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Des contre-réformes qui se cherchent encore

L’ÉVOLUTION DE L’ENSEIGNEMENT DE LA GÉOMÉTRIE AU SECONDAIRE

65. G ROUPE ENSEIGNEMENT MATHÉMATIQUES (GEM) 1985

2.2.3 Des contre-réformes qui se cherchent encore

Des “contre-réformes” successives ont vu le jour, en France comme en Belgique, pas toujours si claires que cela, histoire de ménager à juste titre la susceptibilité d’enseignants malmenés. Dans ces contre-réformes, on en revient au paradigme de la géométrie “axiomatique naturelle” avec, entre autres, la notion “d’îlot déductif” par laquelle Choquet (1964) propose d’initier les élèves au raisonnement déductif sur des organisations déductives locales basées sur des axiomes qui ont une évi- dence physique. On note également un regain d’intérêt pour les propriétés de figures géométriques.

2.2.3.1 Des références au vectoriel surplombantes et peu convaincantes En ce qui concerne les types d’approches, la géométrie enseignée est un mélange entre la géométrie synthétique, la géométrie analytique et la géométrie vectorielle.

Plusieurs propriétés de figures géométriques dans le plan et l’espace sont explo- rées, dans une visée expérimentale, mais peu sont démontrées dans le cadre de la géométrie synthétique.

Le rapport de l’algèbre linéaire à la géométrie analytique demeure surplombant, les définitions initiales des objets géométriques étant données en termes de variétés linéaires et de variétés affines. Le passage du registre vectoriel au registre cartésien se fait alors par l’intermédiaire du registre paramétrique, le passage d’un registre à l’autre s’effectuant sans aucune référence théorique ni discours technologique. Cet état de choses conduit à des difficultés d’apprentissage liées, en particulier, aux équations cartésiennes d’objets géométriques perçues comme des étiquettes de ces objets plutôt que comme contraintes portant sur les coordonnées de leurs points (Lebeau et Schneider, 2010).

67. Ibid., p. 24.

68. PERRINet ZEHREN2009, p. 83–92. 69. DORIERet al.2000.

Le calcul vectoriel est présenté officiellement, dans les programmes scolaires, comme outil de résolution de problèmes géométriques ou comme tremplin vers des enseignements en physique. Mais, dans les pratiques enseignantes, l’enseignement proprement dit du calcul vectoriel est axé sur les aspects technologico-théoriques tandis que les types de problèmes et techniques relèvent plus de la géométrie ana- lytique et concernent assez peu les propriétés de figures remarquables. Il s’agira, par exemple, de déterminer l’équation cartésienne d’un plan passant par un point et parallèle à un plan donné.

Même si elle n’est guère assumée, l’algèbre linéaire demeure donc une référence dans les pratiques enseignantes, ainsi que le soulignent Ba et Dorier (2006) :

Malgré le rejet de la réforme des mathématiques modernes, le mo- dèle de l’algèbre linéaire, s’il a disparu officiellement des programmes du secondaire, continue de marquer l’organisation mathématique au- tour du vecteur. [...] On continue de faire “démontrer” sans le dire les axiomes de la structure linéaire.70

Quant à la notion de vecteur, elle est introduite en fin du degré inférieur de l’en- seignement secondaire, de manière “naïve”, en association avec la notion de trans- lation ou de variation de positions ou encore par le biais de trois caractéristiques non définies a priori – direction, sens et longueur – renvoyant ainsi l’élève à ce qu’il voit d’une figure qu’il est supposé interpréter en termes de segments orientés. C’est un retour aux leçons de géométrie de Jacques Hadamard (1898), qui traduit bien le lien naturel entre translation et vecteur quand il définit la translation :

Si, par tous les points d’une figure, on mène des droites égales, paral- lèles et de même sens, les extrémités de ces droites forment une figure égale à la première. [...] L’opération par laquelle on passe de la pre- mière figure à la seconde a reçu le nom de translation. On voit qu’une translation est déterminée quand on se donne en grandeur, direction et sens le segment tel que AA’, qui va d’un point à son homologue. Aussi désigne-t-on une translation par les lettres d’un tel segment : on dit par exemple la translation AA’.71

A nouveau, aucun discours technologique de type géométrique et/ou algébrique ne vient valider le lien entre le langage vectoriel (vecteurs égaux, multiples, ...) et les configurations géométriques dont il rend compte.

