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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.4 Critiques queers de l’hétéronormativité

2.4.2 De l’hétérosexualité à l’hétéronormativité : apports des queers

Les théories queers contribuent aux débats par l’introduction du concept d’hétéronormativité. Le concept d’hétéronormativité permet aux queers de problématiser d’une manière nouvelle l’hétérosexualité comprise jusqu’alors comme une institution sociale contraignante pour toutes les femmes (selon la compréhension féministe radicale d’Adrienne Rich [1981]) ou comme un régime politique avec lequel il est possible de rompre en n’étant plus une femme (selon la compréhension lesbienne radicale de Monique Wittig [1980]). « Heteronormativity designates a regime that organizes sex, gender and sexuality in order to match heterosexual norms. It denotes a rigid sexual binary of bodily morphology that is supported by gender and sexual identities » (Varelas, Dhawan et Engel, 2011 : 11). Pour arriver à imposer le concept d’hétéronormativité, les queers vont procéder par des démarches généalogiques (Blank, 2012; D’Emilio, 1983; Katz, 2001; Tin, 2008; Week, 1977), en mettant l’accent sur l’histoire et les manières par lesquelles elle est arrivée à se poser comme norme sociale hégémonique, telle qu’elle est connue à ce jour dans les sociétés occidentales. Par ailleurs, Jonathan Ned Katz démontre que l’orientation sexuelle hétérosexuelle n’a pas plus que cent ans : « Pour être clair, la nécessité de procréation, les distinctions sexuelles et la vie érotique entre les sexes existent depuis longtemps. Mais la reproduction sexuelle, la différence des sexes et le plaisir sexuel

ont été mis en place et organisés de manière radicalement différente selon les sociétés » (2001 : 19). Dans une perspective similaire, Steven Seidman soutient que le « heterosexual behavior has always existed. However, the meaning and social organization of heterosexuality has varied considerably throughout history » (2003 : 45). Ainsi, ces démarches mettent à l’épreuve « l’acception commune d’une hétérosexualité éternelle » (Katz, 2001 : 19) en révélant son caractère instable et historique. Exposer les processus de construction historique des normes et des discours de l’hétérosexualité permettra, notamment, d’entrevoir ses incohérences normatives, ses failles politiques ou ses faiblesses discursives afin d’envisager les formes de résistance au système hétéronormatif.

Avant de traiter des trois apports des théories queers à la problématisation de l’hétérosexualité, il importe de définir plus clairement le concept d’hétéronormativité : « By heteronormativity they [les queers] mean the set of norms that make heterosexuality seem natural or right and that organize homosexuality as its binary opposite. » (Corber et Vallochi, 2003 : 4.) Lauren Berlant et Michael Warner montrent la complexité du concept lui-même :

Heteronormativity is more than ideology, or prejudice, or phobia against gays and lesbians; it is produced in almost every aspect of the forms and arrangements of social life: nationality, the state, and the law; commerce; medicine; and education; as well as in the conventions and affects of narrativity, romance, and other protected spaces of culture. It is hard to see these fields as heteronormative because the sexual culture straight people inhabit is so diffuse, a mix of languages they are just developing with premodern notions of sexuality so ancient that their material conditions feel hardwired into personhood. (1998 : 554-555.)

Cette définition expose le caractère totalisant, hégémonique, constitutif et exclusif de l’hétérosexualité. María do Mar Castro Varelas et Nikita Dhawan spécifient que l’hétérosexualité n’est pas simplement hégémonique parce qu’elle est le fait d’une majorité de personnes, mais parce qu’elle se pose comme un point de référence et de normalisation : « […] by inciting each of us to conform to heterosexual standards. » (2011 : 94.) L’hétérosexualité est problématisée comme une norme à partir de laquelle s’élabore un ensemble de présupposés, de discours, de représentations, de structures qui paraissent stables et naturels.

À partir du concept d’hétéronormativité, il est possible de regrouper trois apports queers à la problématisation de l’hétérosexualité102. Le premier élément permet de repenser la logique

102 J’ai pris appui sur des travaux de synthèse portant sur les contributions des théories queers. Voir : Alexandre Baril

