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Chapitre 2 : L’acquisition de la compétence sociolinguistique en L2

2.3. Phénomènes et acquisition de la compétence sociolinguistique

2.3.3. La chute de la liquide /l/ dans « il(s) » suivi d’une consonne

L’élision de la liquide /l/ est un autre phénomène pouvant attester de l’acquisition de la compétence sociolinguistique et est une variable que Regan, Howard et Lemée (2009) caractérisent comme étant un exemple de variation phonologique. La liquide /l/ est omise dans des structures avec « il » telles que [iva] pour « il va », [ija] ou [ja] pour « il y a », ou celles avec « ils » comme dans [ipaʁt] pour « ils partent ». Mougeon, Nadasdi et Rehner (2002) mentionnent que la chute du /l/ dans le pronom sujet « il » suivi d’une consonne est un contexte particulièrement favorable à la chute de la liquide. Tout comme pour la chute du schwa dans

« je » suivi d’une consonne, la chute du /l/ dans « il(s) » suivi d’une consonne s’insère dans un phénomène variable plus large, qui est celui de la chute de la liquide /l/. Ce phénomène plus général ne sera pas non plus explicité ici et il ne sera ici question que de la chute du /l/ dans

« il » et « ils » suivis d’une consonne.

Cependant, d’un point de vue historique, il est intéressant de relever que, comme l’indique Howard (2006), les caractéristiques qui sont communément utilisées pour définir le phénomène général de la chute du /l/ se basent sur la distinction entre les registres formel et informel. L’effacement du /l/ relève en effet du registre informel, tandis que le maintien de la liquide relève du formel. Howard (2006) ajoute qu’en effet, l’effacement du /l/ est perçu par les

53 locuteurs natifs comme n’étant pas conforme au français standard, bien que ce phénomène soit attesté et observé presque systématiquement dans l’usage des locuteurs natifs. Armstrong (2002) souligne que l’effacement de la liquide dans « il » ou « ils » est peut-être également le résultat d’une assimilation entre le pronom sujet et la forme verbale déclinée. En effet, tout comme la chute du schwa dans « je » suivi d’une consonne, l’effacement du /l/ permettrait alors l’accolement du pronom sujet « il » ou « ils » avec le verbe et engendrerait ainsi la simplification de la prononciation. Regan, Howard et Lemée (2009) indiquent par ailleurs que ce phénomène est aussi en plein changement, ce qui renforce peut-être l’idée d’une évolution de la langue. Blanche-Benveniste (1997) mentionne, quant à elle, à propos de l’élision du /l/

préconsonantique qu’il est ancré dans la prononciation courante au point où il est aujourd’hui impossible de le considérer comme marginal.

Concernant l’usage en français L1, l’étude de Poplack et Walker (1986) indique que les locuteurs de Ottawa et Montréal élident de façon catégorique la liquide dans « il » et « ils ». En France métropolitaine, l’étude d’Armstrong (1996) montre que les locuteurs adolescents suppriment de façon presque catégorique la liquide dans le pronom singulier « il ».

Dans le cas des apprenants de français L2, l’étude de Mougeon, Nadasdi et Rehner (2010) a examiné, entre autres, l’élision du /l/ chez des apprenants ayant vécu en immersion au Canada et les résultats montrent que la liquide /l/ est presque systématiquement maintenue pour

« il » et « ils ». Thomas (2002), quant à lui, examine un groupe d’apprenants universitaires de français L2 qui ont passé une année d’immersion en France. Ses résultats montrent un taux d’élision de la liquide d’environ 22% pour les pronoms « il » et « ils » confondus, ce qui est plus élevé que dans l’étude de Mougeon, Nadasdi et Rehner (2010). Thomas (2002) soulève en particulier l’impact du contact des apprenants avec des locuteurs natifs sur l’élision de la liquide en général. Les résultats donnés dans Regan, Howard et Lemée (2009), repris de l’étude de Howard, Lemée et Regan (2006), dont l’étude examine des apprenants irlandais de retour d’un séjour en immersion d’une année en France, indiquent un taux d’élision du /l/ dans « il »30 de 39%. Ce résultat est plus élevé que les résultats obtenus tant dans l’étude de Mougeon, Nadasdi et Rehner (2010) que dans celle de Thomas (2002), mais ils restent considérablement plus bas que les taux d’élision des locuteurs natifs mentionnés par Poplack et Walker (1986) et Armstrong (1996). L’effacement du /l/ préconsonantique dans « il(s) » semble donc être une variable difficile à acquérir pour les apprenants.

30 Les résultats indiqués dans Regan, Howard et Lemée (2009), repris de Howard, Lemée et Regan (2006), ne font pas la distinction entre « ils » et « elles » et il est donc impossible de donner le taux d’élision du /l/ dans le pronom

« ils » pour cette étude.

