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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.1 Féminisme radical et visibilité lesbienne

2.1.1 Consolidation du radicalisme au sein des mouvements féministes

Le féminisme radical retient le patriarcat comme « racine » de l’oppression des femmes : « [A]ll other forms of social domination originated with the male supremacy » (Echols, 1989 : 139). Dans la perspective radicale, les femmes sont « individuellement et collectivement appropriées aux fins de la reproduction biologique et de la production économique » (Descarries-Bélanger et Roy, 1988 : 10).

77 Pour la France, Françoise Picq relate que la presse aurait attribué le nom de baptême « Mouvement de libération

de la femme » et que les militantes auraient toujours insisté pour mettre au pluriel l’expression « des femmes », car elles luttent « contre cette image de “la femme” où elles sont enfermées » (Picq, 2011 : 143).

À cette époque, le patriarcat est identifié comme la source première et principale de l’oppression des femmes et de la suprématie des hommes. Cette perspective moniste de la domination patriarcale dans la vie des femmes fera rapidement l’objet d’une remise en cause, notamment du point de vue des féministes antiracistes et anticapitalistes, comme l’atteste le manifeste du Combahee River Collective, en 197878. Le radicalisme féministe rassemble plusieurs tendances,

comme celle de la spécificité (de la différence/culturelle), celle lesbienne et matérialiste79. Chacune

de ces perspectives est animée par une même volonté de révolte contre ce système qui instrumentalise la nature et la différence des sexes afin de légitimer l’oppression des femmes. Au moment de la résurgence des mouvements féministes, il est possible de distinguer au moins deux tendances qui contribueront de manière importante et différente au débat sur l’hétérosexualité. On peut reconnaître une tendance d’inspiration états-unienne et une autre plus européenne, en provenance de la France et chacune s’inscrit dans des traditions théoriques particulières80. Ces tendances féministes se

développement en parallèle, mais à des moments similaires, l’une et l’autre fourniront des outils théoriques pour penser l’hétérosexualité. Ces deux tendances émergent pratiquement en même temps et laisseront leur marque dans les différentes phases du débat tel qu’il est cartographié ici.

D’une part, le féminisme radical qui apparaît aux États-Unis insiste sur la sexualité, sur ce moyen des hommes d’accéder aux corps des femmes, sur les violences qui y sont associées, sur les insatisfactions sexuelles des femmes, sur le manque de connaissance de leur corps en raison de la médecine patriarcale, sur les contraintes qui pèsent sur elles dans leurs rapports sexuels avec les hommes, sur les possibilités de vivre une sexualité différente de celle imaginée par les hommes en général et avec d’autres femmes en particulier. L’accent mis sur le corps, la sexualité et l’intime rend possible la politisation du personnel : « le personnel est politique ». Pour nommer quelques contributrices de cette période, il faut référer entre autres à Kate Millett avec La politique du mâle (1970), Ti-Grace Atkinson avec Odyssée d’une amazone (1975), Shulamith Firestone avec

La dialectique du sexe (1972), Anne Koedt avec Le mythe de l’orgasme vaginal (1968[2010]),

Robin Morgan avec

78 Ces critiques donneront lieu à l’avènement des pensées intersectionnelles dans le féminisme, il est possible

d’évoquer la contribution de Kimberlé Williams Crenshaw (1989; 2005).

79 Ces déclinaisons du féminisme radical sont détaillées dans Francine Descarries-Bélanger et Shirley Roy (1988). 80 Mon propos n’est pas de réduire à ces deux tendances – inscrites dans des régions du monde – les féminismes

radicaux. Le contexte de cette cartographie me permet d’indiquer comment ces deux traditions ont marqué les mouvements féministes et les problématisations de l’hétérosexualité proposées qui seront être déterminantes pour ce débat.

Sisterhood is Powerful an Anthology of Writings from the Women’s Liberation Movement (1970)81.

