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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.3 Féministes se définissant comme hétérosexuelles

2.3.2 Apports des féministes hétérosexuelles à la problématisation de l’hétérosexualité

Leurs apports à la problématisation de l’hétérosexualité se situent sur deux plans. Le premier apport est de pointer le manque d’outils pour parler de leur expérience vécue avec complexité (Crawford, 1993; Ramazanoglu, 1993; Robinson, 1993; Smart, 1996; Valverde, 1989). Roselind Gill et Rebecca Walker notent les tensions qui existent entre leur identification comme féministes et leur implication dans des relations hétérosexuelles : « [...] the contradiction between what we think or know rationally and what we sometimes want or feel. We have no adequate language to theorize this » (1993 : 69). Cette carence dans la pensée féministe pour « se dire » hétérosexuelles pourrait être due à l’accaparement des réflexions sur l’hétérosexualité par les lesbiennes. Wendy Hollway (1993) croit que la conception péjorative dans le féminisme de la sexualité hétéro est attribuable au silence des hétéros en raison de leur sentiment de culpabilité : « The absence/invisibility of heterosexual women’s satisfactions and pleasures in sexual relationships with men contributes to the undoubted dominance of a radical feminist discourse which construes heterosexual sex entirely in terms of oppressive one-way power relations. » (Hollway, 1993 : 412). Mariana Valverde associe le silence collectif des hétérosexuelles à une mauvaise interprétation du slogan « le personnel est politique », car elles « craignent que leurs pratiques sexuelles soient jugées comme politiquement incorrectes » (1989 : 73). Elle soupçonne une résistance à interroger l’amour, l’intimité et la sexualité par « crainte de ne pas apprécier ce que nous pourrions découvrir sur nous-mêmes », parce qu’à un moment ou à un autre, certaines femmes reconnaissent avoir toléré « pendant un certain temps des pratiques sexuelles qui les avilissaient » (1989 : 73). Ce silence est dommageable, selon Wendy Hollway, pour le développement des théories et des pratiques féministes (1993 : 412). Cela

96 Cette référence au sentiment de culpabilité est évoquée sous diverses formes dans les textes recueillis par

Sue Wilkinson et Celia Kitzinger. Heterosexuality. A Feminism & Psychology Reader (1993). Par ailleurs, quelques collaboratrices évoquent l’importance de sortir de cette impasse en arrêtant de voir l’hétérosexualité comme une contradiction avec le féminisme et de tenter de penser en termes d’intersections : « Heterosexuality is constituted in a matrix formed by the intersection of negociated situations, desires, fears and attitudes. » (Young, 1993 : 38.)

pourrait expliquer le « trou philosophique » dans la pensée féministe pour les femmes hétérosexuelles selon Jane Gaines : « While there is a tradition within mainstream feminism of disregarding gender in the choice of love object and in pro-sex feminism of disregarding gender in the choice of love object and in pro-sex feminism a tradition of acceptance of any choice, there are no philosophical grounds in any feminist camp for feminists choosing men. » (1995 : 395.) Par souci de combler ce trou, Carol Smart (1996 : 177) croit qu’il est nécessaire d’entrevoir une réflexion en dehors du registre de la confession, de l’impression de collaboration ou de la culpabilité.

Le deuxième apport consiste à fournir une conception de l’hétérosexualité qui corresponde davantage à leur expérience, notamment en matière de sexualité. Les femmes ne peuvent pas avoir volontairement « le désir d’être opprimées » dans le cadre de relations hétérosexuelles; le rapport d’oppression est un rapport social « objectif », c’est-à-dire indépendant du sentiment qu’ont, ou peuvent avoir, les femmes de n’être pas opprimées, rappelle Emmanuèle de Lesseps (1980 : 59). Les relations ne s’y réduisent pas et celles qui sont hétérosexuelles ne cherchent pas seulement à être dominées ou objectivées. Sur ce plan, la contribution de Lynne Segal dans

Straight Sex. Rethinking the Politics of Pleasure (1994) est intéressante :

There are different heterosexual experiences and different heterosexualities. We need to explore them, both to affirm those which are based on safety, trust and affection (however brief or long-lasting), and which therefore empower women, and also to wonder (because it won’t ever be easy) how to strengthen women to handle those which are not (1994 : 261).

