• Aucun résultat trouvé

Discussion concernant les différences inter-linguistiques

3.   Observations développementales

3.3.   Discussion concernant les différences inter-linguistiques

Grodzinsky, 1998, [cité par Zesiger et al., 2010]), [que] le croisement de chaine serait responsable d’une complexité structurelle plus grande dans la dérivation des [pronoms]

objets comparés aux […] réflexifs, ce qui expliquerait le délai rapporté dans les données » (p. 597).

Pour conclure ces deux sections questionnant la connaissance des principes de liage par les enfants, un résumé des observations inter-linguistiques est effectué ci-après, en contrastant les études portant sur la compréhension et celles portant sur la production. En effet, les études développementales menées avec des enfants francophones (et plus généralement de langue romane) montrent un délai systématique dans la production des pronoms, au contraire des langues germaniques où les études rapportent un faible taux d’omission du pronom (Bloom et al., 1994). Zesiger et al. (2010) expliquent ce délai par la plus grande complexité structurelle (croisement de chaines) des pronoms par rapport aux réflexifs en français. Les études portant sur la compréhension montrent le pattern inverse : les enfants francophones montrent généralement de bonnes performances dans l’interprétation du pronom (même si les enfants les plus jeunes semblent montrer de meilleures performances avec les réflexifs), contrairement à ce qui a été trouvé dans la littérature concernant l’acquisition des langues germaniques. Diverses hypothèses pouvant intégrer ces résultats inter-linguistiques sont examinées ci-après, dans le sous-chapitre 3.3.

3.3. Discussion concernant les différences inter-linguistiques

 

Une des conclusions possibles aux résultats présentés dans le sous-chapitre 3.2. serait de remettre en cause l’hypothèse des connaissances innées (présentée dans le chapitre 1).

Pour rappel, cette théorie propose que l’acquisition du langage soit considérée comme un processus résultant de l’interaction entre un certain nombre de Principes (innés et universels) et des Paramètres (formant un canevas développemental précablé et devant être activés en fonction de l’environnement linguistique disponible par l’enfant). Dans cette conception théorique, les Principes de liage sont considérés comme innés ; cependant les données de la littérature montrent un délai dans la compréhension des pronoms que cette théorie ne peut expliquer. McKee (1992) rappelle alors que les enfants démontrent une connaissance précoce des principes de liage A et C. Or, ces principes de liage sont formulés par la négative : par exemple, le principe C définit les référents auxquels une expression référentielle ne peut pas être liée. Etant donné que les enfants n’utilisent pas de preuves par la négation (negative evidence) dans l’acquisition de la syntaxe, sans la théorie des principes innés, « leur connaissance de ces principes n’aurait pas d’explication en terme d’apprentissage » (McKee, 1992, p. 42). McKee conclut que « remettre en question

l’hypothèse de connaissances innées nous laisserait sans explication de la connaissance précoce de ces principes par les enfants » (p. 42).

Considérant que cette théorie des connaissances innées n’est pas réfutée, trois groupes d’hypothèses ont été avancés dans la littérature pour expliquer cette différence de performance entre les réflexifs (principe A) et les pronoms (principe B), tout en tenant compte des différences inter-linguistiques observées : l’hypothèse de maturation des structures, l’hypothèse d’apprentissage lexical (Lexical Learning Hypothesis) et les hypothèses pragmatiques.

3.3.1. Hypothèse de maturation des structures

En considérant cette hypothèse, discutée entre autres par McKee (1992), « la connaissance innée des principes grammaticaux ne serait pas visible à certains âges précoces car certaines structures n’auraient pas encore maturé » (p. 42). En appliquant cette théorie à l’acquisition des principes de liage, cette dernière proposerait que les enfants de 3 ans acceptent erronément certaines références ne correspondant pas au principe B car certaines structures nécessaires à l’application de ce principe n’auraient pas encore maturé.

Wexler et Chien (1985) avaient eux aussi soulevé cette hypothèse et l’avaient réfutée car

« aucune raison théorique ne sous-tend l’hypothèse que le principe A deviendrait opérationnel (mature) avant le principe B » (Wexler & Chien, 1985, cité par McKee, 1992, p. 43), ni celle que le principe B devrait être appris alors que le principe A ne le devrait pas.

