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Entracte romanesque

-Oh pauvre, tu sèmes tes patates ! -Tu vois bien.

-C’est quoi que tu mets là ? -Des Bleues d’Auvergne.

-Ah oui, le grand-père en faisait, je m’en souviens. Ça donne pas grand-chose. Je me souviens plus bien du goût, du reste.

-C’est un vieux du village qui m’a donné ça. J’en ai jamais fait non plus.

-Ça vaut pas le coup de te fatiguer pour ça, je te dis. Tu vas à Gamm’Vert, c’est aussi bien. -Moi, monsieur, je préfère pas acheter de patates trafiquées.

-Tu parles, si ça donne rien, c’est bien la peine. Tu prends un bon lot et tu tournes deux-trois ans avec, voilà. Y’a pas besoin de se compliquer la vie. De toute façon, je vais te dire, nos patates, c’est tout plus ou moins trafiqué. Même tes Bleues d’Auvergne, sûrement.

-Au moins, y’a pas de produits dessus.

-Tu vas bien faire une autre race, un truc qui donne bien, de la Monalisa ou de la Bintje ? Le but c’est quand même de bouffer quelque chose, hein.

-J’ai fait des raves, aussi. J’ai pas besoin d’un champ de patates. -Et ta cave, elle va se remplir comment ?

-Je compte pas manger des patates tout l’hiver. -C’est pratique, quand même.

-À vrai dire, je préfère les raves. Les patates, je m’en lasse vite.

-C’est peut-être parce que tu plantes pas des variétés bien bonnes, hein ! -T’en manges pas tous les jours quand même ?

-Oh ben pas loin, surtout l’hiver. Au moins j’ai rien besoin d’acheter, hein. Pas de supermarché comme ça. Leurs légumes n’ont pas de goût, en plus. Ils ne sont pas même mauvais : ils n’ont aucun goût. Ou le goût de flotte, si tu préfères.

-Mais les gens vont là-dedans.

-Ils n’ont pas le temps, ça se comprend. Ils prennent ce qui vient. Attends, si on commence à faire attention à tout, on n’en finit plus. Si tu veux vivre un peu, tu prends les patates qui viennent, tu ouvres pas cent cinquante catalogues pour voir si c’est transgénique ou pas. -Tu fais confiance au supermarché ; je fais confiance à mon vieux. C’est comme ça.

-C’est pas une question que je fasse confiance au supermarché, je sais bien à qui profite le crime, quand même ! Mais, je veux que ça donne aussi.

-Que ça donne de la flotte comme tu dis.

-Attends, la Bleue d’Auvergne, c’est pas la panacée non plus.

-Tu te compliques bien la vie, va.

-J’ai rien à faire de mieux que de planter des patates, qu’est-ce que tu veux ! -Oh allez, prends pas la mouche comme ça.

Il est parti avec une poignée de violettes, il pourra essayer. À notre niveau, de toute façon, qu’est-ce qu’on fait à part des essais. Entre les raves, les carottes et les poireaux, j’aurai quand même un peu de quoi pour l’hiver. Il m’a quand même fait la leçon avant de partir:

-Ah monsieur veut peut-être tout contrôler ! Enfin, tu plantes ta patate, pauvre ami, c’est déjà pas mal. T’achètes bien autre chose, de toute façon, des petits biscuits qui valent pas mieux que les patates de Gamm’Vert. Dis pas le contraire, tu m’en as servi l’autre jour. Je t’assure, on peut pas faire attention à tout. On engraisse un industriel qui fabrique de la bouffe pour gagner du pognon, c’est tout, l’un ou l’autre. Ils regardent pas comment ils font et nous, on n’a pas le temps de tout vérifier, même quand on le sait. On y va le moins souvent possible, hein, voilà tout mais quand la vieille fait pas de gâteau, t’as le palais qui réclame. T’y vas, tiens ! Le problème, c’est la gamelle plus que ce qu’il y a dedans. Tu peux choisir la couleur de la gamelle si tu veux, ça changera pas la soupe. Là tu plantes tes patates, c’est bien, tu les as prises chez un vieux, tant mieux. Mais toi tu sors tout le temps, tu veux vivre, tu te jettes partout, alors t’en passes par la gamelle, c’est comme ça. Je te dis ça, je fais pareil, hein, attention, c’est pas pour t’accuser. Mais c’est pour dire qu’on est tous comme ça. On est rien, nous, franchement, hein, le pouvoir est là-haut.

Là haut, franchement… je lui suis rentré dedans comme c’est venu.

-Parce que tu crois que les PDG ou les ministres, ils choisissent leurs patates, eux. Ils ne peuvent même pas se déplacer sans un cortège de vigiles. Ils mettent le prix, ils disent d’acheter ce qui est le meilleur, on leur prend ce qui est le plus cher. Et leurs patates, je t’assure qu’elles valent peut-être pas la Bleue d’Auvergne. Ils décident de gagner du pognon, c’est tout, c’est pour ça qu’ils te font des races productives. On s’est nourri avant ça, t’inquiète pas. C’est eux qui ont besoin de nous. Franchement, la gamelle, ils la raclent plus souvent que nous.

Sur le coup, quand même, j’étais trop énervé. Je savais même à peine ce que je disais. Mais, c’est vrai, hein, qu’est-ce qu’ils peuvent choisir ces dirigeants ? Ils sont toujours en train de faire attention à tout et c’est des secrétaires qui s’occupent det leur emploi du temps. Ils peuvent même pas se promener tout seuls dans la campagne. Comme personne ne les aime, ils auraient trop peur de se faire bousculer. Ils vivent sous escorte. J’échangerais pas ma vie contre la leur.