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Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 3 : Réflexions autour de la position de femmes « hétérosexuelles »

3.1 Contestations de la position sociale « d’hétérosexuelle »

Dans les différentes problématisations s’exprime une critique qui concerne les dimensions structurelles de l’hétérosexualité qui se distingue d’une contestation des aspects expérientiels de chacune. Si certaines théorisations formulent des critiques adressées directement aux hétérosexuelles (en raison de leur relation personnelle avec des hommes108), les réflexions s’articulent plutôt autour

de la position d’hétérosexuelle prise comme étant « piégée ». Parler de « piège » appelle une dimension symbolique, théorique et politique qui réfère, dans le cadre de cette thèse, à la définition de Jean-Claude Kaufmann : « La notion de piège renvoie au mécanisme dans son fonctionnement. » (1992 : 167.) La posture d’hétérosexuelle est piégée, elle symbolise en même temps un lieu de complémentarité et de hiérarchie des hommes par rapport aux femmes dans les arrangements privés et un espace de privilèges par la concordance avec la « matrice sexe-genre-désir » (Butler, 2005).

Le positionnement social d’hétérosexuelles apparaît comme piégé indépendamment du cadre théorique privilégié, et la volonté de le « quitter » se voit sous-tendue, voire souhaitable, politiquement. Cela est en partie attribuable à la logique sous-jacente aux problématisations de l’hétérosexualité. Comme le soutient Ian Hacking, la réflexion constructiviste sociale repose sur la logique de trois éléments : 1) elle part du constat qu’une réalité X – dans ce cas-ci l’hétérosexualité – n’est pas inévitable, 2) que cette réalité X est non-souhaitable pour diverses raisons et qu’ultimement, 3) le monde serait meilleur sans elle (2001 : 21). La suite logique entre ces trois éléments se retrouve dans les problématisations féministes, lesbiennes et queers étudiées. L’hétérosexualité est

108 Il est possible d’évoquer Leeds Revolutionary Feminists Group ou les Lesbiennes de Jussieu, pour évoquer des

problématique, non-naturelle et évitable, il faut donc s’y attaquer de diverses manières. Cette logique constructiviste sociale appelle une démarche nécessairement « émancipatoire » (ou empreinte de résistances subversives) quant à la réalité reconnue comme « évitable » et dont les conséquences vécues par les personnes sont non-souhaitables. En cela, l’hétérosexualité n’est pas naturelle, elle constitue un problème politique (celui-ci compris différemment en fonction de la perspective théorique adoptée). Dans la perspective radicale, c’est l’antagonisme des rapports entre les femmes et les hommes, tandis que dans une perspective poststructuraliste, c’est l’exclusivité binaire catégorielle qui pose problème. Dans les deux perspectives, il serait préférable d’envisager la configuration des rapports sociaux sans elle (l’hétérosexualité comme outil du patriarcat ou comme hégémonie sociale exclusive et normative), ce à quoi les féministes, les lesbiennes et les queers se sont attaquées de différentes manières.

Pour le premier élément de la définition d’Ian Hacking, il a été démontré que l’hétérosexualité est une réalité résultant d’une construction sociale, dont il est possible de retracer l’historicité (Blank, 2012; Borrillo, 2001; Dean, 2014; Tin, 2008). Ces travaux permettent de dénaturaliser et de dénormaliser l’hétérosexualité sur le plan des désirs et des pratiques. C’est dire que le couple bi- genre, cohabitant, potentiellement reproducteur, fidèle sexuellement, vivant sous la forme d’une famille nucléaire, divisant le travail de manière genrée n’a pas été la norme sociale pour toutes les formes de rapprochements sexuels, encore moins pour l’organisation sociétale des personnes humaines. « L’idéal érotique officiel et dominant entre sexes différents – une éthique hétérosexuelle – n’a rien d’ancestral, mais est une invention moderne », soutient Jonathan Ned Katz (2001 : 19). Ces recherches historiques permettent également de montrer comment l’hétérosexualité s’est historiquement et socialement construite, instituée en premier lieu comme des comportements sexuels (reproductifs, dans un contexte marital) pour adopter ensuite une forme plutôt identitaire qui se fond avec les identités sexuelles (féminine et masculine corrélées avec des organes génitaux spécifiques et un désir de l’autre) dont le statut hégémonique outrepasse le seul acte sexuel pour organiser une part importante des rapports sociaux de genre et les configurations sociales. En contestant les préceptes « inévitables » de l’hétérosexualité, les problématisations font émerger tout le caractère politique invisibilisé qui la compose. Ces problématisations remettent en doute deux éléments qui se recoupent : le premier, l’hétérosexualité est une forme parmi d’autres de préférence sexuelle et une manière particulière d’organiser la vie en société ainsi qu’entre les individus, ce qui dépasse les simples pratiques affectives et sexuelles intimes et le deuxième, la forme actuelle de l’hétérosexualité, dominante et hégémonique, sert des intérêts politiques. Qu’elle soit nommée comme une institution