54 Comme pour la chute du « ne » de négation et la chute du schwa dans « je » suivi d’une consonne, trois manuels ont été examinés pour voir si le phénomène de la chute du /l/ dans

« il » et « ils » est abordé. Il s’agit des trois mêmes manuels que nous avons étudiés pour les deux autres phénomènes. Dans le manuel généraliste Totem 3 (Lopes et Le Bougnec, 2015) adressé aux apprenants de niveau B1, la chute de la liquide dans « il » et « ils » suivis d’une consonne est mentionnée très brièvement dans un encadré à la fin du manuel, dans la section

« Précis de grammaire ». Il est indiqué qu’au niveau de langue familier, « on utilise ‘y’ au lieu de ‘il’ » (2015 : 171). Il s’agit ici encore d’une opposition entre deux niveaux de langue : le niveau courant et le niveau familier. Dans l’ouvrage plus spécialisé de Léon (2003), intitulé Exercices systématiques de prononciation française, figurent des explications relatives notamment à la prononciation du /l/ lorsqu’il apparaît dans un groupe de consonne, mais aucune information n’est donnée quant à son élision dans « il » ou « ils » lorsqu’ils sont suivis d’une consonne, ou concernant son éventuelle élision en général. Dans Phonétique progressive du français (Charliac, 1998 : 174), il est indiqué que, dans le style familier, il est possible d’entendre « i’ peut plus » ou « i’ peut p’us » pour « il peut plus ». Pour rappel, cet ouvrage indique qu’il existe trois styles différents en français : les styles soutenu, familier, et naturel.

Comme pour l’effacement du schwa dans « je », la chute de la liquide est considérée comme relevant d’un registre familier, bien que, comme nous l’avons vu, ce phénomène apparaisse presque systématiquement dans la langue orale des locuteurs natifs.

Sur la base de ces observations, on imagine la difficulté que peut représenter l’acquisition de cette variable par les apprenants de français langue étrangère, si, comme il semble être le cas, les manuels n’en parlent très peu, et si ces derniers indiquent qu’elle appartient à un registre familier, qui est peu valorisé et qui possède une connotation presque négative. D’après les informations recueillies à l’UCD, cette variable n’est pas non plus thématisée en classe par les enseignants du cursus de français. Plus globalement, concernant les phénomènes variables d’élision, Thomas (2002) souligne que, sur la base de l’enseignement actuel, tant que les apprenants ne vont pas résider en milieu francophone, leur expérience avec le français « se limite essentiellement à la langue écrite – qui n’élide jamais les variantes [observées à l’oral] – ou au français oral de gens éduqués, assistants et professeurs » (2002 : 12).

Au terme de cette section portant sur les variables attestant de l’acquisition de la compétence sociolinguistique, il semblerait que, sur la base des caractérisations des trois phénomènes qui seront examinés dans le quatrième chapitre, deux pôles principaux émergent : d’une part, celui

55 de la prononciation théorique, exacerbée par les discours plus ou moins normatifs des manuels et l’absence de thématisation de ces phénomènes en classe de langue, et d’autre part, celui de la prononciation réelle et de la langue en usage, qui fait fi des directives de manuels et autres indications prescriptives. Le premier donne l’image d’un français largement monostyle qui ne tient pas compte de l’usage des locuteurs natifs et qui relègue les phénomènes employés dans un soi-disant contexte informel à la catégorie de formes familières. Le second, à contrario, fait état de la langue dans sa dimension authentique et concrète en ayant pour seul précepte de tenir compte de la tendance véhiculée par les locuteurs natifs.

Plus généralement et au terme de ce deuxième chapitre, il apparaît que la compétence sociolinguistique est un outil indispensable non seulement à la bonne communication entre locuteurs d’une langue, mais aussi en tant qu’elle est porteuse du positionnement identitaire du locuteur, qui détermine la manière dont se place un individu à l’égard des autres locuteurs et à l’égard de la langue et de son usage. Ces éléments sont inhérents à l’aspect social de la communication, qui permet aux individus d’échanger et de se comprendre. L’acquisition de cette compétence sociolinguistique dans le cadre de l’apprentissage d’une L2 est influencée par différents facteurs, tels que l’input et le contexte d’acquisition de la L2, mais aussi des facteurs identitaires tels que le genre, l’âge et la motivation. Tous ces facteurs sont déterminants dans l’acquisition de cette compétence, qui peut se traduire par l’emploi de différents phénomènes observés et attestés dans l’usage des locuteurs natifs de la L2. Ces phénomènes, dont trois seront examinés dans l’étude du chapitre quatre, ne semblent pas être systématiquement thématisés en classe. Il semble par ailleurs que, en particulier dans le cadre du cursus universitaire de français à l’UCD, la langue orale n’est en général que peu considérée dans l’enseignement, ce qui témoigne de la perpétuation de la suprématie de la langue écrite.

Le chapitre suivant présente différents corpus existants, et notamment le projet IPFC, qui constitue le cadre de l’étude menée en Irlande, ainsi que quelques études menées sur la base de corpus en français L1 ou L2 qui permettent d’explorer les perspectives didactiques de l’utilisation de corpus.

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