l’étude d’Isely, Didelot et Racine (2019) avec des locuteurs

92 natifs suisses romands. Ainsi, un séjour en immersion qualitatif de plusieurs mois ne permet tout de même pas d’avoisiner le taux de chute des locuteurs natifs.

Concernant la chute du « ne » de négation, les groupes profité+ et profité– ont une moyenne de taux de chute similaire, respectivement 58.41% et 59.26%, ce qui permet en effet de penser que la qualité d’immersion n’a pas d’impact sur l’acquisition de cette variable.

Plusieurs facteurs pourraient être à l’origine de ce résultat et permettre de l’expliquer.

Premièrement, la chute du « ne » de négation est, pour rappel, parmi les trois variables examinées dans cette étude, celle qui est la plus thématisée dans les manuels en classe. Bien que dépendant du type d’enseignement reçu durant le parcours d’apprentissage, la chute du

« ne » de négation pourrait ainsi être une variable acquise rapidement dans l’apprentissage du FLE. Elle pourrait donc être en voie d’acquisition dans le contexte de la salle de classe déjà, même si l’apprenant a peu de contacts et d’échanges réels en français. L’exposition de l’apprenant dans ce contexte de cours pourrait ainsi suffire à l’acquérir partiellement et la mettre en pratique de façon récurrente dans le discours. Ce raisonnement permettrait d’expliquer partiellement les résultats de la présente étude, dans laquelle le groupe profité– a un taux de chute pour le « ne » de négation similaire à celui du groupe profité+. La variable de la chute du

« ne » de négation serait en fait une variable déjà partiellement acquise par tous les participants avant le séjour en immersion. Une étude longitudinale s’intéressant à l’acquisition de cette variable avant le séjour en immersion puis en rentrant de ce séjour avec ces mêmes participants pourrait permettre de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse. Regan (2002, 2003) a examiné l’acquisition de cette variable dans une étude longitudinale s’étalant sur une période de trois ans environ et dont les entretiens ont eu lieu à trois moments : l’année juste avant leur séjour en immersion dans une région ou un pays francophone, à leur retour d’immersion et une année après leur retour d’immersion lorsqu’ils ont retrouvé un cadre d’enseignement plus formel. Les résultats ont montré que les participants de l’étude avaient, l’année avant leur départ, des taux de chute du « ne » de négation très variables, mais que la plupart avait déjà inséré de temps à autre le phénomène dans leur discours. Cependant, d’autres pistes d’interprétation, dont il sera question plus loin dans cette discussion, nous amènent à penser que la variable de la chute du

« ne » de négation n’est probablement pas assez thématisée en classe à l’University College Dublin pour expliquer le taux de chute de 60%. Le deuxième facteur ci-dessous semble donner une explication plus plausible.

La variable de la chute du « ne » de négation est un phénomène qui est établi depuis longtemps et connu des natifs (voir Regan, Howard et Lemée, 2009 ; Armstrong et Smith, 2002), ce qui n’est pas toujours le cas des deux autres variables. Les locuteurs natifs du français

93 sont en effet souvent conscients qu’ils n’emploient que très rarement la particule de négation à l’oral. Malgré cela, comme mentionné dans la section 2.3.1., la chute du « ne » de négation est communément perçue comme relevant d’un style de langage familier. Gadet (1989) mentionne à ce propos que la chute du « ne » de négation est « l’un des stéréotypes les plus fréquemment soulignés comme signe d’un discours négligé » (1989 : 127). On peut donc imaginer que cette variable fait probablement aujourd’hui encore l’objet de débat sur le « bien parler » et sur la forme correcte ou incorrecte de la négation dans la langue orale et qu’elle fait peut-être même l’objet de corrections plus ou moins strictes de la part des locuteurs natifs sur la manière de parler des apprenants. Bien évidemment, il s’agirait, dans ces cas-là, de locuteurs natifs du français qui n’auraient pas été sensibilisés à la variation et qui seraient inconsciemment héritiers des discours normatifs de longue tradition. Partant de cette supposition, il est possible d’envisager que les participants du groupe profité+ qui ont eu des contacts récurrents avec des locuteurs natifs aient maintenu le « ne » de négation à la suite de possibles corrections, conseils ou indications d’autres locuteurs à propos de l’emploi de cette variable. Ces éventuels échanges avec les locuteurs natifs à propos d’une « meilleure » façon de parler ou de ce qui est considéré comme « correct » ou « incorrect » en français oral ont en effet peut-être complexifié leur interprétation de l’emploi de cette variable et les ont peut-être amenés à la maintenir dans le plus souvent des cas, ce qui les aurait donc ramenés à un niveau de taux de chute similaire à celui du groupe profité–. Il est toutefois important de se rappeler que nos résultats montraient une grande variabilité individuelle et qu’il est par conséquent difficile de les interpréter précisément.

Les représentations et les idéologies liées à la « bonne » façon de parler ou à ce qui est

« correct » ou ne l’est pas constituent l’une des autres pistes d’interprétation qui pourraient expliquer le manque d’effet de la qualité du séjour immersif sur la chute du « ne » ainsi que la grande variabilité entre les participants. Les représentations que les apprenants ont sur la langue ou celles qu’ils reçoivent par l’intermédiaire d’un enseignant ou d’autres locuteurs pourraient avoir un effet important sur leur manière de considérer l’emploi de variables telles que la chute du « ne » de négation. Différents extraits transcrits dans le cadre de cette étude permettent d’illustrer cela et de rendre compte de la diversité des représentations sociales sur des phénomènes de langue tels que le « ne » de négation.