Pour ces autrices, la sexualité (partagée avec des hommes) est donc analysée en termes politiques. Ti-Grace Atkinson réfère « aux rapports sexuels en tant qu’institution » (1975 : 35) et Kate Millett va dans un sens similaire lorsqu’elle considère que « le terme “politique” se réfère aux rapports de force, aux dispositions par l’intermédiaire desquelles un groupe de personnes en contrôle un autre » (1970 : 37), tandis que Gayle S. Rubin pense la sexualité comme un moyen d’échange des femmes entre les hommes (1975). C’est à partir d’une réflexion fondée sur l’antagonisme des rapports sociaux de sexe que les féministes radicales rendent possibles la critique de la famille, du mariage et de la maternité les liant à l’hétérosexualité. Dans une perspective radicale, la prise de conscience d’un rapport de domination (dans ce cas-ci le patriarcat) devrait s’accompagner d’une condamnation de ce dernier et d’une mise en action pour l’abolir et s’en émanciper.

Dans le féminisme radical états-unien (mais pas uniquement), les réflexions sur les questions de sexualité qui s’amorcent dans les années 1970 prendront une place encore plus importante, dans les années 1980-90, donnant lieu aux « Sex wars », opposant caricaturalement les postures anti-sexe et pro-sexe. Dans son ouvrage Pleasure and Danger. Exploring Female Sexuality (1992), Carole S. Vance aborde les différentes perspectives qui s’opposaient durant les « Sex wars » et insiste pour penser une troisième voie entre les antagonismes afin d’envisager à la fois les plaisirs et les dangers : « […] the ambivalent and contradictory extremes women experience in negotiating sexuality » (Vance, 1992 : xvi). Essentiellement, les anti-sexe (anti-violence/abolitionniste) se mobilisent contre les dangers de la sexualité patriarcale (soit celle partagée ou tarifée avec les hommes). La pornographie et la sexualité commerciale (prostitution) sont associées à des représentations de l’oppression, de la domination et de la violence des hommes envers les femmes (Firestone, 1972; Mackinnon, 1987; Dworkin, 1987). La sexualité hétérosexuelle représente une idéologie qui objectifie les femmes, s’approprie leur corps, leur sexualité et qui reconduit les privilèges des hommes. Les analyses de la violence sexuelle et de la pornographie révèlent la construction patriarcale de la sexualité : un érotisme de genre fondé sur des scripts de domination et de soumission. À l’opposé, les pro-sexe (pro-plaisir) qui se posent en réaction à la première tendance insistent sur l’autonomie sexuelle des femmes, la liberté de choix pour chacun.e (l’important reste le consentement des partenaires) et les plaisirs sexuels comme lieu de résistance et de prise de pouvoir (Califia, 1994; Rubin, 1998, 2002; Sedgwick, 1990). L’hétérosexualité, comme les autres pratiques

81 Il importe également de relever la contribution de certains groupes importants : Redstockings, The Feminists, New

sexuelles, fait l’objet de répressions, de contraintes via les normes sexuelles, sans se réduire pour autant à un lieu strict de domination des hommes sur les femmes. Les « Sex wars » vont exercer un impact majeur sur les théorisations portant sur les sexualités développées au tournant des années 1980-90 et marqueront aussi les réflexions spécifiques sur l’hétérosexualité. En fait, même si les féministes – principalement radicales – continuent à s’intéresser au plaisir des femmes dans la sexualité (ce qu’elles revendiquaient historiquement), leur attention se concentre principalement sur les rapports de domination (encore aujourd’hui82) entre les genres et la dénonciation des violences

perpétrées dans le cadre de ces relations intimes et à travers des pratiques spécifiques telles que la pornographie, le sadomasochisme ou le sexe tarifé. Les représentantes de la tendance pro-sexe seront en partie les instigatrices du champ d’études sur les sexualités (Califia, 1994; Rubin, 2002; Seidman, 1992), dans une perspective queer, associées souvent à la troisième vague féministe (Mensah, 2005).

