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a) Le demandeur au cœur du système, rupture historique du logement social Le réel paradoxe du refus d’attribution par les demandeurs observé au cours de l’enquête

n’est pas une antinomie avec une pénurie de l’offre, mais une tolérance fortement affichée au phéno- mène de refus dans les discours des professionnels, en inadéquation avec la sanction portée aux

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refus illégitimes. Les professionnels parlent de « candidat », de « client », de « prospect », mettent en œuvre des stratégies de réponse professionnalistes, mais ne reconnaissent pas aux demandeurs l’entière légitimité du choix étymologiquement associé aux termes utilisés pour les qualifier. Car la logique sémantique voudrait qu’on les appelle attributaires ou bénéficiaires, si on ne leur reconnaît pas cette marge de manœuvre.

Dans l’histoire du logement social, la figure de l’attributaire caractérisait l’instrumentalisation du logement social dans les relations dominants-dominés. Au XIXe siècle le logement social d’initia- tive patronale visait à obtenir à la fois la stabilisation de la main d’œuvre par l’accès au logement et le contrôle de la fidélité de l’employé attributaire, qui en devenait redevable à son employeur. Après la Seconde Guerre Mondiale il faut « loger les personnels des entreprises face au manque manifeste

de logement encore plus criant qu'aujourd'hui »199, et dans un contexte de pénurie grave d’où découle

des formes structurelles et durables de mal-logement telles que les bidonvilles. L’attributaire reste redevable d’être logé, mais aussi d’une relative qualité du logement qui lui est accordé. Enfin, à partir des années 1970 on observe un rattrapage « par l'objet social fondateur de leur mission de bailleur

social. Loger les plus démunis et pas seulement les salariés, d'autant que les plus aisés des salariés ne rentrent plus dans les plafonds de ressource pour être logés. »199. Une fois encore l’attributaire est

bénéficiaire, cette fois d’une politique publique orchestrée par « des gens qui veulent faire son bien » selon l’expression consacrée par les professionnels interrogés, et son choix ne semble pas être une donnée susceptible d’être prise en compte. Historiquement donc, le demandeur est bénéficiaire d’un bien qui ne lui est pas dû, et que lui-même doit à l’institution qui lui accorde un accès à ce bien, qu’elle soit une émanation du patronat ou de la collectivité.

Mais nos entretiens mettent en évidence que cette position d’attributaire a été sujette à un glissement. Ce constat est partagé par la littérature consacrée, qui relève que « Les organismes HLM

se représentent et se comportent de plus en plus comme des entreprises sociales fondées sur une double référence sociale et entrepreneuriale. »200. La représentation du demandeur tend vers la figure

du « client », liée à un modèle concurrentiel de marché, adapté à la gestion de la pénurie vécue par les professionnels. Elle contribue à minoriser la figure de l’attributaire, l’ayant-droit du système admi- nistré bureaucratique. Dans le système isérois les professionnels communaux ont tendance à parta- ger cette représentation avec les professionnels bailleurs, bien qu’ils voient cette évolution davantage comme une amélioration de la participation citoyenne au système « ils ne peuvent pas dire qu'ils ont

été positionnés sur un logement qui ne les intéresse pas. »201. Surtout les professionnels communaux

perçoivent davantage les limites sociales de cette figure du client en matière de logement « y a tout

un pan des demandeurs qui peut nous échapper: il faut savoir lire, écrire, gérer cette complexité, déjà t'as pas d'info, internet, téléphone, … »201, quand les bailleurs perçoivent davantage les limites con-

currentielles : « Attention, sur le flux il ne faut pas que ce soit la prime au premier arrivé. »197.

199 Entretien réalisé avec le directeur du service Gestion locative de l'organisme HLM A, en date du 18 février 2015 200 SALA PALA V. op. cit., p.79

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Coexistent donc dans les représentations d’un même professionnel la figure de l’attributaire et la figure du client ou consommateur, tous deux intéressés par un bien, le logement, et par la pres- tation sociale liée à ce bien. La différence entre les deux est la « prise en compte de la demande, du

choix. »202. Le refus d’un attributaire n’est pas envisageable dans les représentations des profession-

nels. On le voit dans l’illégitimité du refus des demandeurs en situation d’urgence : ces derniers sont davantage perçus comme attributaires car contraints par leurs ressources de recourir au logement social, leur refus n’est par conséquent pas compréhensible par les professionnels. De l’autre côté le refus du client est le fondement étymologique de sa position par rapport à l’organisation, c’est pour- quoi les professionnels comprennent davantage les personnes dont le refus laisse entrevoir une stra- tégie de choix, ou de ceux qu’ils sont allés « prospecter » et attirer sur une proposition de logement social. La coexistence des figures entraîne ainsi un traitement différencié entre les refus eux-mêmes, en fonction du jugement en légitimation. Le décalage paradoxal entre les discours de tolérance au refus et les pratiques de sanction est donc généré par la tendance à s’orienter vers une figure du client, qui s’exprime d’abord dans ces discours, tandis que les pratiques restent empreintes de ré- flexes organisationnels liés à la figure de l’attributaire.

La figure du demandeur est triple. Constituant et déposant un dossier de demande de loge- ment social il devient candidat à l’attribution, ce qui signifie qu’il fait part de son besoin d’un logement et de la prestation sociale liée, pas qu’il signe un « bail en blanc ». Recevant une réponse à son besoin par la proposition d’un logement, le demandeur devient attributaire d’un bien social, et en même temps client potentiel de l’organisme HLM gestionnaire de ce bien et chargé de la prestation sociale qui l’accompagne. Et ces trois figures, candidat, attributaire et clients génèrent l’incompréhen- sion dans les représentations des parties prenantes sur ce qu’est réellement le candidat à partir de la proposition. Le refus ou l’acceptation de la proposition par le demandeur importe peu à ce moment- là, par rapport à ce que les professionnels destinataires de ce choix se représentent de sa position par rapport à eux, de client ou d’attributaire, qui peut être liée à leur vision du logement social.