Le premier extrait est issu de l’entretien avec une participante du groupe profité– qui, bien qu’elle fasse souvent usage de la chute du « ne » (taux de chute de 63.29%), se représente cette variable comme quelque chose de négatif pour ses études de français.

94 Pendant ma deuxième année […] les profs ont toujours dit « ne blabla

pas » ou « ne pas » et en France toujours il dit « je sais pas » et c'est un mal chose probablement pour mes études mais j'ai l'habitude maintenant de ne pas dire le « ne »

(CM2, groupe profité–)

Cette participante semble avoir l’idée que faire chuter le « ne » de négation en parlant français constitue une mauvaise habitude pour ses études de français. Elle compare l’input reçu durant sa deuxième année à l’University College Dublin à celui de France pendant son année d’immersion et met en évidence qu’il existe bien une différence entre le français des cours en Irlande et sur le terrain francophone de son immersion. Dans cette perspective, il est également possible de faire l’hypothèse que les participants de l’étude aient porté une attention particulière à ce phénomène pendant l’entretien avec l’enquêtrice ou qu’ils aient plus généralement surveillé leur manière de s’exprimer45.

Le deuxième extrait est tiré d’un entretien avec une participante appartenant au groupe profité+ de cette étude. Contrairement à la participante de l’extrait précédent, celle-ci se représente le fait de conserver le « ne » de négation comme un trait langagier qui la catégoriserait comme locutrice étrangère.

Je crois que [pour] les gens c'est plus évident que tu es une étrangère si tu dis « je ne ne ne »

(CM1, groupe profité+)

Cette participante perçoit donc le maintien du « ne » de négation comme une caractéristique qui ne semble pas être un attribut désirable pour elle. Pour appuyer cette réflexion, elle insiste plus loin dans l’entretien sur le fait que les grands-parents des enfants, qui parlent, selon elle, un « bon » français, n’utilisent pas le « ne » de négation lorsqu’ils parlent. Cette participante a séjourné à Paris et en Bretagne pendant six mois en qualité de jeune fille au pair dans une famille issue d’une classe sociale plutôt élevée et a beaucoup côtoyé les grands-parents des enfants pendant son séjour. Les grands-parents semblent représenter, pour elle, un modèle d’usage « correct » du français. Ainsi, le fait qu’ils parlent un « bon » français et qu’ils

45 Ces considérations font référence au « paradoxe de l’observateur », conceptualisé par Labov (1972) (cf. note de bas de page n° 40 dans le chapitre trois de ce travail).

95 suppriment le « ne » de négation semble appuyer sa réflexion que la chute du « ne » de négation est une variable valorisée et souhaitable. D’après l’extrait ci-dessus, selon elle, le maintien de cette variable engendrerait la catégorisation du locuteur comme étranger. Cette réflexion semble traduire l’importance que représente l’appartenance à la communauté de locuteurs francophones pour cette participante et que le fait de ne pas faire chuter le « ne » l’exclue de cette communauté.

Le cas de la chute du « ne » de négation tel qu’il est envisagé par les deux participantes ci-dessus met en exergue l’implication sociale qu’a la mise en usage de l’une ou l’autre des formes de cette variable. D’une part, la chute de ce morphème de négation est considérée comme étant probablement peu adéquat pour le niveau de français attendu dans le cadre d’études universitaires. D’autre part, le maintien de cette variable est envisagé comme un élément permettant de catégoriser le locuteur comme étranger, ce qui l’empêche probablement de s’identifier à la communauté de locuteurs de la langue cible et de faire partie de celle-ci.

Labov (1972) souligne l’importance de l’implication de la variation sociale et stylistique chez les locuteurs et oppose referential meaning46 et social significance47. Il indique que la variation sociale et stylistique implique l’option de pouvoir dire « the same thing in several different ways : that is, the variants are identical in referential or truth value, but opposed in their social and/or stylistic significance »48 (1972 : 271). D’après les extraits présentés ci-dessus, la variation autour du « ne » de négation peut revêtir une signification et une valeur sociales importantes pour les participants, ce qui les amène à ajuster et reconsidérer son usage en fonction de celles-ci.

Une autre piste d’interprétation qui pourrait expliquer le manque d’effet de la qualité du séjour immersif sur la chute du « ne » ainsi que la grande variabilité entre les participants est celle des retours et des commentaires qu’ils reçoivent lorsqu’ils sont de retour en classe après un séjour en immersion. Ces retours peuvent par exemple intervenir sous forme de corrections ou de remarques de la part des enseignants dans les cours. Les participants de cette étude ont été enregistrés au début de l’année académique qui a suivi leur retour d’immersion. A titre d’exemple, on peut citer le cas d’une de nos participantes, qui a séjourné huit mois à Montréal et dont on a voulu corriger l’accent une fois de retour en classe en Irlande, comme en atteste l’extrait suivant :

46 « la signification référentielle » [traduction personnelle].

47 « la signification sociale » [traduction personnelle].

48 « la même chose de différentes manières : c’est-à-dire que les variables sont identiques du point de vue de leur valeur référentielle et de la valeur de vérité, mais qu’elle sont opposées dans leur implication et signification sociales et/ou stylistiques » [traduction personnelle].

96 parce que quand j'ai retourné en Irlande j'étais dans les cours et j'ai

remarqué que je parle avec une accent un peu différent que les autres

remarqué que je parle avec une accent un peu différent que les autres