• Aucun résultat trouvé

Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.2 Radicalisme lesbien et autonomie politique

2.2.2 Contributions des lesbiennes radicales à la critique de l’hétérosexualité

Les apports du lesbianisme radical à la problématisation de l’hétérosexualité sont nombreux. La radicalité de leur pensée n’a pas été sans créer de vives tensions avec le féminisme en général et avec les femmes investies dans des relations hétérosexuelles en particulier. Trois éléments doivent être abordés : la compréhension de l’hétérosexualité comme système idéologique et politique; la démonstration des dangers de l’hétérosexualité dans la vie des femmes; et la désignation des lesbiennes et du lesbianisme comme la posture cohérente pour la lutte à l’hétérosexualité et à la suprématie des hommes.

La première contribution réside dans le rôle déterminant qu’elles attribuent à l’hétérosexualité. Selon cette perspective, l’hétérosexualité représente plus qu’une institution sociale du patriarcat, elle est un système idéologique et politique sur lequel repose et s’érige l’ensemble des oppressions dont les femmes sont victimes (Jeffreys, 1990; Turcotte, 1998; Wittig, 1980, 2007). L’hétérosexualité occupe donc un rôle primordial dans l’établissement et le maintien du patriarcat, de la différence et de la hiérarchie entre les femmes et les hommes, ce qui explique l’orientation principale des luttes des lesbiennes radicales à son encontre. Selon ces dernières, les théories féministes occultent le rôle déterminant de l’idéologie et des structures hétérosexuelles dans leurs analyses d’institutions telles que le mariage, la maternité ou la division sexuelle du travail (Brossard, 2005 : 72). Sheila Jeffreys affirme que la centralité accordée à l’hétérosexualité par les lesbiennes radicales comble une sorte d’angle mort chez les féministes :

According to a radical lesbian analysis, heterosexuality is constructed by various means, including force, and relies upon the prevention of the bonding of women. This is the missing link in feminist theory. Feminist analyses of love, sex, domestic labour, male violence, sex roles and the division of labour all fall into place coherently when heterosexuality is understood as the system that organises males supremacy. (1990 : 299.)

L’hétérosexualité est comprise comme pilier du patriarcat, comme une stratégie politique dont le but est « […] de maintenir [ce] système en place, de le perpétuer, de cacher les antagonismes, de masquer les oppresseurs, et surtout, de nous séparer “au nom de l’amour”, de faire même renier notre appartenance à une classe, de nous retourner contre nos intérêts », affirment les Lesbiennes de Jussieu (1981 : 80). La société est pensée comme hétérosexuelle et socle de la suprématie des hommes.

En fait, la tendance lesbienne radicale est largement inspirée par les travaux de Monique Wittig. Cette dernière montre la centralité de l’hétérosexualité dans la société : la « pensée straight », comme elle la nomme. À son avis, la pensée straight est structurante philosophiquement et politiquement : « C’est ainsi qu’on parle de l’échange des femmes, la différence des sexes, l’ordre symbolique, l’inconscient,

le désir, la jouissance, la culture, l’histoire, catégories qui n’ont de sens actuellement que dans

l’hétérosexualité ou pensée de la différence des sexes comme dogme philosophique et politique. » (Wittig, 2007 : 58.) L’hétérosexualité ne peut fonctionner (ni se perpétuer) économiquement, symboliquement, linguistiquement, politiquement sans ces différences qui masquent l’antagonisme, le conflit. Elle identifie ce sur quoi repose la société, mais pointe également comment rompre ce système. « Si nous lesbiennes, homosexuels nous continuons à nous dire, à nous concevoir des femmes, des hommes, nous contribuons au maintien de l’hétérosexualité » (Wittig, 2007 : 59). Pour Monique Wittig, il faut détruite « la-femme » et anéantir la pensée straight : « […] ce qui fait une

femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques […] relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles » (2007 : 52). Monique Wittig soutient qu’il ne faut pas détruire le lesbianisme parce qu’il représente la seule forme d’organisation qui permette de vivre libres : « […] “lesbiennes” est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. » (ses majuscules, Wittig, 2007 : 52.) En résumé, c’est à partir de la pensée de Monique Wittig que les lesbiennes radicales élaborent leur conceptualisation de l’hétérosexualité en retenant deux éléments majeurs : 1) la société est hétérosexuelle et être une femme n’a de sens que dans cette société et 2) les lesbiennes échappent à cette société et en représentent la plus grande menace.