définitionnelle des grands concepts du système hétéronormatif, c’est-à-dire le sexe, le genre et la sexualité (désirs/orientation/identité). Le contenu imposé de chacune de ces catégories repose sur un ensemble référentiel organisé autour de l’hétérosexualité, cette dernière étant pensée principalement « en fonction d’une sexualité reproductrice » (Baril, 2010b : 8), entre des « biofemmes » et des « biohommes » pour reprendre l’expression de Paul B. Preciado (2014). Ces trois catégories sont construites de manière à entretenir une logique cohérente entre elles. En fait, cet alignement est construit idéologiquement et constitue une source de pouvoir (Valocchi, 2005 : 752) pour assurer la stabilité de la société hétéronormative. La cohérence suppose effectivement que les personnes féminines avec une vulve (les femmes) aient une attirance sexuelle pour les personnes masculines qui ont un pénis (les hommes) dans le but « suprême » de la reproduction humaine : il s’agit de l’hétérosexualité. Mimi Marinucci affirme qu’« in service of a deeply essentialist account of gender, sex, and sexuality, the hegemonic binary refers to the coalescence of gender, sex, and sexuality into exactly two fundamentally distinct natural kinds: women and men » (2010 : 76). La logique de cohérence implique qu’elle soit la norme à partir de laquelle toute déviance est jugée. Il a été possible de faire dévier légèrement l’adéquation de manière à ce qu’être homosexuel.le soit maintenant « toléré » dans plusieurs sociétés occidentales103. C’est donc à l’aune de l’adéquation sexe, genre et

sexualité qu’un statut hiérarchiquement supérieur est concédé à l’hétérosexualité. L’adéquation entre le sexe, le genre et la sexualité (désirs/orientation/identité) pose donc la contrainte à l’hétérosexualité, principalement contestée par les théories queers.

Judith Butler compare la cohérence entre les concepts de sexe, de genre et de sexualité à une matrice. Cette matrice hétérosexuelle repose sur l’adéquation cohérente entre ces éléments, ce qu’elle appelle « le vieux rêve de symétrie » (Butler, 2005 : 93). Judith Butler soutient que : « L’institution d’une hétérosexualité obligatoire et naturalisée a pour condition nécessaire le genre et régule comme un rapport binaire dans lequel le terme masculin se différencie d’un terme féminin, et dans lequel cette différenciation est réalisée à travers le désir hétérosexuel. » (2005 : 93.) L’idée de cohérence interne entre les termes est fondamentale, car elle assure la stabilité et les logiques d’opposition. La matrice présuppose « un rapport causal entre le sexe, le genre et le désir [qui] implique que le désir reflète ou

Politics of Inside/Out: Queer Theory, Poststructuralism, and a Sociological Approach to Sexuality » (1994) et Stephen Valocchi « Not Yet Enough : Lessons of Queer Theory for the Sociology of Gender and Sexuality » (2005).

103 Diane Lamoureux développe sur cette idée de tolérance et précise que « […] ce qui est toléré dans

l’homosexualité, c’est ce qui se rapproche de l’hétérosexualité, le modèle conjugal, dans la mesure où il vient confirmer la norme hétérosexuelle » (Lamoureux, 2005 : 93-94). À l’instar de Daniel Borillo (2000), Diane Lamoureux rappelle que la tolérance cache souvent des formes d’homophobie.

traduit le genre, et que le genre reflète ou traduit le désir » (Butler, 2005 : 95). Repenser et critiquer la logique de cohérence entre ces termes permet de contester leur alignement pseudo-naturalisé et éventuellement, d’envisager le trouble dans les failles du système.

La matrice se fonde sur un système rigide et exclusif d’oppositions dichotomiques, système qui constitue d’ailleurs le deuxième apport des théories queers. La critique de la pensée binaire et dichotomique vise à montrer comment l’hétérosexualité et ses catégories sous-jacentes sont organisées en fonction de binarités traditionnelles : féminin/masculin; femme/homme; passive/dominant; faible/fort; pénétrée/pénétrant; homosexuel.le/hétérosexuel.le. Bien que ces termes soient organisés de façon hiérarchique, ces deux pôles mutuellement exclusifs sont nécessaires à l’adéquation pour assurer la stabilité interne du système hétéronormatif. Il faut abandonner les réflexions en fonction du modèle de la « déviance » soutient Viviane Namaste, qui affirme que : « By moving beyond a deviance model, we can understand how the cultural logic of inside and outside plays itself out in our institutional relations and practices. » (1994 : 227.) Pour leur part, Robert Corber et Stephen Valocchi soutiennent que c’est la dichotomie exclusive qui assure la stabilité : « The homosexual is not a stable or autonomous category but a supplement that works to stabilize heterosexuality by functioning as its binary opposite. » (Corber et Valocchi, 2003 : 3.) De plus, Stephen Valocchi affirme que la contestation et la déconstruction de ces binarités sont des objectifs des théories queers « [b]ecause the binaries are revealed to be cultural constructions or ideological fictions, the reality of sexed bodies and gender and sexual identities are fraught with incoherence and instability » (2005 : 753). En fait, ces binarités sont figées de manière à ce qu’il ne soit pas possible de loger entre les deux pôles. Il faut être l’un « ou » l’autre. Toutefois, ces binarités dichotomiques sont incomplètes et non-représentatives des réalités vécues, dans la mesure où il existe bel et bien un répertoire beaucoup plus large et complexe de corps, d’identifications, de désirs et de pratiques en lien avec les genres ainsi que les sexualités. Contester l’opposition binaire permet de penser la diversité des positionnements dans la matrice. Pour Stephen Valocchi, faire émerger cet interstice entre les pôles est une contribution fondamentale et essentielle des théories queers : « This gulf between the ideological construct and the lived experience is one contribution of queer analysis » (2005 : 753). Comme le note Diane Lamoureux, les théories queers opposent à la logique binaire « une théorie du continuum et de la mutabilité », ce qui permet de remplacer le un « ou » l’autre par le un « et » l’autre (Lamoureux, 2005 : 94). La contestation de la pensée binaire et dichotomique permet de critiquer le trait hiérarchisant qui relie et oppose indéfectiblement les deux termes pour entrevoir le multiple.