Par ailleurs, l’Europe voit également naître, principalement en France, une tendance féministe radicale au tournant des années 1970. Cette perspective politique s’inscrit en filiation avec la tradition matérialiste qui prédomine : les conditions matérielles de la vie des femmes et les conditions d’exploitation associées au travail domestique sont nouvellement problématisées. Dès le départ, la volonté est de concevoir des outils féministes, pour penser le patriarcat, analogues aux outils théoriques marxistes qui servent à penser le capitalisme. La domination masculine est également entrevue dans une perspective moniste, comme le veut l’expression « l’ennemi principal » employée par Christine Delphy à cette époque (1970). Le rapport de domination est en fait un rapport de classes établi à partir des catégories sociales de femmes et hommes. Ces féministes radicales qui se qualifient de matérialistes développent différents outils pour penser la domination des hommes et ses effets matériels en matière de rapports sociaux dans la vie des femmes. Ce faisant, elles portent une attention particulière aux implications matérielles de l’appropriation, de l’oppression, et de l’exploitation des femmes par les hommes. Les manifestations dans les pratiques quotidiennes (des déclinaisons diverses en matière de travail) sont déterminantes dans la compréhension des rapports sociaux, par exemple la distribution inégale des ressources économiques dans le patriarcat, notamment par l’exploitation du travail domestique gratuit des femmes au sein de la famille, qui est une oppression économique (Delphy, 1970). La domination des hommes dans le patriarcat est rendue possible par l’antagonisme des rapports entre ces classes de sexe construites politiquement à des fins

82 Les perspectives « anti-sexe » sont encore présentes dans les débats entourant le travail du sexe (légitimité

incertaine de l’argumentaire des travailleuses du sexe [Toupin, 2009]) ou la panique morale concernant la sexualité des jeunes (Mensah, 2009).

d’exploitation, ce que Colette Guillaumin nommera « sexage » (1978, 1992), tandis que Nicole-Claude Mathieu (1985a, 1991) parlera « d’appropriation individuelle (privée) et collective (publique) » des femmes par les hommes. C’est donc à partir d’une réflexion fondée sur l’antagonisme des rapports sociaux de sexe que les féministes radicales matérialistes sont à même d’interroger la division sexuelle du travail, la famille et le couple et, les liens avec l’hétérosexualité. Dans une perspective matérialiste et radicale, la prise de conscience d’un rapport de domination (dans ce cas-ci le patriarcat) devrait également s’accompagner d’une condamnation de ce dernier et d’une mise en action pour l’abolir et s’en émanciper. Ces outils théoriques vont accompagner l’ensemble des théorisations sur l’hétérosexualité afin de mettre l’accent sur les dimensions matérielles et le rapport au travail en lien avec ces arrangements intimes.

Ces deux perspectives féministes radicales caractérisent le contexte culturel, politique et théorique qui permet le développement des premières réflexions critiques au sujet de l’hétérosexualité. Ces féministes imposent une rupture avec les fondements des féminismes libéraux ainsi qu’avec les autres féministes qui ne concevaient pas la lutte au patriarcat comme étant irréductible à tout autre. L’antagonisme dans les rapports sociaux entre les femmes et les hommes imposera une réflexion sur les dimensions intimes, notamment au sein de l’hétérosexualité. L’accroissement de la visibilité et de la parole des lesbiennes bouscule les référents implicites hétérosexuels des féministes, notamment en ce qui concerne la sexualité et les manifestations de violence. « Après le refoulement de la question de l’homosexualité dans le féminisme de la première vague, le Mouvement de libération des femmes devient le laboratoire privilégié d’une identité politique nouvelle : le lesbianisme », soutient Christine Bard (2004a : 111). Ces perspectives critiques qui émergent au sein des féminismes radicaux permettent de faire valoir le lesbianisme comme une possibilité de dissidence et de résistance au patriarcat et à l’hétérosexualité. Enfin, les féministes radicales et les féministes lesbiennes développent les outils qui seront déterminants pour l’ensemble du débat sur l’hétérosexualité.