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c) Le demandeur face à la proposition, prendre connaissance et réagir Afin de pouvoir prendre une distance critique avec ces propos, il nous faut envisager ce que

représente la proposition pour le demandeur. En premier lieu elle représente la projection sur le bien de consommation de long terme qu’est le logement « beaucoup plus qu'au moment du premier con-

tact […], certaines choses les interpellent, sur l'état du logement, ils se demandent quels travaux sont et peuvent être fait, se projettent. »111. C’est ce qui est déterminant dans la phase de proposition

d’après les professionnels interrogés : "Permettre aux gens de se projeter, c'est ce qu'ils veulent

quand ils cherchent un appartement en disant concrètement : quand est-ce que je rentre ?"112. Et cela

rejoint ce que l’on peut anticiper des représentations des demandeurs à la lecture d’Y. FYJALKOW113 :

cette projection dans le logement est importante pour les ménages pour deux raisons. Tout d’abord en France, depuis les années 1970, le taux de déménagement dans le parc social est plus faible que

109 Entretien avec le responsable des attributions de l’organisme HLM B, en date du 13 mai 2015 110 Entretien avec la directrice d’agence de l’organisme HLM B, en date du 31 mars 2015 111 Entretien avec un responsable de l’organisme HLM B, en date du 16 avril 2015

112 Entretien avec le directeur du service Gestion locative de l’organisme HLM B, en date du 4 février 2015 113 FYJALKOW Y., op. cit.

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dans le parc privé. Alors qu’auparavant le parc social n’était qu’une étape provisoire dans la trajectoire résidentielle des ménages, qui étaient, au contraire, beaucoup plus mobiles que les usagers du parc locatif privé. Tandis qu’aujourd’hui, il leur faut réfléchir à leur inscription dans ce support d’habitation pour un temps à durée indéterminée et à temporalité plutôt longue. Le choix du demandeur ne peut plus être dévalorisé sous prétexte d’un caractère transitoire accordé à la solution de logement.

Ensuite, Y. FYJALKOW montre que les espaces urbains d’une majorité du parc social, en périphérie parfois peu accessible du bassin de vie ou dans un isolement géographique entretenu par le réseau de transports urbain, sont perçus par certains comme un enfermement. Et ce sentiment d’enfermement serait renforcé par un sentiment de stigmatisation lié à la fois à la localisation du lo- gement et à l’état dégradé de l’habitat114. Pour Y. FYJALKOW, cet impact sur la projection du deman-

deur dans le logement qui lui est proposé est « plus ou moins marqué selon les possibilités de changer

de logement et de quartier. ». La faible potentialité de ce changement implique que « les parcours résidentiels très limités donnent l’impression d’être condamné à habiter éternellement le même lieu. ».

Alors quand le recours au logement social est conséquent d’une prescription au ménage, ou un choix par défaut, ces représentations du logement proposé renforcent l’option du refus pour le ménage.

Par conséquent la proposition représente l’opportunité d’un choix sous contrainte, ainsi qu’une décision sur laquelle le demandeur n’a pas de prise. Et le choix du refus lui-même est une incertitude

« Des fois les gens me demandent si ils sont radiés si ils refusent »115. Pourtant, interrogés sur les

conséquences du refus pour le demandeur, les 15 professionnels indiquent qu’il « n’y a pas de refus

rédhibitoire »116, ou encore « la personne vit sa vie, elle n’est pas locataire chez nous »117. En somme « ce qui est acquis c'est qu'il n'y a pas de pénalisation du refus du demandeur »118. Mais, le reste de leur discours montre que le refus peut avoir deux conséquences pour la demande.

