• Aucun résultat trouvé

Conclusion du chapitre

II.1. Des cadres théoriques pour saisir les mobilités urbaines

Pour saisir la mobilité, différentes approches existent à des niveaux d’agrégation différents : chacun de ces niveaux permet de comprendre certains aspects de la mobilité. Ces niveaux d’agrégation posent aussi une question fondamentale, celle de l’articulation entre une pratique individuelle et l’organisation de l’espace urbain.

II.1.1. Les flux de mobilité

En raison du mode de collecte des données sur la mobilité, l'approche agrégée a été pendant longtemps privilégiée pour comprendre les différentes formes de mobilité. L’approche agrégée s’intéresse à l’espace en tant que source du mouvement, révélant l’anisotropie propre à un espace urbain organisé. Cette organisation asymétrique de l’espace engendre des flux de déplacements de population entre les lieux, les lieux les plus attractifs attirant les personnes et les lieux les moins attractifs étant des sources de départ. Ainsi, ces flux de déplacements existent à différentes temporalités, la temporalité du quotidien avec les navettes qui voient les espaces résidentiels se vider de leurs actifs au début de la journée de travail et les retrouver à la fin de la journée, ou encore la temporalité plus longue des migrations où les individus quittent un lieu ou un pays pour un autre (à la différence près que dans les migrations, il n’y a pas de cycle avec un déplacement puis un retour au lieu d’origine).

• Les interactions spatiales au cœur de la géographie

Reprenant l’héritage laissé par la physique newtonienne, des géographes se sont inspirés du modèle gravitaire pour construire un modèle d’interaction spatiale permettant d’expliquer les flux entre différents lieux (Ullmann, 1954; Wilson, 1970). Cette théorie des interactions spatiales s’utilise particulièrement bien dans le cas des relations interurbaines, mais elle permet aussi d’analyser des relations au sein d’un seul espace urbain. L’hypothèse sous- jacente aux interactions spatiales est celle de l’anisotropie de l’espace. Les différenciations spatiales engendrent du mouvement mais de manière réciproque, elles ont été construites et renforcées sur le long terme par ces mouvements. Les différenciations spatiales s’expliquent par :

– la dissociation au sein de l’espace des activités : dissociation des lieux de résidence et de travail qui créent des déplacements domicile-travail,

– mais aussi par certaines spécialisations de l’espace : spécialisation de certaines régions dans la production industrielle à l’origine de flux matériels,

– et par des différences constitutives comme les régions du sud ensoleillées qui attirent des flux de touristes pendant les vacances.

Ces flux sont liés à l’évolution des transports et des communications. Ainsi, au moment où le chemin de fer a desservi l'ensemble du territoire français, les régions agricoles se sont spécialisées dans un type de production. Il n’était, en effet, plus nécessaire d’entretenir des cultures qui étaient plus productives dans d’autres régions et qui pouvaient être transportées facilement grâce au rail. Les interactions spatiales, nées des différentiels entre les lieux sont au cœur de la géographie (Pumain, Saint-Julien, 2001)

« Human population is not regarded as a static feature (the dot maps of conventional geographic analysis) but as complex of oscillating particles, with short loops connecting places of sleep, work and recreation, and longer loops connecting old hearths and new areas of migration. […] Each of these types of movement leaves its special mark on the face of the earth. » (Haggett, 1977, p.27)

• Une analogie avec une loi issue de la physique

Ces flux laissent une empreinte sur le territoire, mais ils naissent aussi des différences entre les éléments de ce dernier. Afin de comprendre ces interactions spatiales, les géographes ont utilisé une analogie avec la loi de la gravitation de Newton. En physique, cette loi qui s’appelle aussi loi de l’attraction universelle, explique l’attraction entre deux corps par la gravité. Les géographes, s’inspirant de cette loi, ont formalisé la relation entre les « masses » des objets géographiques, la distance qui les sépare et l’intensité des relations entre les objets géographiques considérés. La première formalisation du modèle gravitaire a été faite par le démographe E.G. Ravenstein dans les années 1880 (Haggett, 1977). Ravenstein, en s’appuyant sur l’analyse des migrations en Angleterre et au Pays de Galles, a remarqué que les migrants avaient tendance à aller vers les grandes villes et que les flux migratoires étaient sensibles à la distance entre le lieu d’origine et le lieu de destination. Selon ce modèle gravitaire formalisé plus tard par Stewart (1948), le nombre Fij des interactions entre deux

zones géographiques i et j est proportionnel au produit des masses Mi et Mj de chaque zone et

inversement proportionnel à la distance dij qui les sépare (Pumain et Saint-Julien, 2001) :

Fij = k Mi Mj dij–a

II.1. Des cadres théoriques pour saisir les mobilités urbaines

unités choisies pour exprimer les flux et les masses) et pour a, la rugosité de la distance (plus la distance est élevée, moins il y aura de flux).

Si la formulation du modèle gravitaire paraît simple, ses interprétations sont nombreuses. Il existe trois grandes familles de modèles gravitaire (Wilson, 1970) : le modèle sans contraintes, le modèle avec contrainte simple et le modèle avec contrainte double.