Mais la critique principale de cette hypothèse (McKee, 1992) concerne les différences inter-linguistiques dans l’acquisition de ces principes, que cette hypothèse ne peut pas expliquer : il serait inadéquat de supposer que les structures des enfants parlant des langues romanes matureraient avant celles des enfants parlant des langues germaniques.

3.3.2. Hypothèse d’Apprentissage Lexical (Lexical Learning Hypothesis)

Cette hypothèse, discutée entre autres par Wexler et Chien (1985), maintient que

« les connaissances syntaxiques innées sont évidentes seulement lorsque l’enfant a appris les catégories lexicales ou les items auxquels ces connaissances s’appliquent » (McKee, 1992, p. 43). Ainsi, les principes de liage eux-mêmes opéreraient chez les enfants à des stades précoces et seuls les items lexicaux devraient être appris. L’accroissement linéaire des performances avec les réflexifs observé lors de l’étude de Wexler et Chien (1985) refléterait la mise en place de l’apprentissage lexical. Or, si cette hypothèse d’apprentissage lexical correspond bien avec les performances observées avec les réflexifs, elle ne peut expliquer les raisons pour lesquelles on observe, même à l’âge de 6;6 ans, de nombreuses violations du principe B (les pronoms doivent être libres dans leur domaine local).

Jakubowicz (1984, cité par McKee, 1992) envisage la possibilité que les enfants n’aient simplement pas appris que le pronom (le, la) est un pronom et qu’ils le catégorisent comme un réflexif. Wexler et Chien (1985) rejettent cette proposition en considérant que les enfants

à l’âge de 3-4 ans ont une utilisation correcte du pronom en production et que, s’ils traitaient les pronoms comme des réflexifs, ils auraient dû montrer une performance en compréhension aux alentours des 0% dans leurs expériences, ce qui n’était pas le cas (performances aux alentours du niveau de la chance). De plus, McKee (1992) ajoute que

« même si l’apprentissage lexical peut être lent, « renommer » un décalage syntaxique apparent en décalage lexical n’explique pas pourquoi le décalage existe » (p. 44) ni la raison pour laquelle certains items lexicaux prendraient plus de temps à être appris.

3.3.3. Hypothèse pragmatique

Cette hypothèse implique d’intégrer une dimension pragmatique dans le principe de liage B. Elle découle de la prise en compte des exceptions pragmatiques où une coréférence a priori contraire au principe B est acceptée : lorsque le pronom remplit une fonction déictique20.

En effet, Bloom et al. (1994) se sont questionnés sur la différence de performance entre la compréhension et la production de pronoms. Lors de leur étude longitudinale du langage spontané de trois enfants, ils ont observé que les enfants de 2-3 ans utilisent

« me » (me ou moi, pronom) et « myself » (me ou moi-même, réflexif) en accord avec la grammaire adulte. Les enfants ne produisent donc pas de violation du principe B en production, en contradiction avec les recherches sur la compréhension. Selon les auteurs, la meilleure explication pour ces résultats est de considérer que les enfants ont connaissance des principes de liages dès les tous premiers stades de développement du langage. Une des explications possibles de cette différence de performance entre la compréhension et la production est liée à ces quelques exceptions où l’on peut accepter « me » comme lié au sujet, tel que « I don't see you in the mirror but I1 do see me1 » (« Je ne te vois pas dans le miroir mais je me vois », McDaniel, Smith Cairns & Ryan Hsu, 1990, cité par Bloom et al., 1994, p. 69). Les enfants pourraient être insensibles aux indices signalant ces cas particuliers et ne pas distinguer les cas où le principe B s’applique de ceux où il ne s’applique pas.

