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3. Qualités exprimées

3.2.2.1 DGPPE

La DGPPE n’a pas produit de plaquette présentant le projet de Bordeaux au moment de son ouverture, comme elle l’a fait pour Nantes et Grasse notamment. Nous avons appris que la nouvelle Agence de Maîtrise d’Ouvrage des Travaux du Ministère de l a Justice (qui poursuit les missions de la DGPPE depuis janvier 2002, cf. § 2.2.1 page 17) devrait publier cette plaquette au début du troisième trimestre 2004. Le retard s’expliquerait par l’attente de la fin des travaux (notamment les abords du palais et bien entendu la façade Est du bâtiment, dont la structure a été reconstruite suite à l’éclatement de certains des raidisseurs en verre initialement posés). Selon notre interlocutrice de l’Agence de Maîtrise d’Ouvrage, cette plaquette reprendrait la mise e n page des plaquettes éditées précédemment. Nous ne savons pas qui en sera l’auteur. Dans l’attente de ce document, le discours public de la maîtrise d’ouvrage peut être analysé à travers d’autres sources. En particulier, nous avons à notre disposition l a plaquette « Construire pour la justice – Un bilan à mi-parcours » publiée en 1998 (62). Cette plaquette a un statut ambigu : elle a été « conçue et réalisée par la revue Archicrée » comme l’indique la page intérieure de couverture (il s’agit d’un « numéro spécial », sans date), tandis qu’elle semble avoir été produite par la DGPPE, comme l’indique la quatrième de couverture. On peut sans doute y voir une opération de communication menée par la DGPPE au moment où les premiers nouveaux palais de justice sortaient de terre. Un entretien avec R. Eladari ouvre la plaquette, dans laquelle sont également présentées 8 réalisations de la DGPPE : Nice, Aix, Caen, Lyon, Montpellier, Nanterre, Melun et Bordeaux. Ce dernier projet fait l’objet d’un article de 9 pages, richement illustrées, signé Marie Bels. Sans considérer qu’il s’agit là d’une présentation « officielle » du bâtiment de Rogers, on peut supposer que la DGPPE a sinon décidé, du moins infléchi les modalités de présentation de ce bâtiment.

L’article décrit d’abord la composition du palais comme « le face à face étrange d’un grand vitrage derrière lequel sont exposés, dans une multitude de cages en verre, des individus au travail, et l’alignement vigoureux de sept énormes alambics, juchés s u r d’imposants trépieds. » Les circulations semblent frapper l’imagination :

Escaliers et passerelles suspendus dans le vide enjambent l’entre deux, dans u n enchevêtrement de tuyaux, tubes, câbles et tirants métalliques. Sur l’autre bord, u n e longue passerelle surélevée dessert un à un les alambics. A l’opposé, on accède a u x bureaux de verre par de sombre couloirs rectilignes, eux aussi parcourus par toute u n e tuyauterie digne d’une vision de Chris Marker.

Le bâtiment serait ainsi l’expression des « deux visages de la justice dans un face à face entre la banalité du long labeur de l’instruction et la sacralité de l’instant du procès ». Les bureaux sont décrits comme « simples et flexibles » :

Dans le rendu de concours, aucune affectation de bureaux n’était précisée, ni même l e cloisonnement. ‘Si on est spécifique, on risque de tomber dans les détails !’ déclarait à l’époque Ivan Harbour, l’architecte chef de projet du cabinet Rogers sur cette opération. Seuls les grands services étaient vaguement signalés, étage par étage. ‘Ainsi, c h a c u n pourra s’imaginer qu’il sera là ou là.’ Il a fallu plus d’un an pour définir avec l e s utilisateurs la localisation des services. Et encore se plaignent-ils du manque d e concertation.

62. DGPPE, Construire pour la justice, un bilan à mi-parcours, plaquette conçue et réalisée par la revue Archicrée, sans date (probablement 1998)

Les problèmes inhérents à l’organisation de ces bureaux font l’objet d’un paragraphe titré : « Les utilisateurs, quelques griefs ». L’article fait parler le président du TGI :

Le président actuel du TGI (…) nous confia son étonnement de constater à quel point tout était figé, dans un bâtiment dont on lui avait pourtant vanté la modularité. ‘Cela tient sans doute à la logique des concours, des procédures administratives et des marchés publics, toujours est-il que lorsqu’une chose a été prévue, il est quasiment impossible d e la modifier. Et d’ajouter que ce qui le frappait le plus ‘mais c’est peut-être inhérent a u système, c’est l’énorme décalage qu’il y a entre l’œuvre d’un architecte et le besoin d e base de l’utilisateur’, donnant en exemple la bataille qu’il a dû mener pour que l e s bureaux de l’instruction, qui donnent sur l’atrium, soient pourvus de stores pour e n garantir l’indispensable confidentialité.

On pourrait s’étonner de ce réquisitoire contre la procédure, dans un document dont nous avons dit qu’il est probablement une émanation du maître d’ouvrage. On comprendra mieux ce fait si l’on remarque que dans l’entretien qu’il accorde à la revue en introduction de ce même numéro, René Eladari lui-même exprime les difficultés qui résultent selon lui du processus réglementaire de la conception :

Ce qui me gêne dans la philosophie de la loi MOP c’est que la protection — trop cadrée à mon sens — du maître d’œuvre a des effets pervers. La distinction un peu rigoureuse entre tous les intervenants nous amène à un traitement séquentiel de la prescription. Actuellement, lorsque nous finalisons un programme, nous sommes dans l’obligation d e travailler avec des gens qui sont indépendants du maître d’œuvre, qui, lorsqu’il est choisi, ne peut pratiquement plus revenir sur le programme.