Le refus peut constituer un critère de différenciation « sur le classement par rapport à une

autre personne qui n’a pas eu de refus. »119. Ou entraîner une exclusion temporaire du système d’at-

tribution « on ne va pas forcément leur proposer un logement tout de suite dans les 6 mois qui sui-

vent. »116. Cette « exclusion » reste toutefois relative dans un système où la demande est partagée

et où tout professionnel ayant accès à la demande peut s’en saisir pour opérer un rapprochement offre-demande, bien qu’empiriquement, le traitement de la demande dépende fortement du profes- sionnel qui l’a enregistrée. La prise en compte du refus fait néanmoins l’objet d’un débat, entre systé- maticité de la pénalisation et tolérance en tant qu’expression du libre-arbitre du demandeur. Cette dernière représentation peut-être portée par une métaphore telle que celle-ci, recueillie lors de l’en- quête auprès du directeur du service Gestion locative de l’organisme HLM B : « Un marchand de

pantalon, vous rentrez dans son magasin, vous essayez un pantalon. Il essaye de vous en vendre

114 D’après une étude de BEAUD et PIALOUX, 1999, cités par FYJALKOW Y., op. cit.

115 Entretien avec la chargée de commercialisation de l'organisme HLM A, en date du 6 mars 2015 116 Entretien avec la chargée de clientèle 2 de l'organisme HLM B, en date du 15 avril 2015 117 Entretien avec un responsable de territoire de l'organisme HLM B, en date du 8 avril 2015 118 Entretien avec une directrice d'agence de l'organisme HLM B en date du 31 mars 2015 119 Entretien avec la responsable des attributions de l'organisme HLM A, en date du 30 mars 2015

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un, qui ne vous va pas pour x raison. Si le lendemain vous revenez, est-ce que le vendeur refuse de vous vendre le pantalon? Il faut que le logement soit loué. ». Le choix lié à la proposition est donc

véritablement relatif, entre subir un logement jugé inadapté à son projet d’habitat par le ménage, ou prendre le risque d’être pénalisé au sein du système.

Du point de vue d’un professionnel il s’agit d’un choix simple que l’on peut analyser avec le prisme du « pari de Pascal » : si le refus n’est pas pénalisant, refuser ou accepter la proposition est un choix neutre pour le demandeur. En revanche si le refus est pénalisant, refuser est un choix qui mettra le demandeur en difficulté, tandis qu’accepter reste neutre. Dans les deux cas l’acceptation du logement est neutre. Mais de l’autre côté, pour un demandeur, le choix d’accepter n’est pas neutre, et l’analyse de la prise de décision relèvera davantage de la théorie des jeux : si le demandeur a confiance dans les institutions du logement social, il acceptera la proposition et constatera de lui- même l’adéquation du logement avec son projet d’habitat, au risque d’être pénalisé par son accepta- tion. Si le demandeur n’a pas confiance en ses partenaires, il ne courra pas ce risque et refusera la proposition au risque, anticipé cette fois, d’éprouver davantage de difficultés à accéder à un logement.

Prenons l’exemple des demandeurs de la métropole grenobloise : 48% d’entre eux sont loca- taires du parc social, ils éprouvent donc potentiellement déjà des difficultés à en sortir. Il est établi que le parc social a « perdu sa fonction de passage vers d’autres formes de logement (parc privé ou

accession à la propriété) » et que « l’enjeu de la mobilité pour les ménages à bas revenus se situe désormais à l’intérieur du parc HLM, par voie de mutation. » 120. L’acceptation du logement est égale-

ment conditionnée à l’évaluation de la « qualité sociale »120 du logement, que nous avons défini

comme le « logement en actes », soit le logement comme support d’habitat. On trouve des traces de cette recherche de la qualité sociale du logement quand les professionnels mentionnent « des per-

sonnes âgées qui avaient une certaine taille de logement » pour lesquelles « un T2 nous semblait adapté mais eux sont en demande de pouvoir accueillir leur famille. »121 ou bien : « quelque part une recherche du bien-être qui se fait maintenant et pas forcément avant. »122. Le demandeur prend en

considération l’environnement : immeuble, rue, quartier, … comme prolongements de ses interactions avec son logement. Car « s’approprier un espace, c’est établir une relation entre cet espace et soi par

l’intermédiaire d’un ensemble de pratiques »123. Dans l’examen par le demandeur de l’acceptation de

la demande, un environnement dégradé ou stigmatisé socialement sera vécu comme un cadre de vie potentiellement pénalisant par le demandeur, dépréciant l’option d’acceptation du logement.