Tous ces facteurs rendent très incertaine l’existence d’une niche écologique où l’enseignement des vecteurs pourrait se nourrir d’enjeux didactiques consistants, qu’ils soient liés à l’algèbre élémentaire, à l’étude de la géométrie ou à celle de la physique :

Cependant, des aspects algébriques plus propres au vecteur, comme le lien avec le théorème de Thalès, sont passés sous silence. La dis-

70. BAet DORIER2006, p. 28. 71. Cité par BA2007, p. 64.

parition de toute niche algébrique opère toujours comme un manque, qu’une fois rejetée (à juste titre) la référence à la structure d’espace vectoriel, rien n’est venu combler. Dans ce sens, il conviendrait de s’in- terroger sur la nécessité d’assumer la part intrinsèquement algébrique du vecteur, qui n’est pas celle d’une structure linéaire, mais s’exprime de façon indissociable de la nature géométrique de ceux-ci.

Par ailleurs, la niche “outil performant pour la géométrie” a elle aussi du mal à fonctionner. Il est en effet difficile de trouver un problème de géométrie posé sans vecteur où la modélisation par des vecteurs conduise à un usage réellement performant de l’outil vectoriel. On a vu en effet, à travers l’évolution des programmes (et l’analyse histo- rique le confirme) que l’habitat géométrique n’était pas si naturel qu’il y paraît pour les vecteurs. Pour une part importante, le vecteur géomé- trique est une création didactique qui a permis à un moment donné de résoudre un problème idéologique et pratique dans l’organisation du savoir enseigné.72

De plus, en géométrie, le vecteur s’insère le plus souvent dans une approche analytique par les coordonnées. Cependant, comme l’explique Dorier (1997) :

S’il nous paraît évident que l’outil vectoriel enrichit de façon sub- stantielle la méthode analytique, la question se pose cependant de sa- voir à quel niveau de l’enseignement du vecteur il est le plus appro- prié d’introduire la représentation analytique. Il nous semble qu’il peut y avoir un danger à introduire trop tôt ce type de représentation, si l’on veut que l’aspect algébrique des opérations vectorielles (addition et multiplication vectorielle) prenne un sens suffisamment stable dans le contexte d’une géométrie sans coordonnées. Pour bien faire saisir l’intrication très spécifique du géométrique et de l’algébrique dans la constitution du vecteur et des opérations qui lui sont attachées, il semble préférable de ne pas introduire les coordonnées trop tôt, celles- ci risquant de cantonner l’aspect algébrique dans le seul cadre numé- rique. Par ailleurs, la représentation par les coordonnées est source de nouvelles difficultés dans la confusion entre segment orienté et vec- teur : par exemple, certains élèves confondent les coordonnées du vec- teur avec celles de l’extrémité d’un représentant.73

N’oublions pas de préciser qu’avec les interdits de la géométrie axiomatique au secondaire depuis la contre-réforme jusqu’au aujourd’hui, les éléments de la géo- métrie se développent à partir des axiomes dans un ordre presque intangible. De plus, comme l’analyse plus haut le GEM, pour arriver rapidement aux structures globales, on préfère donner des îlots déductifs avec des définitions qu’on peut ad- mettre sans démonstration mais parfois certains de ces îlots ne sont pas bien faits

72. BAet DORIER2006, p. 29. 73. DOUADY1997, p. 85–86.

donc ils ne sont pas clairs et rigoureux et par conséquence, les élèves éprouvent beaucoup de difficultés à les accepter comme tels. On va analyser ces difficultés en détail dans la section suivante avec le cas du vecteur.

En 1978, les nouveaux programmes apparaissent en France et, tout particulière- ment dans leur partie géométrique, ils mettent l’accent sur l’utilisation de l’acquis intuitif des élèves. Comme l’analyse Cisée Ba, le texte du programme précise que : “Le calcul vectoriel ne doit pas constituer un terrain purement algébrique ; la maî- trise de ses relations avec les configurations joue un rôle essentiel pour la résolution des problèmes de géométrie”.