Cette hypothèse est également soutenue par des observations d’ordre inter-linguistique. En effet, les pronoms dans les langues romanes ont comme propriété de ne pas pouvoir être utilisés dans une fonction déictique, au contraire des pronoms dans les langues germaniques. Or, dans les langues romanes, les performances en compréhension des enfants dès 3 ans sont similaires à celles des adultes (Jakubowicz, 1989 ; McKee, 1992 ; Zesiger et al., 2010). McKee (1992) trouve en effet des performances en compréhension similaires pour les enfants italophones et anglophones pour les réflexifs

                                                                                                               

20

 

Pour imager cette fonction, on peut imaginer que le pronom est accompagné d’un pointage, comme dans l’exemple : « I don't see you in the mirror but I1 do see me1 » (« Je ne te vois pas dans le miroir mais je me vois », McDaniel, Smith Cairns & Ryan Hsu, 1990, cité par Bloom et al., 1994, p. 69)

 

(95% de réponses correctes pour les enfants italophones, 91% pour les enfants anglophones) mais une grande différence de performance pour les pronoms (90% pour les enfants italophones, 61% pour les enfants anglophones).

Cette hypothèse sous-tend également les travaux de Chien et Wexler (1990). Dans cet article, les auteurs répliquent dans un premier temps les résultats des autres expériences présentées dans la section 3.2.1. Lors d’une tâche de mime d’actions (acting out), les enfants testés (entre 2;6 ans et 6;6 ans) montrent une meilleure performance pour les réflexifs (principe A) que pour les pronoms (principe B). Les auteurs ont alors testé l’acceptation de la coréférence du pronom avec un antécédent contenant un quantificateur (= antécédent quantifié) par une tâche de jugement oui/non21. En effet, l’utilisation du pronom dans une fonction déictique est impossible lorsque son antécédent contient un quantifieur. Dans cette tâche, les images présentaient divers personnages effectuant des actions sur eux-mêmes ou sur un autre personnage ; les stimuli linguistiques contenaient des pronoms variables22 (référant à des antécédents quantifiés) et non variables23 (référant à des antécédents référentiels). Deux des images présentées lors de cette expérience se trouvent ci-après en exemple (voir figure 12).

(1) (2)

C’est Maman Ours ; c’est Boucle d’or Ce sont les ours ; c’est Boucle d’or Est-ce que Maman Ours la touche ? Est-ce que chaque ours la touche ?

Figure 12

Exemples d’images utilisées dans l’expérience de Chien et Wexler (1990, p. 273). Le stimuli linguistique référant à l’image (1) contient un pronom non variable et celui référant à l’image (2) un pronom variable.

                                                                                                               

21

 

Dans cette tâche, une image était présentée à l’enfant, accompagnée d’une phrase d’introduction puis d’une question à laquelle l’enfant devait répondre par « oui » ou « non ».

22

 

Traduction de l’anglais, où les pronoms référant à un antécédent contenant un quantifieur (de type « chaque fille ») sont appelés variable pronouns.

23

 

Traduction de l’anglais, où les pronoms ne référant pas à un antécédent contenant un quantifieur sont appelés non variable pronouns. Ces pronoms réfèrent à un syntagme nominal de type « la fille » ou « Marie ».

 

Les auteurs ont constaté que les enfants les plus âgés (5-6 ans) répondaient erronément 5 – 6 ans montrent clairement leur connaissance du principe A et qu’ils montrent également leur connaissance du principe B « lorsque une coréférence accidentelle n’est pas permise » (p. 275) (antécédents quantifiés). Dans les cas des antécédents référentiels (non quantifiés), où « une coréférence accidentelle est permise », les enfants acceptent des « coréférences optionnelles » (Chien et Wexler, 1990, p. 275). Les auteurs suggèrent donc que les enfants ont connaissance du principe B mais que leurs performances ne reflètent pas toujours cette connaissance car ils n’ont pas appris les principes pragmatiques qui excluent le liage local des pronoms référant à des antécédents référentiels. Ainsi, quand ces facteurs pragmatiques sont appris, les performances augmentent. Les connaissances grammaticales sont donc là depuis le plus jeune âge.