La localisation, en dehors des considérations sur l’environnement du logement, constitue éga- lement un facteur d’acceptabilité pour le demandeur. La desserte par les réseaux de transports en commun ou la proximité avec les lieux d’emploi, de scolarisation ou de sociabilité du demandeur sont particulièrement importants pour ce dernier. Ce sont d’ailleurs des facteurs relativement bien intégrés

120 BENGUIGUI F. (dir), BALLAIN R., GREMION C., JOBERT B., La politique du logement à l’épreuve de la précarité 121 Entretien réalisé avec une directrice d'agence de l'organisme HLM B en date du 31 mars 2015

122 Entretien réalisé avec le responsable des attributions de l'organisme HLM B, en date du 13 mai 2015

123 SEGAUD M., Anthropologie de l’espace. Habiter, Fonder, Distribuer, Transformer, Paris, Armand Colin, 2010, p. 70, cité

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par les professionnels. Un responsable de l’organisme HLM B prend un exemple de ce type de con- sidération, à partir d’un « groupe tout neuf tout beau sauf qu'il est en banlieue de La Mure, déjà secteur

montagnard, avec peu de transports en commun […] et en plus énormément de logements très so- ciaux sur ce groupe, donc de familles déjà en situation difficile qu'on isolait. ». Ce qui pour lui posait

des questions dès l’attribution : « L'isolement, sans travail et dans une situation déjà difficile... Des

fois c'est cornélien… ». D’autant que la localisation peut impacter les coûts de transport, aggravant

les probabilités de précarité énergétique des ménages. On relève donc deux influences sur l’accep- tation : l’influence objective des contraintes et ressources matérielles qui délimitent le champ des pos- sibles du demandeur, et l’influence subjective des « mécanismes sociaux qui ont façonné des at-

tentes, des jugements, des attitudes et des habitudes, et donc le champ du « souhaitable ». »124

En tant qu’expression de la marge de liberté des demandeurs dans le système, le choix est plutôt restreint, ne serait-ce que par son rapport inversement proportionnel à la richesse du deman- deur, à ses contraintes sociales et pratiques, sans parler de ses besoins en termes d’habitat. Le choix d’accepter ou de refuser la proposition de logement social est par trop inscrit dans l’individualité du demandeur à l’instant T de la proposition. Ce qui entrave la constitution d’une représentation partagée du refus d’attribution en tant que phénomène de masse. D’où également les difficultés des profes- sionnels à constituer un modèle socio-économique du phénomène. Ils sont contraints de qualifier et traiter le phénomène « dans la dentelle » et/ou via des indicateurs quantitatifs corrélés au refus mais qui n’en dépendent pas entièrement, comme la hausse de la vacance frictionnelle, donc peu fiables.

Le refus résulte d’un arbitrage résidentiel à partir des informations imparfaites dont le ménage dispose, de ses ressources matérielles et immatérielles et de ses critères. Cet arbitrage pourrait s’in- tégrer à une « stratégie résidentielle ». L’idée de demandeur rationnel portée par la notion de « stra-

tégie » et les déterminants de l’acceptabilité de la demande que nous venons d’examiner semble

inconciliables, mais certaines études empiriques montrent l’existence ponctuelle de ces stratégies. Ainsi F. NAVEZ-BOUCHANINE125 expose le cas d’habitants de bidonvilles marocains, dont les res-

sources auraient pu leur permettre d’accéder à une location hors du bidonville, qui ont préféré ne pas avoir la charge d’un loyer régulier, et acquérir en restant dans leur logement la possibilité de négocier un droit au relogement. Cependant cette enquête porte sur un contexte précis d’opérations urbaines massives, et la « stratégie résidentielle » des habitants relève d’une action collective politique. M. BOTTAI et N. SALVATI126 expliquent d’ailleurs que de nombreux choix étudiés comme comporte-

ments individuels sont en fait des choix collectifs, minimisant la notion de stratégie. La proposition de logement s’adresse à l’ensemble du ménage, dont les interactions internes influent sur le choix.