sociale (Rich, 1981), un régime politique (Wittig, 1980, 2007) ou une matrice hégémonique (Butler, 2005), l’hétérosexualité suppose une imposition, une contrainte, une obligation, une norme sociale hégémonique nécessairement exclusive. En fonction de ces réflexions critiques, l’hétérosexualité devient une manière contestable d’organiser le social en raison des conséquences importantes qu’elle apporte sur le plan des hiérarchies entre les genres et entre les formes de sexualité. Enfin, le premier acquis de ces débats consiste en ce que l’hétérosexualité n’est pas inévitable; sa configuration hégémonique actuelle résulte d’enjeux politiques et elle a des conséquences sociales importantes qui légitiment la nécessité de penser autrement les configurations sociales. Cela constitue, néanmoins, une avancée considérable sur le plan de la pensée critique.

Pour le deuxième élément de la définition d’Ian Hacking, ces débats font la démonstration que l’hétérosexualité, comme réalité sociale, n’est pas souhaitable pour diverses raisons, principalement pour les conséquences néfastes qu’elle entraîne pour les femmes. Les préjudices causés par l’hétérosexualité opèrent selon deux logiques dominantes. La première logique reconnaît les conséquences non-souhaitables de l’hétérosexualité en matière de hiérarchies entre les genres. L’hétérosexualité assure les bénéfices de divers ordres des hommes sur les femmes dans le cadre d’une relation intime et la hiérarchie entre les genres est assurée par différentes modalités sociales. La deuxième logique met l’accent sur les conséquences non-souhaitables de l’hétérosexualité comme un régime du normal à partir duquel les discours dominants s’établissent. Un discours social hégémonique qui assujettit, exclut et invisibilise les sujets qui ne sont pas conformes à la « matrice sexe-genre-désir » (Butler, 2005). Les conséquences non-souhaitables de l’hétérosexualité sont donc de deux ordres : d’une part, elle assure structurellement la reconduction des hiérarchies entre les hommes et femmes et d’autre part, elle restreint la possibilité pour certaines personnes d’exister pleinement au-delà de la normativité de la matrice hétérosexuelle.

Pour le troisième élément de la définition d’Ian Hacking, il s’agit d’affirmer que le monde serait meilleur ou plus satisfaisant sans cette réalité sociale. Les deux logiques d’analyse prédominantes en ce qui concerne l’hétérosexualité proposent d’imaginer des solutions de rechange à cette réalité non-souhaitable, contraignante et normative. En fait, les deux conséquences majeures de l’hétérosexualité sont la hiérarchie qu’elle assure entre les femmes et les hommes ainsi que l’hégémonie normative qu’elle implique sur le plan des formes d’identités de genre et de sexualité. Ces conséquences non-souhaitables conduisent à l’élaboration de propositions politiques qui

impliquent une mise en action de défiance quant à l’hétérosexualité, ses contraintes et ses limites normatives. Les propositions les plus intelligibles qui se dégagent sont celles développées par les penseuses qui s’autodéfinissent comme étant en rupture avec l’hétérosexualité : les lesbiennes et les queers. Il s’agit de postures qui ne sont pas en adéquation avec les attendus sociaux hétéro-patriarcaux qui contournent le piège et offrent beaucoup de liberté d’exploration afin d’imaginer du nouveau. Suivant cette logique, demeurer dans les conditions de contraintes ou normatives associées à l’hétérosexualité ne peut pas être un choix ou une préférence défendable.

