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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.4 Critiques queers de l’hétéronormativité

2.4.3 La conception des luttes : la résistance et la subversion

Les théories queers proposent de nouvelles avenues pour les actions politiques. Lauren Berlant et Michael Warner soutiennent que les queers sont critiques des normes et de l’hétéronormativité : « To be against heteronormativity is be against […] the processes of ordinariness. » (2003 : 174.) Les formes d’action entrevues prennent appui sur les perspectives poststructuralistes et postmodernes. À l’instar de Michel Foucault, qui affirme qu’il n’y a pas de position en dehors du pouvoir (« un lieu du grand Refus – âmes de la révolte, foyer de toutes les rébellions » [1976 : 126]), les queers envisagent l’action politique dans les limites des relations de pouvoir. En cela, la capacité d’action des sujets a lieu à l’intérieur du système hétéronormatif; il n’est guère possible de penser se poser à l’extérieur ou de s’en extraire sur la base d’une volonté personnelle. À ce sujet, Viviane Namaste affirme qu’à la suite des théories queers :

We cannot assert ourselves to be entirely outside heterosexuality, nor entirely inside, because each of these terms achieves its meaning in relation to the other. What we can do, queer theory suggests, is negotiate these limits. We can think about the how of these boundaries – not merely the fact that they exist, but also how they are created, regulated, and contested (1994 : 224).

Comme il s’avère impossible d’agir en dehors des normes et des discours constitutifs des sujets, c’est en leur sein que sont imaginées les formes d’actions politiques. Pour Elsa Dorlin, la « praxis queer » relève d’une logique de résistance par la subversion du système dominant fondé sur le dimorphisme

(mâle-femelle, masculin-féminin), le causalisme (anatomie-ethos, sexe-genre – entendus comme des acceptions culturelles et sociales du féminin et du masculin) et de l’hétérosexisme (hétérosexualisation du désir et du phallocentrisme) (2008 : 115).

Il est possible de recenser une diversité d’actions politiques préconisée par les queers : les coalitions politiques (plutôt ponctuelles que stabilisées et institutionnalisées), les manifestations collectives ou les tracts de sensibilisation et d’éducation politique. Toutefois, leur façon de faire est principalement caractérisée par les formes d’action qui reposent sur des points de résistances internes au pouvoir et qui suivent une logique de subversion (Baril, 2010a; Bourcier, 2006; Butler, 2005; Jagose, 1996, Preciado, 2003; Weedon, 1997). Il s’agit d’une entreprise de déconstruction des significations hétéronormatives hégémoniques. Ainsi, la resignification repose, il faut le rappeler, sur l’idée selon laquelle les sexes, les genres et les sexualités – termes constitutifs de la matrice hétérosexuelle – sont performatifs, c’est-à-dire qu’ils résultent de pratiques réitératives et représentent donc une copie sans original (Judith Butler développe cela pour le genre plus spécifiquement [2005]). Les actions politiques des queers ont pour but d’altérer la stabilité interne entre ces termes et d’ébranler les réseaux institutionnels qui en assurent le maintien. Il s’agit de mettre en scène la multitude des corps qui s’élève contre les régimes qui les construisent comme « normaux » ou « anormaux » : « [C]e sont les « drag kings », les gouines garous, les femmes à barbe, les trans-pédés sans bite, les handi-cyborgs, etc. » (Preciado, 2003.) L’entreprise de déconstruction queer insère du trouble et du multiple, altère la fixité des catégories et ouvre des espaces pour des significations nouvelles. Pat Califia implore : « Vivez longtemps en vous faisant remarquer. Notre passage sur terre devrait consister à “Jouer les trouble-fêtes” et non à “Faire semblant d’être déjà mort.” » (2008 : 22.) Selon María do Mar Castro Valera, Nikita Dhawan et Antke Engel, il se retrouve dans cette conception des luttes politiques la contribution particulière des théories queers : « This is where queer cultural politics comes into play by insisting that signification, imagination, fantasy (imagination fuelled by desire) and the unpredictability of queer embodiments may open up spaces beyond heteronormative restrictions […]. » (2011 : 13) En fait, troubler le régime de l’ordinaire a pour objectif d’atteindre la faillibilité intrinsèque du système. Pour Randi Gressgård : « To subvert heterosexual norms is, more precisely, to repeat the regulatory practices that maintain the heterosexual matrix (heteronormativity) in a way that alters its terms. » (2011 : 38.) Ce processus s’inscrit dans une double tension : « challenging heteronormativity from within its terms » et « toppling the entire heterosexual matrix » (Gressgård, 2011 : 39).