Les difficultés pour obtenir un logement ou en changer, l’opacité et la non-maîtrise des pro- cessus, la réduction de leurs choix et de leur autonomie, la faible qualité sociale de l’offre accessible sont pour les personnes emblématiques de leur pauvreté.127 Le choix est pour le demandeur une

124 AUTHIER J-Y. (dir.), BONVALET C. (dir.), LEVY J-P. (dir.), GRAFMEYER Y., BOTTAI M., SALVATI N., op. cit. 125 1998, cité par AUTHIER J-Y. (dir.), BONVALET C. (dir.), LEVY J-P. (dir.), et alii, op. cit.

126 M. BOTTAI, N. SALVATI, Enracinement, migrations, choix résidentiels en Italie, p. 97 à 120, op. cit. 127 MARPSAT M., « Le logement, une dimension de la pauvreté en conditions de vie », p. 73

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anticipation de comment il vivra dans le logement, une concrétisation de sa demande, une comparai- son avec ce qu’il se représente de ses ressources et avec les critères de son projet d’habitat, ainsi qu’un dialogue avec les autres membres du ménage. Or l’absence d’entretien avec les professionnels au moment de la proposition ne permet pas d’échange d’arguments, ni de légitimer le refus ou con- vaincre le ménage. Les délais avant la proposition, eux, empêchent les demandeurs de se projeter, tandis qu’à réception ils n’ont que deux jours pour reconsidérer leur projet de vie.

Les professionnels du système d’attribution se représentent la liberté d’un individu face au choix, mais les déterminants de ce choix dépassent l’individu. La loi du 6 juillet 1989 affirme la liberté de choix pour toute personne de son mode d’habitation, grâce au maintien et au développement d’un secteur locatif et d’un secteur d’accession à la propriété ouverts à toutes les catégories sociales. Mais cela reste un vœu pieu en ce qui concerne l’attribution d’un logement social du point de vue du ci- toyen-demandeur, dont la liberté est limitée aux phases amont et aval du processus d’attribution.

L’analyse du refus d’attribution par le demandeur était jusqu’alors détachée de son inscription dans un système. Pourtant nous venons d'identifier une multiplicité des déterminants du phénomène de refus générés par le système. Nous avons démontré que le refus n’est pas un choix, mais un semblant d’arbitrage. Les entretiens avec les professionnels montrent une conscience forte de la par- ticularité de chaque refus, qui entrave leur représentation du phénomène en tant que globalité. Mais tous ne souhaitent pas comprendre le refus en tant qu’expression d’une individualité « Les motifs

bidons ça y va et ça ne m’intéresse pas ». D’ailleurs seuls les SLB, au contact avec la demande et

donc en interaction avec le refus, expriment le souhait de mieux le comprendre. D’autre part, les déterminants du refus montrent que les analyses centrées sur les motifs de refus ne font que remuer un discours détaché de son contexte.

C. LEVY-VROELANT et D. VANONI128 ont construit un processus linéaire de l’attribution d’un

logement social, schématisé en trois phases. D’abord l’émergence et la qualification de la demande, puis la constitution de l’offre et sa mise en rapport avec ses destinataires potentiels. Et enfin le posi- tionnement d’un demandeur, son passage en CAL et la proposition. Or cette vision élude le rôle, la place et l’impact du demandeur dans le processus de l’attribution. C’est probablement la raison pour laquelle la question du refus pose particulièrement question : on ne peut analyser une conséquence sans connaître son contexte. D’autant que le refus est, dans les représentations des professionnels, un acte rationnel, admis du moment qu’il leur reste compréhensible, bien que l’augmentation des refus malgré la pénurie de l’offre soit paradoxale pour les professionnels129 : le refus compréhensible repré-

sente un input constructif dans un système, qui permet aux parties prenantes de réagir et s’adapter pour y répondre. Mais incompréhensible c’est un input qui remet en question le système entier.

128 Op. cit. p. 97

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1.4)

La qualification du refus, enjeu de construction d’un objet de

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