S’ils estiment que le logement social a vocation à loger les personnes en difficulté, notre en- quête montre qu’ils se représentent le demandeur comme un bénéficiaire, l’attributaire d’un droit d’usage sur un bien social. Et là son refus ne pourra être légitime, en tant que bénéficiaire de la bienveillance publique altruiste qui lui permet d’accéder à un logement. Cette vision rejoint celle de l’assistance sociale, et pose la même question de la tolérance sociale au refus des actions « carita- tives » publiques. En revanche si les professionnels pensent que le logement social est une offre avantageuse offerte aux méritants dans un contexte de marché concurrentiel du logement, liée à l’acceptation d’une subordination au travail, alors le demandeur est véritablement un client du loge- ment social. Le refus d’un tel avantage en nature peut paraître naturel au professionnel.

Sauf que depuis le XIXe siècle ces deux visions coexistent dans le système d’attribution lui- même. Le logement social d’initiative patronale est parallèle à l’émergence du catholicisme social et

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d’actions caritatives de masse. Tandis que le débat autour de l’appropriation du logement social par la puissance publique est contemporain de l’émergence de la politique d’action sociale étatique. C’est pourquoi en 2015, dans les représentations des professionnels interrogés, leur pratique ne s’inscrit pas dans la vision manichéenne du logement social que nous venons de dépeindre, mais davantage dans une représentation binaire combinant les deux visions du logement social. Ce qui contribue également à cette double figure du demandeur, entre attributaire et client.

S. GAUME203 montre qu’en 2011 les bailleurs sociaux ne prenaient en compte le refus qu’en

tant qu’apport de critères négatifs venant compléter la demande formulée positivement via le Cerfa. Le refus n’était alors pas vu comme une interaction avec le demandeur, notamment parce que les professionnels avaient tendance à avoir peu confiance dans les motifs de refus exprimés par les demandeurs. Ils cherchaient des « motifs implicites » au refus, et aboutissaient régulièrement à la conclusion qu’en réalité c’était le quartier qui était refusé. Cette représentation contenait le demandeur dans sa position d’objet du système d’attribution, son refus n’étant qu’un dysfonctionnement du système. En 2015 13% seulement des professionnels n’ont pas confiance dans le motif de refus, et donc se privent de la possibilité d’interagir avec le demandeur par ce biais, tandis que 20% accordent peu de crédibilité à la démarche du demandeur. Mais cela signifie que 67% des professionnels ont confiance dans le motif de refus apporté par le demandeur, dans la limite d’un motif communément admissible, et donc acceptent sur le principe d’interagir avec le demandeur sur cette base. On pourrait supposer que cela est lié à sa caractérisation progressive comme client, figure qui permet la conceptualisation d’un argumentaire visant à convaincre le

demandeur, c’est-à-dire influer sur son choix. Et cela semble effectivement le cas en ce qui concerne les SLB et leurs responsables hiérarchiques. Néanmoins la confiance dans le refus est inversement proportionnelle à la position hiérarchique, comme le montre le graphique ci-dessus réalisé à partir des entretiens.

Le refus d’attribution, malgré son hétérogénéité, a abouti à mettre le demandeur au centre des représentations professionnelles. La critique de la passivité du demandeur entretenue par le système montre que les professionnels des institutions du logement social attribuent une nouvelle place au demandeur. Mais plusieurs facteurs empêchent l’intégration du demandeur comme partie prenante à part entière de l’attribution. A commencer par les représentations résiduelles du référentiel « administré » d’attribution, qui tendent toujours à porter la figure de l’attributaire. D’autre part, nous avons également soulevé que l’hétérogénéité même du refus empêchait un dialogue institutionnalisé avec les demandeurs de logement social. Les associations de locataires elles-mêmes ne réussissant pas à trouver comment les représenter, comme l’ont fait remarquer le président et la directrice d’une des fédérations iséroises lors d’un échange au cours de l’enquête. Entre les lourdeurs et lacunes de la participation citoyenne et la représentativité gestionnaire d’instances administratives, les institutions 203 Op. cit. p. 52-53 -1 -0,5 0 0,5 1 Con fian ce d an s le m o tif d e r ef u s Niveau hiérarchique

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du logement social tendent vers une troisième logique, celle du rapport commercial à un demandeur- client. Cette stratégie présentant pour les professionnels les avantages combinés de ne pas alourdir et complexifier un système d’attribution jugé déjà par trop obscur, et se présenter sous-forme d’une dynamique proactive séduisante dans l’optique de gestion d’une offre.

D’autant que cela représente une dynamique vers une qualité de services différentielle et concurrentielle pour les organismes HLM et vers une qualité de service public dans les représentations des professionnels communaux. Mais elle implique de définitivement passer de l’idée de bénéfice d’un logement social à celle d’un choix d’habitat. Et pour cela, les représentations des professionnels ont dû accepter la logique de choix, rationnel ou non, du demandeur. Donc de comprendre que le refus, expression d’un libre arbitre, d’une contestation du système, ou même rejet pur et simple de la solution de logement proposé, est un choix qui par conséquent ne cherche pas à les déstabiliser. C’est cette évolution dans les mentalités qu’il nous revient d’examiner à présent.

b) Vers une compréhension du choix dans le refus, base commune de

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