Une autre expérience étudiant les performances des enfants pour les pronoms variables a été menée par Jakubowicz (1989), avec des enfants de langue maternelle française de 3;1 – 5;0 ans. Dans cette étude, Jakubowicz introduit des stimuli contenant des pronoms variables tels que « Chaque Schtroumpfette veut que Marie la brosse », où le pronom objet « la » réfère au syntagme nominal quantifié « chaque Schtroumpfette ». Les stimuli comprenaient également des phrases contentant des pronoms non variable (« Blanche Neige veut que Marie la mouche »), ainsi que des phrases contenant des réflexifs (« Chaperon rouge veut que Marie se peigne »). La tâche était une tâche de mime (acting out). Les résultats ont montré que les enfants, dès le plus jeune âge, obtenaient des performances sans différence significative entre les groupes d’âge, aux alentours des 90%, pour les réflexifs. Aucune différence significative n’a été trouvée entre les pronoms variables et les pronoms non variables. Pour finir, le pourcentage de réponses correctes pour le réflexif était significativement meilleur par rapport au pourcentage de réponses correctes pour les pronoms objets (variables ou non variables).

Jakubowicz conclut que « les enfants dès l’âge de 3 ans [interprétaient] correctement les phrases contenant des réflexifs » (p. 9). L’auteur relève que les enfants montraient de meilleures performances pour les pronoms non variables dans la tâche d’appariement (voir section 3.2.2) par rapport à la tâche de mime. Malgré cela, « des erreurs de liage des pronoms étaient commises dans les deux tâches », et « les erreurs de liage dans la tâche de mime se produisaient aussi bien avec des pronoms […] variables que ceux non variables » (p. 9).

Ainsi, l’asymétrie des performances entre les pronoms variables et les pronoms non variables a été observée en anglais (langue germanique, fonction déictique possible), mais pas en français (langue romane, fonction déictique impossible). Cette asymétrie entre les pronoms variables et non variables en anglais a été appelée « Quantificational Asymetry » (QA). Elle a cependant été récemment remise en question par plusieurs auteurs tels que Elbourne (2005) et Conroy, Takahashi, Lidz et Phillips (2009) (voir sous-chapitre 3.4.)

3.4. Observations méthodologiques

 

L’asymétrie dans les performances en compréhension entre les réflexifs et les pronoms dans les langues germaniques a toujours soulevé de nombreux questionnements. Certains auteurs se sont penchés sur les aspects méthodologiques ou extra-linguistiques pouvant intervenir dans ces performances. Bloom et al. (1994) considèrent que lors des tâches expérimentales, les enfants n’agiraient pas toujours en accord avec leurs connaissances linguistiques à cause de facteurs tels que les biais de réponses (aspects méthodologiques) ou une attention limitée (aspects extra-linguistiques). La méthodologie utilisée lors des expériences peut en effet influencer les performances observées à différents niveaux : Type de tâche : On peut distinguer deux types de tâches : les tâches on-line, qui mesurent un processus en temps réel (e.g., eye-tracking24) et les tâches off-line, ou tâches comportementales, qui mesurent un comportement et donc un processus déjà complet.

Bergmann et al. (2012) ont évalué l’impact de la tâche lors de l’évaluation de la compréhension des pronoms, en comparant une tâche comportementale (sélection d’images) et une tâche on-line (eye-tracking). Les résultats de la tâche d’eye-­tracking montraient une capacité émergente de compréhension correcte des pronoms à 4 ans.

Cependant, dans la tâche comportementale, les auteurs n’ont pas trouvé d’indication de cette différence concernant la compréhension des pronoms entre les deux groupes d’âge (3 ans vs. 4 ans) : les enfants de 4 ans montraient les mêmes performances concernant les pronoms par rapport aux enfants de 3 ans. Concernant les réflexifs, les enfants de 4 ans montraient de meilleures performances (aux alentours des 80%) que les enfants de 3 ans (aux alentours des 60%). Cette différence de performance entre réflexifs et pronoms dans la tâche comportementale réplique les résultats d’études précédentes. Les auteurs ont également relevé différents biais dans la tâche comportementale : un biais lié au côté de présentation de la carte pour les 3 ans, un biais de préférence pour une image représentant une action sur soi-même pour les 4 ans. Ces biais ont été interprétés par les auteurs comme une indication de la difficulté de la tâche : les enfants adoptent alors des stratégies de réponse. Les auteurs concluent que ces résultats suggèrent que l’asymétrie entre la

                                                                                                               

24

 

Dans une procédure d’eye-tracking, une caméra suit le mouvement des yeux sur l’écran, en mesurant de temps de fixation sur des subdivisions de l’écran établies auparavant.