C’était oublier que le vecteur géométrique est algébrique par essence et que cette nature algébrique n’a nullement besoin de s’afficher par l’intermédiaire de l’espace vectoriel. Les opérations sur les vecteurs géométriques sont constitutives du concept même de vecteur géomé- trique :

La longueur est la base de l’algébrique depuis Grecs.

Le sens (sur une même direction) est ce qui permet de considérer des grandeurs négatives incontournables dans la constitution de l’addition. La direction enfin est ce qui vient de l’idée de multiplication.

Cette dernière hypothèse est plus difficile à comprendre. Mais regar- dons ce qu’est la multiplication de deux vecteurs. Dans l’algèbre géo- métrique des Grecs anciens, la multiplication de deux nombres (c’est- à-dire de deux segments) est l’aire d’un rectangle. Si l’on passe du rectangle au parallélogramme apparaît dans la formule de l’aire le si- nus de l’angle formé par les deux côtés, c’est-à-dire la position relative de leurs directions (l’idée de négatif implique ici la prise en compte de l’orientation). Ainsi comme le souligne Grassmann dans l’introduction de l’Ausdehnungslehre, c’est le parallélogramme et non le rectangle qui symbolise le vrai concept de multiplication si l’on considère les grandeurs géométriques orientées (en direction et sens). Ce point de vue souligne l’importance de la direction des grandeurs géométriques dans l’idée de produit. (Dorier 2000, pp.79-80)74

A cela s’ajoute, pensons-nous, que le retour à la géométrie “naturelle”, au sens de Houdement et Kuzniak, où les propriétés de congruence, d’incidence et d’ordre demeurent empiriques, occulte ce qui fait de l’algèbre linéaire un véritable outil de preuve de propriétés géométriques.

Quant aux liens avec la physique, Cisée Ba souligne que la nouvelle définition du vecteur, comme élément d’un espace vectoriel issue de la nouvelle structuration de l’enseignement de la géométrie autour de l’algèbre linéaire, n’a pas eu d’incidence immédiate sur les pratiques enseignantes en physique. Voyons ce que dit Hulin, cité par Ba dans sa thèse :

La coordination physique - mathématique se complique : à côté du dé- calage dans le temps entre l’enseignement de mathématiques et les be- soins de l’enseignement de physique, il existe un décalage entre les mathématiques modernes enseignées et les mathématiques applicables utilisées dans l’enseignement de la physique.

Ba et Dorier (Ib.) estiment aussi qu’il n’est pas plus aisé de leur trouver une place dans ce contexte :

Reste la niche “outil pour la physique”, mais elle paraît aussi difficile à faire vivre. En effet, peu de situations physiques sont utilisables en troisième ou même en seconde, dans lesquelles le formalisme vectoriel soit vraiment pertinent. Le plus souvent, on trouve dans les manuels des habillages plus ou moins cachés de situations pseudo physiques. L’élève en est réduit à comprendre ce qu’on veut lui faire faire, faute de pouvoir avoir vraiment prise sur la situation physique en jeu.(Ba et Dorier, Ib., p. 29)

Comme Cisée Ba, les études des didacticiens de la physique par exemple mettent à jour certaines difficultés liées aux vecteurs et à leur utilisation en physique, et tentent d’éclaircir ce constat d’échec.

C’est ainsi qu’en 1973, Malgrange, Saltiel et Viennot réalisent une en- quête par questionnaire auprès d’étudiants entrant en première année d’université pour chercher à caractériser les significations que ceux-ci attachent aux vecteurs et leur utilisation en physique. Parmi les difficul- tés repérées, la plus tenace concerne l’addition vectorielle, à laquelle s’ajoutent celles dues au langage de la physique qui ne distingue pas en général la grandeur vectorielle de la grandeur scalaire (la vitesse désigne aussi bien le vecteur vitesse que l’intensité de la vitesse). [...] En somme, ces auteurs attribuent ces difficultés à “l’influence trop grande d’une géométrie mal articulée sur l’algèbre et qui laisse dans l’ombre bien des aspects des relations entre forces, mouvements et géo- métrie des déplacements.75”

Cet état des lieux ne facilite pas la compréhension, par les élèves, du concept même de vecteur, ainsi que l’ont mis en évidence plusieurs recherches en didactique dont celles de Le Thi Hoai (1997), Bittar (1998) et Pressiat (1999). C’est l’objet de la section suivante.