• Aucun résultat trouvé

Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 1 : Note méthodologique sur le travail cartographique

1.1 Critères pour la recension de la documentation

La recension des différentes contributions féministes, lesbiennes et queers à la problématisation de l’hétérosexualité s’est faite selon deux critères généraux. Le premier concerne les documents retenus. Ceux-ci devaient adopter une perspective critique par rapport à la naturalité des rapports sociaux de genre et de l’hétérosexualité60. Le deuxième se rapporte à la temporalité. La documentation retenue

devait avoir été produite au cours de la période allant de 1960 à 2017. Les œuvres recensées sont le fruit du travail d’autrices originaires principalement des régions suivantes : l’Allemagne, l’Angleterre, l’Australie, le Canada, les États-Unis, l’Italie et la France61. Il importe de relever que

les documents retenus pour cette cartographie étaient de langues française ou anglaise (en version originale ou en traduction). Ce faisant, d’autres contributions significatives à ce débat, produites dans une autre langue et n’ayant pas fait l’objet de traduction, ne s’y retrouvent peut-être pas. Essentiellement, il s’agit de textes qui prennent les formes suivantes : des productions militantes ou savantes, des essais théoriques, des études empiriques et ethnographiques.

Dans le contexte de ce débat, certaines autrices préconisent une attitude normative (par exemple : l’hétérosexualité est comme ceci ou comme cela) tandis que d’autres adoptent une trame plutôt prescriptive (par exemple : il faut abolir ceci, revaloriser cela ou agir de la façon suivante). En fait, plusieurs des documents retenus pour l’analyse révèlent la présence d’un réel débat entre féministes,

60 La littérature psychologique généraliste (du registre « mieux-être » ou « psycho-pop ») n’a pas été retenue, car

elle s’appuie majoritairement sur des démarches qui renforcent l’idéologie de la différence. Je reviendrai au point 8.1 « Une praxis féministe de conflit dans l’intime » sur les effets de ces ouvrages sur les femmes hétérosexuelles et leur responsabilisation relativement aux conflits dans le couple.

61 Il est probable qu’il y ait eu des contributions provenant d’autres régions. Néanmoins, la vivacité des mouvements

féministes, lesbiens et queers dans ces espaces ainsi que l’institutionnalisation universitaire dans ces champs d’études expliquent que les interventions recensées proviennent majoritairement de ces régions.

lesbiennes et queers sur cette question. Si les discussions se déroulent parfois sur le mode du dialogue, il est possible de relever le caractère acrimonieux de certains échanges ou la volonté non équivoque de répliquer62. Tandis que certaines productions aspirent à contribuer à la réflexion générale au sujet

de l’hétérosexualité, sans que cela soit sur le mode de l’attaque ou de la défensive63.

La provenance culturelle et géographique des contributrices n’est pas sans importance. Il y a des ancrages théoriques communs entre ces différents espaces sur le plan des perspectives structuralistes et du radicalisme au tournant des années 1960-1970. Il serait juste de reconnaître les influences théoriques du radicalisme matérialiste français dans les régions francophones, notamment au Québec où les tendances politiques et les débats vont se dérouler de manière similaire64. Il faut relever la

visibilité grandissante d’une pensée radicale antiraciste à la même période, d’abord aux États-Unis et ensuite, ailleurs dans les mouvements et les théories féministes, ce qui obligera à penser l’articulation des rapports de domination. Dans les décennies 1970 et 1980, les perspectives psychanalytiques vont s’opposer au radicalisme en France, les tendances différentialistes et constructivistes radicales se confrontent et marquent ainsi le débat au sujet de l’hétérosexualité65. La découverte des travaux

poststructuralistes (d’origine française principalement) et postmodernes influencera d’abord les féministes anglo-saxonnes, à la suite des années 1990, relançant les réflexions sur l’hétérosexualité laissées dans l’impasse. Ces directions ouvertes par ces cadres théoriques alternatifs seront largement influencées par les études postcoloniales et intersectionnelles critiques des postulats ethnocentrés du sujet du féminisme. Les questions de genres, de sexualités et de races ont été largement problématisées à partir de cette période, mais l’hétérosexualité comme catégorie sociale ne fait pas souvent l’objet de réflexion en termes intersectionnels. Ces travaux critiques vont également être déterminants pour les études queers qui se développeront en parallèle et en dialogue avec les études féministes, études dont les influences sur les réflexions portant sur l’hétérosexualité vont circuler davantage au sein des espaces anglophones avant de gagner de façon plus récente la francophonie.

62 Par exemple : il serait juste de rappeler l’éclatement en 1980 du collectif de la revue Questions féministes après

la publication des textes de Monique Wittig; les accusations directes de « collaboration de classe » aux féministes hétérosexuelles avec l’ennemi formulées en 1981 par Leeds Revolutionary Feminist Group avec Loving your Ennemy?; la parution de l’ouvrage Straight Sex. Rethinking the Politics of Pleasure en 1994 par Lynne Segal en réaction à celui co-dirigé par Sue Wilkinson et Celia Kitzinger Heterosexuality. A Feminism and Psychology Reader, en 1993.

63 Les interventions sur ce registre paraissent après 1995.

64 Il semble nécessaire de relever que les débats sur ce thème à Montréal dans les années 1980-1990 se sont organisés

autour de trois postures : lesbiennes radicales séparatistes, lesbiennes féministes, féministes hétérosexuelles. Notamment dans le contexte de la rencontre « Si la chicane vous intéresse » (Brossard, 2005).

65 Par exemple, les féministes radicales matérialistes s’opposent aux féministes différentialistes, associées au groupe

Enfin, il faut reconnaître les croisements, les influences mutuelles et les échanges entre les féministes, les lesbiennes et les queers de ces espaces linguistiques et culturels (en raison notamment de la traduction d’œuvres). Mais les débats ne se déroulent pas exactement de la même manière en fonction des héritages politiques et théoriques ainsi que des lieux de provenance de chacune des intervenantes. Malgré les distinctions qui viennent d’être relevées, il me semble que les nombreux travaux recensés forment une longue discussion sur cinquante ans, dont l’intérêt central reste la critique de l’hétérosexualité dans ses ramifications avec le sexe, le genre et la sexualité ainsi qu’avec les humain.es qui la constituent, l’habitent, la contestent et la perpétuent.