Ainsi les propos que la revue fait tenir au président du TGI de Bordeaux peuvent-ils être compris comme une expression indirecte de la position du maître d’ouvrage : rigidité du processus et trop forte protection de l’œuvre architecturale, entraînant des « effets pervers » parmi lesquels la question de la transparence des bureaux semble devoir être placée. L’article poursuit ainsi la description des bureaux de Bordeaux e n plaçant clairement ceux-ci comme objet d’opposition entre « les commanditaires » (qui peuvent désigner aussi bien le Ministère lui-même, la DGPPE ou les usagers magistrats et fonctionnaires) et « l’architecte » :

Ainsi, le cas des bureaux sera-t-il l’éternel [sic] pierre d’achoppement entre l e s commanditaires et l’architecte. ‘La base du concept était d’ouvrir le fonctionnement, explique ce dernier. Ce sera tout à fait transparent. Avec toutes ces passerelles, on verra de l’activité partout, pour que tout le monde voit qu’il y a des gens qui travaillent, qu’un palais de justice, ce n’est pas seulement des salles d’audiences.’

Près de la moitié des 4900 m2 de bureaux, prennent donc ‘le jour’ à l’arrière d e s alambics/salles d’audiences. En dépit de l’existence de nombreux faisceaux de vue e n direction de la cathédrale toute proche, les bureaux du niveau bas de l’atrium ont besoin de lumière électrique, à midi, en plein mois d’août. De plus, en raison d’un système d e conditionnement de l’air dans tout le bâtiment, ces bureaux, vitrés du sol au plafond, sont complètement dépourvus d’ouvrant, ce qui peut renforcer l’effet d’enfermement. Enfin, aux fonctionnaires et magistrats qui se sont plaints d’être directement exposés a u x regards, parfois plongeants, des passants qui déambulent dans la salle des pas perdus Ivan Harbour a répondu que la réciproque était aussi valable. ‘S’ils vous voient, v o u s voyez aussi ces gens. Il suffit alors de les regarder pour qu’ils détournent le visage. Donc les effets s’annulent.’ Le président, qui trouve ce parti pris intéressant, ajoute qu’on aperçoit maintenant des gens qu’on ne voyait pas auparavant. ‘Tiens, il y a telle personne qui travaille.’ Quel formidable système d’auto-surveillance, digne de Jeremy Bentham, maintenant qu’existe le verre ‘haute sécurité’.

L’auteur de l’article fait ici référence au philosophe anglais Jeremy Bentham (1748, 1832), fondateur de la doctrine de « l'utilitarisme » et inventeur entre autres d u « panopticon » (1794, projet de prison modèle disposée comme une roue autour d'un

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moyeu central où se trouvaient rassemblées les instances administratives), ainsi que des « villages panoptiques » qu’il imagina en 1797 pour abriter les laissés pour compte de la société. La critique du projet de Bordeaux est donc ici plutôt sévère et les éléments rapportés du discours de Ivan Harbour ne semblent pas choisis pour rassurer !

Par opposition à ces éléments critiques, la suite de l’article met en exergue « la sérénité des salles d’audiences » :

En face de cela, bonheur soudain, les salles d’audiences sont magnifiques et s i parfaitement protégées de l’extérieur qu’il y règne un calme et une sérénité remarquables. Une douce lumière céleste rebondit sur les centaines de petits panneaux recouverts d’une fine feuille d’érable vernissé formant les parois délicatement courbées de ces espaces insolites. Elles sont agrémentées de milliers de perforations assurant une acoustique, une ventilation et un éclairage d’appoint absolument impeccables.

Les espaces tertiaires « banalisés » sont alors opposés aux salles d’audience, « refuge » des concepteurs :

Cet effort de recherche, et le surcoût qui en résulte, illustrent bien la position d e s architectes. Si les bureaux sont banalisés, les salles d’audiences sont l’occasion d’un véritable travail sur l’espace et la matière. Il est particulièrement significatif qu’après avoir tout fait pour rendre transparente et accessible l’institution judiciaire, l e s concepteurs aient trouvé refuge dans les lieux de parole par excellence de cette institution. Ce sont les vestiges de sacralité. Traités ainsi, de tels espaces continuent, dans leur théâtralité même, d’affirmer la nécessité d’un espace pleinement socialisé, celui du pacte de la parole jurée.

Dans ce jeu entre bureaux panoptiques et salles d’audience refuges, la salle des pas perdus est décrite comme un interstice :

Quant à l’espace public, celui de la salle des pas perdus, il n’est plus que l’interstitiel, l’entre-deux ou l’en-dessous, dans cette logique d’objets reliés par des flux. (…) I l surplombe un véritable fossé, une faille dans toute la longueur du bâtiment, au droit d u logement de bureaux, reprenant d’autres coupures fondamentales : entre accessible et réservé, matière et transparence, extraordinaire et banalité. Ce face à face est alors démultiplié par l’usage (immodéré ?) du verre au nom d’une transparence idéale.

On peut s’étonner de constater que le parti environnemental et les fondements énergétiques du projet de Rogers sont oubliés dans cette description. Si le « système de conditionnement de l’air » a été évoqué plus haut pour expliquer l’absence d’ouvrants dans les bureaux, le rôle de l’atrium dans ce système n’est pas décrit, l’aspect symbolique occultant totalement l’aspect énergétique.