Le deuxième élément concerne la démonstration des impacts négatifs et des dangers encourus par les femmes en raison de relations hétérosexuelles. Les nombreux abus de pouvoir et les actes de violence que les hommes commettent constituent des raisons valables pour quitter ces liens hétérosexuels suffisamment dangereux. Si l’hétérosexualité comme système idéologique et politique fait l’objet d’une critique par les lesbiennes radicales, les pratiques hétérosexuelles sont contestées. À leur avis, l’hétérosexualité rend possible des manifestations de violence de la part des hommes à l’encontre des femmes cautionnées institutionnellement, que ce soit le viol/agression sexuelle; l’exploitation du travail; la contrainte à la reproduction. Ces violences sont tolérées et perpétrées au nom de l’amour, de la nature, de la sexualité, de la différence (Jussieu, 1981 : 78). Les lesbiennes radicales insistent très largement sur les questions de subordination, de domination, de violence dans les pratiques sexuelles. La question du pouvoir des hommes à l’encontre des femmes dans la sexualité spécifiquement est au cœur des critiques formulées. Cela suppose la soumission des femmes aux hommes, à leurs besoins et désirs sexuels. Les lesbiennes radicales interrogent donc frontalement les « désirs hétérosexuels » qui sont compris comme une érotisation du pouvoir de la différence « so heterosexual desire for men is based upon eroticising the otherness of women, an otherness which is based upon a difference of power » (Jeffreys, 1990 : 300-301). La légitimité du désir hétérosexuel est remise en cause pour les femmes de façon générale et pour celles qui se disent féministes en particulier. Si le désir hétérosexuel est considéré comme issu d’une érotisation du pouvoir de la différence, le désir lesbien est quant à lui présenté comme le désir de la même, de la réciprocité et de l’égalité. Ainsi, l’abolition du désir hétérosexuel devient une condition nécessaire, dans la conception lesbienne radicale, pour se libérer de la suprématie des hommes (Jeffreys, 1990 : 312).

En fonction de cette conception de l’hétérosexualité, les lesbiennes radicales croient que les femmes doivent quitter l’hétérosexualité pour des questions de sécurité, de bien-être, de bonheur et de dignité. Sue Wilkinson et Celia Kitzinger affirment pour leur part que : « Not only is heterosexuality exhausting for women, it is also dangerous. Many feminists (lesbian and heterosexual) have pointed out that a great deal of violence against women takes place within or is associated with heterosexual institutions. » (1993 : 13.) Les pratiques sexuelles et la structure sociale du couple monogame sont parmi les exemples des dangers découlant directement de l’hétérosexualité; cela mène inexorablement à quitter ces liens. Par ailleurs, la sexualité hétérosexuelle et le couple monogame sont deux des éléments principaux autour desquels se structure l’argumentaire du groupe de lesbiennes radicales formé par des Anglaises : Leed Revolutionary Feminists Group dans leur pamphlet le plus connu Love your Ennemy? D’abord, les pratiques sexuelles (consentantes ou non) qu’ont des femmes avec les hommes sont vivement dénoncées. La sexualité hétéro est construite par et pour la suprématie des hommes et assure la perpétuation de la soumission des femmes. La sexualité hétérosexuelle se construit donc à travers un ensemble de référents binaires hiérarchiques tels que la domination/la soumission, la conquête/être conquise, le pouvoir/le non-pouvoir, l’action/la passivité. L’hétérosexualité associée au pouvoir des hommes s’incarne dans le phallus des hommes selon l’imaginaire lesbien radical (mais pas uniquement90). Symboliquement, le pénis (comme partie du

corps) est associé au pouvoir sur le corps des femmes, à la conquête et à son envahissement. Le phallus dans l’acte sexuel de la pénétration devient violence, humiliation et prise de pouvoir. D’ailleurs, depuis la publication du mythe de l’orgasme vaginal d’Anne Koedt, il devient plus facile de soutenir le (dé) plaisir des femmes dans la sexualité partagée avec un homme. À ce sujet, Leeds Revolutionary Feminists Group insiste bien sur cet aspect :

The penetration is an act of great symbolic significance by which the oppressor enters the body of the oppressed. But it is more than a symbol, its function and effect is the punishment and control of women. […] For man it is an act of power and mastery which makes him stronger, not just over one woman but over all women. So every woman who engages in penetration bolsters the oppressor and reinforces the class power of men. (1981 : 6)

