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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.1 Féminisme radical et visibilité lesbienne

2.1.3 Conception féministe radicale de la lutte contre l’(hétéro)sexualité

Les féministes radicales adoptent une posture révolutionnaire par rapport au système patriarcal et aux catégories sociales sexuelles. Le système patriarcal qui assure l’appropriation, la domination et l’exploitation des femmes par les hommes, notamment par l’hétérosexualité, doit être aboli et non simplement réformé. En fonction de cet objectif ultime, les féministes radicales tentent de mettre à

mal ce système par tous les moyens, ce qui commande de vivre et de militer dans des espaces où elles ne sont pas continuellement sous l’emprise des hommes. « Straight women are confused by men, don’t put women first » (1975 : 74), soutient Rita Mae Brown comme d’autres féministes radicales de son époque. En 1968, le groupe féministe radical états-unien Cell-16 prônait le programme suivant : « celibacy, separatism, karate » (Echols, 1989 : 158) et elles suggéraient aux femmes « to swear off sex and relationships with men, to learn karate and to live in communes » (Echols, 1989 : 160). Le maintien de relations avec les hommes tant au plan politique qu’au plan intime devient contre-productif pour la libération des femmes de la domination. Ti-Grace Atkinson affirme que les alliances politiques entre les sexes devraient être abandonnées « parce qu’elles sont définitivement inéquitables et parce qu’elles aliènent nécessairement les femmes de leur intérêt naturel de classe […] » (1975 : 59). Pour cela, l’un des critères à la base de l’organisation politique pour les féministes radicales est la non-mixité ou les espaces politiques homosociaux. Ces pratiques de non-mixité dans les luttes au patriarcat prendront différentes formes, toutes n’étant pas d’égales intensités politiques (Echols, 1989)85. La non-mixité sur la base du genre implique le refus de déléguer à autrui la

dimension « programmation des luttes » (Lamoureux, 1986), mais elle évite aussi toute forme de collaboration avec les hommes.

Les féministes radicales états-uniennes vont parler de « Woman-Identified-Woman » ou de l’identification aux autres femmes sur des bases politiques, mais pas uniquement, pour lutter contre la domination patriarcale. Selon la proposition d’Adrienne Rich, l’identification aux autres femmes par le continuum lesbien est potentiellement libératrice : « L’identification-aux-femmes est une source d’énergie, une fontaine potentielle de pouvoir féminin, qui est violemment stoppée et gaspillée sous le règne de l’institution hétérosexuelle. » (1981 : 39) L’identification aux femmes, comme marque de solidarité politique, mais aussi d’amour, de sexualité ou d’amitié constitue une accumulation d’énergie nouvelle pour la lutte de libération des femmes. La proposition du continuum lesbien défini comme « un large registre – aussi bien dans l’histoire que dans la vie de chaque femme – d’expériences impliquant une identification aux femmes » (Rich, 1981 : 32) fait l’objet de critiques en raison du brouillage qu’il produit entre différentes situations où les femmes se choisissent : les solidarités féminines; les femmes qui s’identifient aux autres sur le plan des solidarités politiques pour faire échec au patriarcat; et celles qui en choisissent d’autres pour des raisons de préférences

85 Dans le cadre de mon mémoire (Mayer, 2012), j’ai rendu compte des différentes formes d’organisation en non-

mixité privilégiées par les féministes, en évaluant les critères qui peuvent distinguer un espace non-mixte politique entre féministes d’un espace qui serait plutôt un espace de vie entre femmes.

sexuelles (ce qui n’exclut pas que ces dernières soient engagées dans la lutte féministe par le fait même) (Chamberland, 1989).

Les solidarités « Woman-Identified-Woman » valorisées par les féministes radicales pour contrer l’atomisation de chacune dans le système patriarcal rendent possible la rupture avec les hommes sur les plans politiques, mais également de l’intime. Dans ces circonstances, le lesbianisme se pose en cohérence sur le plan politique, comme le veut l’adage attribué à Ti-Grace Atkinson « Feminism is the theory; lesbianism is the practice ». Elle soutient par ailleurs cette idée :

Pour s’accrocher à l’ennemi, il faut être prêt à y mettre le prix : sa propre vie. Entrer en relation avec un homme aussi dépouillé soit-il (complètement et publiquement) du rôle masculin, serait encore un risque. Mais s’unir avec un homme qui a fait moins encore, c’est du suicide. Les femmes agissent encore sur une base individuelle plutôt que politique. Prouver sa conscience de classe c’est se couper des hommes, de ces unités de deux personnes face à face (par exemple le mariage et la maternité). Aucune amélioration significative de la situation des femmes ne sera possible sans cette décision. (Atkinson, 1975 : 106)

Les lesbiennes se posent comme une menace réelle à la domination des hommes, car elles constituent une solution de rechange à la vie avec les hommes, à l’hétérosexualité et au patriarcat.

Les féministes radicales se concentrent sur les enjeux de sexualité tandis que les féministes radicales matérialistes mettent l’accent sur les conditions d’appropriation et d’exploitation de la sexualité, du corps et du travail des femmes. Au sein de cette tendance se confirment les volontés de radicalisation de la pensée lesbienne sur les assises radicales en émergence. Les féministes de cette première phase mettent à disposition tous les outils critiques pour remettre en question et penser en des termes politiques la sexualité hétéro, le mariage, la famille et la maternité. Or, les critiques formulées à l’encontre des dimensions violentes de la sexualité laissent une conception négative de la sexualité partagée avec les hommes qui marquera les périodes subséquentes des débats (qui culmine avec les « Sex wars »). Cette première phase se caractérise par la proposition d’Adrienne Rich (1981) dont des éléments marqueront l’ensemble du débat, jusqu’à ce jour. Ce qui est retenu est certainement l’idée de la « contrainte à l’hétérosexualité », elle n’est ni naturelle, ni un choix, elle est imposée. L’hétérosexualité est pensée à partir de ce moment comme une institution sociale et l’un des moyens envisagés pour défier le pouvoir des hommes est l’identification aux femmes, par « le continuum lesbien ». La visibilité grandissante des lesbiennes rend encore plus menaçantes ces féministes

radicales, car le lesbianisme se pose comme une solution de rechange à la domination des hommes. Ce filon sera investi dans la phase subséquente du débat.