Penser l’hétérosexualité de manière plurielle permet de montrer les formes diverses qu’elle peut prendre. Si les féministes ont remis en doute la naturalité des besoins et des comportements sexuels des hommes pour les penser en termes politiques, les associations entre pénis, pénétration, violence et pouvoir restent pourtant peu interrogées. Il devient nécessaire pour certaines de proposer une conception positive de la sexualité, notamment en ce qui concerne la pénétration : « If there is safety, trust and love in the relationship, having the man’s penis inside your vagina can signify as the ultimate in closeness. » (Hollway, 1993 : 413-414.) L’intérêt reste la multiplication des représentations de l’hétérosexualité afin d’exposer des réalités relationnelles et des manifestations des désirs hétérosexuels féminins qui ne s’apparentent pas uniquement à « […] a long grey stream of heterosexual misery » (Hollway, 1993). Si les féministes hétérosexuelles ont ressenti le besoin de fournir une conception différente de l’hétérosexualité, cette démarche a toutefois été perçue par d’autres comme légitimation ou évacuation des éléments problématiques propres à l’institution hétérosexuelle, comme le relate Carol Smart : « […] radical feminists were blamed for ignoring

positive aspects of heterosexual women’s sexuality and heterosexual feminists were blamed for talking about pleasure in the face of systems of sexual exploitation and abuse. » (1996 : 170.) Contester la conception monolithique de l’hétérosexualité permet de nuancer et pluraliser les désirs sexuels hétéros qui ne peuvent pas se réduire à l’attirance pour la soumission au pouvoir et à la force des hommes. Les gestes sexuels posés dans un contexte hétérosexuel peuvent avoir des significations diverses : « Thus heterosexuality and penetration does not have to mean, for example, the rape and dehumanisation of all women, even though it may mean this in certain contexts or at certain moments. » (Smart, 1996 : 167.) Le féminisme ne devrait pas avoir pour vocation de prescrire ce que seraient les lignes de conduite d’une sexualité féministe (les plaisirs corrects et incorrects), un « test » que les lesbiennes seraient les seules femmes à réussir, comme l’ironise Jane Gaines (1995 : 407). Cette dernière invite à aller explorer les « politically incorrect pleasure[s] of feminist heterosexuality » (Gaines, 1995 : 408), Mariana Valverde insiste sur le consentement sexuel des femmes (1989 : 229). Ce type de propositions conçoit les désirs et les pratiques sexuels sans nécessairement les qualifier par avance (gestes de domination ou de soumission) et évite de juger les femmes hétérosexuelles relativement à la sexualité partagée avec des hommes. Les féministes hétérosexuelles insistent également sur le fait qu’elles n’éprouvent pas du désir pour tous les hommes, comme catégorie sociale. Comme l’affirme Mariana Valverde : « Après tout, nous ne sommes pas attirées par tous les hommes (comme ce serait le cas si cette attirance était fondée sur la différence sexuelle proprement dite) […] Nous sommes des êtres dont les préférences érotiques sont mues par des raisons très complexes » (1989 : 67). La multiplicité des raisons qui mue les désirs et ce qui les forge sont des questions féministes. À ce sujet, Emmanuèle de Lesseps (1980 : 58) croit qu’il importe de libérer les femmes de l’obligation hétérosexuelle et surtout, des contenus imposés de l’hétérosexualité, sans pour autant condamner les rapports hétérosexuels. Au choix de l’orientation sexuelle pour des motifs politiques, Emmanuèle de Lesseps rétorque le droit des femmes à l’hétérosexualité « […] contre la liberté des hommes de faire [d’elles] des objets, contre la “liberté” des femmes de se satisfaire d’être des objets » (1980 : 60). Cela étant dit, ces féministes sont à même de reconnaître – elles aussi – que l’hétérosexualité est une institution sociale dans laquelle se reproduit l’oppression des femmes. Toutefois, « […] ce n’est pas l’hétérosexualité qui est un problème, c’est l’oppression », insiste Emmanuèle de Lesseps (1980 : 66). Une affirmation autour de laquelle les féministes hétérosexuelles se rallient majoritairement. L’hétérosexualité n’est pas que violence et domination, et les femmes ne sont pas seulement des victimes des hommes oppresseurs, mais : « L’hétérosexualité est la forme spécifique dans laquelle s’inscrit l’oppression des femmes, mais non la forme spécifique de l’oppression des femmes » (de Lesseps, 1980 : 66). Il faut notamment reconnaître un problème réel, c’est-à-dire le « phénomène de la rareté » qui est particulièrement

affligeant pour les femmes hétérosexuelles et les féministes, en particulier. Pour trouver les « candidats valables », comme les nomme Mariana Valverde (1989 : 78), les féministes hétérosexuelles ont besoin d’un peu de chance, croit Lynne Segal : « […] to maximize their chances of good heterosexual relations through a combination of wariness, new opportunities, playfulness, self-assertion, mutual support and, perhaps above all, luck » (1994 : 261).