Cette conception associée aux pratiques sexuelles hétérosexuelles ne concerne pas que certaines relations dites violentes ou non consentantes, mais elle vise à être généralisée à l’ensemble de la sexualité entre femmes et hommes. Le but est de montrer le caractère fondamentalement oppressif de l’hétérosexualité. Ensuite, le couple hétérosexuel (monogame, reproductif et exclusif) se voit très

sévèrement contesté. Le couple représente une unité profondément politique qui permet à chaque homme d’avoir le contrôle individuellement sur chaque femme : appropriation de son travail sexuel, reproductif, domestique, émotif. Plus encore, ce sont l’amour et la sexualité qui assurent le brouillage des rapports antagoniques violents, qui dépolitisent les rapports de classes de sexe, qui humanisent les hommes dans leur position d’oppresseurs. En fait, le couple est pensé comme un autre moyen d’asseoir le pouvoir des hommes sur les femmes, de les contraindre dans l’espace, d’asservir leur travail (re)productif : « in it [le couple] each individual woman comes under the control of an individual man […] Any woman who takes part in a heterosexual couple helps to shore up male supremacy by making is foundations stronger » (Leeds Revolutionary Feminist Group, 1981 : 5-6). En fait, les rapports tels qu’ils sont prescrits dans les dynamiques relationnelles hétérosexuelles impliquent inévitablement de la dépendance amoureuse91, de la domination, de la hiérarchie et du

pouvoir des hommes sur les femmes.

Ces critiques formulées à l’endroit des pratiques sexuelles hétérosexuelles et de l’investissement dans le couple s’accompagnent d’une sorte d’injonction au choix. En fait, procéder au choix conscient et

délibéré de quitter ces rapports est vu comme l’avenue la plus cohérente à privilégier et celles qui

demeurent au sein de ces relations se voient attribuées une part de responsabilité dans la stabilité ainsi que dans la perpétuation de l’hétéro-société. Le choix de rompre ou d’abandonner volontairement les relations hétérosexuelles indique clairement que cette personne ne consent pas à cette société. Le fait de demeurer au sein de l’hétérosexualité est suspect : ces femmes ne sont pas complètement conscientes des enjeux sociaux politiques dont il est question; elles érotisent volontairement le pouvoir des hommes et leur soumission; ou elles ne sont pas réellement féministes. L’entretien de relations hétérosexuelles et les pratiques sexuelles hétéro apparaissent comme étant incompatibles avec le féminisme ou plus largement, avec la lutte contre la suprématie des hommes.

Le dernier élément est l’insistance sur la nécessaire cohérence politique, sur l’injonction à appliquer les principes théoriques (la lutte des classes de sexe) et sur l’obligation de radicalité dans l’action pour l’aboutissement de la lutte. Cette dernière caractéristique s’inscrit dans le prolongement de la précédente. Eu égard aux dangers et aux violences de l’hétérosexualité, abandonner/quitter ces

91 Les numéros 31 et 32 des Cahiers du GRIF (1985) abordent la question de la dépendance et de l’indépendance

amoureuse dans l’hétérosexualité. Les éditrices écrivent : « À cette crise [la dépendance amoureuse dans l’hétérosexualité] l’homosexualité semble une réponse. [C]e n’est pas que la dépendance soit absente de la relation homosexuée mais c’est qu’elle n’y renforce pas la structure sociale » (GRIF, 1985 : 6).