Les actions politiques queers procèdent par différentes logiques. Paul B. Preciado note, « […] comme pour toute machine, la faille est constitutive de l’hétérosexualité » (2000 : 26), c’est d’ailleurs celle-ci que les actions des queers visent à atteindre. Certaines formes d’action privilégient la posture de critique et de contestation. Pour Paul B. Preciado, cette démarche critique est la contra-sexualité : « […] d’identifier les espaces erronés, les ratages de la structure du texte (intersexe, herma, foll, camionneuse, etc.) et de renforcer le pouvoir des déviances, des dérives par rapport au système hétérocentré » (Preciado : 2000 : 25). Il est également possible d’y aller par détournement de la signification, c’est-à-dire par le retour de l’injure, comme le propose Judith Butler. Elle parle du pouvoir des mots à l’aide de l’exemple du mot « queer » :

The revaluation of terms such as “queer” suggest that speech can be “returned” to its speaker in a different form, that it can be cited against its originary purpose, and perform a reversal of effects. More generally, then, this suggests that the changeable power of such terms marks a kind of discursive performativity that is not a discrete series of speech acts, but a ritual chain of resignifications whose origin and end remain unfixable (Butler, 1997 : 14).

Les théories queers sont, à la base, un bon exemple de cette stratégie visant à se nommer en retournant l’insulte pour la transformer en fierté. À ce sujet, Paul B. Preciado fait référence aux mouvements queers tels que Act Up, les Lesbian Avengers ou les Radical Fairies qui ont investi des positions de sujets, qu’il qualifie « [d’] abjects » (ces « mauvais sujets » que sont les séropos, les gouines, les tapettes) pour en faire des lieux de résistance au point de vue « universel », à l’histoire blanche, coloniale et straight de l’« humain » (2003). Il est également possible de procéder par une performativité de la mise en scène ou de l’imitation. Judith Butler (2005) montre à l’aide de la « drag queen » et de la culture butch/fem, comment les performances de genre ont besoin de réitérer le pseudo-alignement naturalisé par la matrice entre sexe-genre-désir. Ces exemples viennent ajouter une dissonance dans le système. Les positions hétéronormatives de la matrice sont obligatoires et à la fois impossibles à incarner complètement, ce qui en révèle les failles. Judith Butler montre qu’il existe :

[…] un lieu possible de répétitions parodiques de toutes sortes et de significations nouvelles. La duplication parodique et la resignification des constructions hétérosexuelles, au sein de cadres qui ne le sont pas, mettent en relief le statut absolument construit du prétendu original, et montrent que l’hétérosexualité ne se promeut comme référent qu’à travers un acte décisif de répétition (Butler, 2001 : 157). Pour Sam Bourcier, « [l]a drag queen ne prouve pas que l’on puisse changer de rôle de genre comme de chemise » (2005 : 122), elle constitue plutôt un exemple paradigmatique démontrant qu’il est possible d’atteindre les failles du système hétérocentré. Enfin, ces différentes formes d’action ont

pour objectif de troubler l’hétéronormativité en vue d’aménager de nouveaux espaces dans les failles du système en révélant qu’il n’est « qu’une fiction régulatrice ».

En somme, les théories queers influencent grandement les réflexions féministes et lesbiennes sur l’hétérosexualité. L’apport majeur concerne le concept même d’hétéronormativité et celui-ci marquera la poursuite des réflexions sur l’hétérosexualité au sein du féminisme. La prochaine phase du débat montre bien comment les idées n’évoluent pas en silos. Les réflexions féministes qui seront développées à partir des années 1995 ne sont pas toutes queers, mais elles auront néanmoins une sorte d’obligation à entamer une conversation sur le concept d’hétéronormativité et à remettre en question certains concepts comme le sujet, le pouvoir et l’agentivité.