La critique des binarités exclusives que proposent les théories queers permet d’interroger très spécifiquement la dichotomie homosexuel.les/hétérosexuel.les (Baril, 2010b; Bourcier, 2006; Butler, 2005; Corber et Valocchi, 2003; Jagose, 1996; Sedgwick, 1990). Cela apporte deux choses importantes pour l’ébranlement de la matrice hétérosexuelle. D’abord, le refus de l’exclusivité dichotomique entre homosexualité et hétérosexualité fait apparaître une grande diversité d’orientations sexuelles, notamment les bisexuel.les, les pansexuel.les, les asexuel.les, etc. (Baril, 2010b : 9) qui « n’existerait pas » – ne serait-ce que discursivement – en fonction de la binarité traditionnelle. Cette pluralité permet de dé-centrer l’hégémonie hétérosexuelle et de normaliser par le multiple les orientations non-hétérosexuelles. Ensuite, cette contestation dichotomique entre homosexualité et hétérosexualité rend possible une recomposition infinie et une non-concordance dans l’articulation entre les termes sexe, genre et désir afin de représenter la diversité des attirances et désirs réels, des fantasmes, des pratiques, des identités, et des sentiments (Baril, 2010b : 9). Enfin, la critique des binarités traditionnelles permet de penser de façon plus complexe l’articulation entre ces trois termes (sexe, genre et sexualité), mais également d’autres axes comme la race, les classes sociales, les capacités corporelles (Valocchi, 2005 : 754-755).

Le troisième élément réfère à une contestation de la catégorisation et de la fixité catégorielle. Le processus de catégorisation est critiqué par les théories queers pour le rapport de pouvoir qu’il instaure. Ainsi, les catégories de femmes, d’hommes, d’homosexuel.les ou d’hétérosexuel.les sont des constructions culturelles qui, par leur délimitation, instaurent des rapports de pouvoir. Stephen Valocchi affirme que « [t]hese categories exert power over individuals, especially for those who do not fit neatly within their normative alignments » (2005 : 752). La catégorisation comme mécanisme de pouvoir et d’assignation est contestée, car elle suppose un enfermement dans des critères communs et, exclusifs qui tendent vers des dynamiques d’essentialisation. La fixité catégorielle s’oppose à l’auto-identification comme geste performatif des individus. Ces catégorisations – au sens identitaire – font souvent violence : « Acknowledging the inevitable violence of identity politics and having no stake in its own hegemony, queer is less an identity than a

critique of identity » (Jagose, 1996 : 131). En opposition aux catégorisations figées, les queers

proposent une fluidité catégorielle, ce que Diane Lamoureux appelle le nomadisme, c’est-à-dire « la non-identité de soi à soi, sur la mutabilité des sujets » (2005 : 95). L’instabilité des sujets, le passage potentiel entre les catégories et le non-enfermement en leur sein ouvrent sur les stratégies politiques

de performativité et de subversion que les queers vont mettre à profit pour brouiller la cohérence de la matrice hétérosexuelle.

En somme, l’introduction du concept d’hétéronormativité permet aux théories queers de révéler et de contester l’hétérosexualité comme « le régime du normal » : un régime de cohérence et d’adéquation entre sexe, genre et désir invisibilisé et naturalisé. Les théories queers montrent comment l’hétérosexualité a besoin de l’homosexualité, comme pôle opposé, pour confirmer sa stabilité interne, mais également comment les dichotomies masquent l’existence d’un ensemble vaste de compositions et d’articulations entre le sexe, le genre et les désirs. L’hétéronormativité comme concept et outil problématise l’hétérosexualité d’une manière nouvelle. À partir du concept d’hétéronormativité, il est possible de contester la matrice de la normalité pour des possibles subversifs, dérangeants et alternatifs depuis les marges.