• Le modèle sans contraintes impose seulement pour l’estimation des paramètres que la somme des flux observés soit égale à la somme des flux estimés. Dans ce modèle, l’intensité des flux entre deux lieux ne dépend que de leurs caractéristiques propres. • Les modèles avec contrainte simple sont les modèles les plus utilisés dans

l’opérationnel. Dans ces modèles, les sommes originales de l’ensemble des flux émis ou reçus sont supposées connus.

• Les modèles avec contraintes doubles ont pour hypothèse la conservation de la somme des flux émis et reçus.

Parmi cette troisième famille de modèles, A. Wilson a proposé une interprétation prenant en compte la maximisation de l’entropie du système. L’entropie est une notion dérivée de la physique mesurant le degré de désordre d’un système par rapport à son état le plus probable. Le flux Tij entre deux zones i et j s’écrit ainsi :

Tij=Ai Oi Bj Dj (exp –b Cij)

Cij représente le coût de franchissement de la distance de i à j, Oi , la masse du lieu d’origine,

Dj, la masse du lieu de destination, Ai et Bj sont des paramètres calculés de façon itérative et

permettent la conservation du total des flux entre les valeurs estimées et observées. Le modèle de Wilson est un des modèles qui a connu le plus de succès en raison de son cadre théorique solide et de son efficacité opérationnelle.

• Un modèle avec de nombreux paramètres

Le modèle gravitaire est un des modèles les plus utilisés pour prédire les flux, ses applications sont nombreuses, y compris pour les flux immatériels. D. Josselin et B. Nicot (2003) utilisent ainsi le modèle gravitaire pour analyser l’évolution des échanges commerciaux entre l’Europe de l’ouest et les pays d’Europe centrale et de l’est dans le contexte de la fin des années 90 et donc de l’élargissement du marché européen.

Les masses et la distance ne sont pas définies à l’avance mais dépendent fortement du contexte de l’étude. Ainsi D. Pumain et T. Saint-Julien (2001) font remarquer que pour étudier des migrations résidentielles, la population résidente des communes d’origine et de destination peuvent servir de masse, tandis que pour des flux domicile-travail, la masse de la

zone d’origine peut être la population résidente, tandis que la masse de la zone de destination peut être le nombre d’emplois. Dans d’autres modèles, des indicateurs spécifiques sont calculés pour permettre une estimation de la masse (par exemple, le volume des ventes, ou la surface commerciale).

Qui plus est, à distance égale, et à masse égale, l’inscription territoriale des origines et des destinations peut aussi jouer sur les flux ainsi par exemple, N. Cattan et C. Grasland (1994) montrent qu’en République Tchèque, les migrations dépendent de la population des régions d’origine et de destination, de la distance qui sépare ces régions mais aussi du fait qu’elles soientt localisées ou pas dans le même Etat. Ainsi, le modèle gravitaire dans le cas des mobilités transfrontalières met en évidence des effets de barrière.

Notion fondamentale en géographie, la distance dij ne se limite pas à la simple distance euclidienne, son évaluation est liée à son utilisation. Dans les années 30, le modèle gravitaire est utilisé par W. Reilly (1931) pour étudier l’attraction des commerces de détails. Mais il a été très critiqué par son aspect déterministe et a été affiné par D. Huff. Le modèle de D. Huff (1964) permet de calculer les différentes aires d’influence de plusieurs attracteurs en distinguant des gradients d’attractivité pour chaque pôle et les zones d’indifférence. Ces applications du modèle restent encore très utilisées en géomarketing pour déterminer la zone de chalandise d’un commerce et la part de marché à l’intérieur de cette zone de chalandise. S. Stouffer (1960) propose d’interpréter la distance, non pas comme un caractère continu mais comme un caractère ordinal (évoqué dans le chapitre 1, p.40). En effet, les opportunités ne sont pas réparties de manière homogène sur le territoire. Les individus, qui en raison de leur localisation disposent de moins d’opportunités seront amenés à se déplacer davantage. Le coût de la distance se mesure alors en fonction des opportunités disponibles à une distance inférieure, d’où la dénomination de ce modèle : « opportunités interposées ». Ainsi la distance n’est pas une simple mesure physique mais elle dépend de nombreux critères, comme l’accessibilité, ou encore « … intègre des éléments non quantifiables comme l'horizon économique, les barrières psychologiques aux échanges ou les obstacles politiques » (Josselin et Nicot, 2003).

Le modèle gravitaire, particulièrement utilisé pour prédire les flux, s’adapte aux situations par le choix des paramètres a et k et par le choix des masses et distances considérées et de la relation entre ces masses et distances. Le pouvoir explicatif de la loi d’attraction universelle newtonienne qui résidait dans la notion de gravité est donc diminué au profit d’un pouvoir prédictif. Le modèle gravitaire est, en effet, souvent utilisé pour prédire les flux davantage que pour les expliquer.

II.1. Des cadres théoriques pour saisir les mobilités urbaines