relations représentent l’avenue politique à suivre et celles qui ne s’y engagent pas sont considérées comme des collaboratrices (Wittig, 1980; Jussieu, 1981; Jeffreys, 1990; Leeds Revolutionary Feminists Group, 1981). Cette accusation a pris la forme de certains slogans qui sont attribués au lesbianisme radical : « Hétéro-“Féminisme” = Kapos du Patriarcat », « En temps de guerre des sexes, l’hétéro-féminisme est de la collaboration de classe » comme l’ont écrit les Lesbiennes de Jussieu (1981), tandis que le Leeds Revolutionary Feminists Group a employé pour sa part la formulation « Love your Ennemy? » (1981). En fait, l’accusation de collaborer avec les hommes (comme classe sociale et comme individus) formulée contre les féministes hétérosexuelles, mais également contre toutes celles qui pensaient les luttes politiques en mixité, repose sur un double argument. D’une part, la collaboration freine les énergies vitales du mouvement par la division entre les femmes, par les liens maintenus avec les hommes. Les hétérosexuelles sont accusées de ne pas s’engager dans la solidarité de classe par le souhait (avoué ou non) de préserver leurs relations : elles demeurent en mode compromis parce qu’elles « aiment » leur oppresseur. Par ailleurs, Sheila Jeffreys soutient qu’il est problématique de ne pas pouvoir s’engager pleinement dans la lutte : « It is not possible to keep little bits of unfreedom, such as in the area of sexuality, because they give some people pleasure, if we are serious about wanting women’s liberation. » (1990 : 312.) Ainsi, l’intériorisation des mécanismes d’oppression par les femmes les contraint à collaborer et nuit à l’avancement des luttes : ces femmes sont prises dans l’aliénation hétérosexuelle. « Elles apprennent [les hétérosexuelles, notamment] à se méfier des autres femmes, elles apprennent à trahir leur classe au profit des Autres. C’est un pli qu’on a du mal à perdre, le pli d’“aimer” l’oppression, et de se couper de la “Même”, de la trahir. Un vécu profondément politique. Une collaboration d’une horreur sans nom. » (Jussieu, 1981 : 78) L’énergie transformatrice générée par les femmes se voit anéantie par les relations de divers ordres qu’elles entretiennent avec les hommes. Ces relations hétérosexuelles sont un moyen, une stratégie de perpétuation des rapports de domination dans lesquels les femmes sont prises.

D’autre part, la collaboration permet une humanisation de l’oppresseur, une dépolitisation des rapports antagoniques femmes/hommes et une forme de bénéfices collatéraux (privilèges) découlant de ces relations hétérosexuelles assurant leur fidélité. « [P]our obliger les femmes à pactiser avec l’oppresseur, le patriarcat a inventé la grande Logique Hétérosexuelle : les femmes doivent aimer les hommes, les concevoir non comme ce qu’ils sont, des ennemis, mais comme des êtres humains », affirment également les Lesbiennes de Jussieu (1981 : 78). Si ces relations hétérosexuelles sont jugées importantes pour celles qui les entretiennent, c’est qu’elles refusent de reconnaître l’antagonisme flagrant qui caractérise ces rapports. L’idée même de collaboration repose sur la

désignation des hommes comme ennemis principaux et toute relation hétérosexuelle implique pour les femmes de collaborer à la perpétuation de l’hétéro-société. Cela permet donc aux lesbiennes radicales de considérer que les hétérosexuelles, même féministes, nuisent aux luttes et plus encore, leur collaboration rend la scission politique nécessaire. Le postulat sous-jacent aux deux arguments de la collaboration est que l’investissement des femmes dans des relations hétérosexuelles les empêche de lutter réellement pour l’abolition de l’hétérosexualité. Cette rupture est une étape essentielle et le lesbianisme reste le moyen le plus efficace politiquement. Il va sans dire que l’accusation de collaboration a eu une forte résonnance au sein des mouvements féministes. En fait, la collaboration est pensée comme une « désolidarisation de classe » et une forme de compromis qui dénote un manque de radicalité dans l’engagement, voire une forme d’aliénation. Louise Turcotte demandait à ce titre : « La collaboration des hétérosexuelles ne peut que reposer sur une inconscience des enjeux sociopolitiques ou voire, de conscience féministe dominée? » (1998 : 374) L’accusation de collaboration pousse les hétérosexuelles dans leurs derniers retranchements et les oblige à interroger fondamentalement leurs motivations à entretenir des relations hétérosexuelles.

Enfin, la formulation de cette accusation de collaboration a des conséquences pour le féminisme en général et pour les solidarités féministes en particulier. Si les lesbiennes (féministes et radicales) emploient dans les années 1970 la non-mixité organisationnelle face aux féministes hétérosexuelles (Lamoureux, 1998a : 181), les lesbiennes radicales opteront dans les années 1980 pour la rupture afin de s’autonomiser du féminisme et de fonder leur propre mouvement (Turcotte, 1998 : 366). Si certaines lesbiennes radicales privilégient l’autonomie politique parce que les féministes qui entretiennent des relations hétérosexuelles ne peuvent plus être des alliées, d’autres considèrent être « rejetées » du féminisme, car elles ont une pensée trop percutante (Jussieu, 1981 : 87).