En fait, la défiance politique résulte de la reconnaissance de l’hétérosexualité comme problématique sociale. Supposer que le monde serait meilleur sans l’hétérosexualité prend différentes formes en fonction des cadres théoriques privilégiés par les féministes, les lesbiennes et les queers. Les perspectives s’accordent sur la nécessité d’éviter les dimensions hiérarchique, hégémonique et normative de l’hétérosexualité, ce qui suppose une mise en action radicale et subversive des personnes touchées directement par ces conséquences non-souhaitables. La première perspective est associée à une sorte d’extériorité à l’hétérosexualité et aux relations intimes avec les hommes, par le lesbianisme comme forme de résistance. Le souci est de se poser en dehors de l’environnement hétérosexuel connu pour ouvrir de nouveaux horizons. La deuxième perspective sous-entend la nécessité d’instaurer de l’instabilité entre les termes de la matrice en queerisant et défiant la cohérence du régime du normal hétérosexuel. Dans les deux cas, le monde serait meilleur sans l’hétérosexualité comme manière d’organiser les rapports entre les femmes et les hommes et entre les formes de sexualité. Le monde serait meilleur également sans la centralité conférée à la normalité invisible de l’hétérosexualité qui assure des privilèges aux personnes qui cadrent dans la norme qui exclut et assujettit les autres.

En cela, le débat entre féministes, lesbiennes et queers offre une certaine compréhension de l’hétérosexualité qui peut se résumer de la manière suivante : il s’agit d’une réalité construite socialement, celle-ci apporte des conséquences non-souhaitables contre lesquelles il faut s’activer politiquement afin de rompre avec la domination et l’exploitation des femmes par les hommes et pour déstabiliser et brouiller les normes sociales de genre et de sexualité. L’hétérosexualité n’est pas naturelle et inévitable, elle a des conséquences néfastes et non nécessaires, il est préférable d’imaginer un monde sans elle. Ce faisant, les postures d’énonciation et les cadres théoriques mobilisés ont permis de comprendre avec beaucoup plus de précisions ce qui pose problème avec l’hétérosexualité sur le plan des conséquences – ce qu’elle cause comme préjudices – et ont pavé la voie vers des

contestations de cette forme contraignante de manière de vivre et de s’identifier subjectivement. Ces réflexions féministes, lesbiennes et queers ont certainement contribué à visibiliser, à dénaturaliser et à dénormaliser les conséquences encourues par l’hétérosexualité pour faire émerger une problématique sociale. Or, les explications demeurent insuffisantes pour rendre compte de comment

est faite et refaite l’hétérosexualité au quotidien par les personnes hétérosexuelles.

Il faut encore trouver des réponses acceptables aux questions suivantes : Quels sont les réseaux par lesquels passe le pouvoir dans l’hétérosexualité dans un contexte du postulat d’égalité entre les conjoint.es et du mythe de « l’égalité-déjà-là » (Delphy, 2007)? Qu’est-ce qui se superpose, s’alimente et se déploie spécifiquement dans l’hétérosexualité comme forme d’arrangement affectif, sexuel, relationnel et filial? De quelles manières les hiérarchies de genre et de sexualité structurent- elles les rapports intimes entre les femmes et les hommes? Comment la stabilité des liens entre les éléments constitutifs de l’hétérosexualité est-elle assurée? Qu’est-ce que concrètement la quotidienneté hétérosexuelle, quels sont les mécanismes internes qui assurent sa cohésion, comment cela s’expérimente dans la vie des femmes et des hommes qui la performent au jour le jour?