• Aucun résultat trouvé

Partie I : Cartographier le débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers entourant

Chapitre 2 : Cartographie du débat parmi les féministes, les lesbiennes et les queers sur

2.5 Contestations féministes des structures et des privilèges hétérosexuels

2.5.1 Approches plurielles sur l’hétérosexualité : normes, privilèges et structures

Ces nouvelles réflexions féministes sur l’hétérosexualité se développent d’abord chez les Anglo-saxonnes, ce qui constitue un aspect non négligeable du contexte théorique du débat. Par ailleurs, l’ouvrage de Stevi Jackson Heterosexuality in Question (1999) symbolise le renouvellement de ces réflexions féministes et consolide le changement de paradigme qui les caractérise, notamment sur le souhait de rompre avec la condamnation des pratiques hétérosexuelles104. D’autres

Anglo-saxonnes vont s’illustrer par leurs contributions à ce débat. Il faut évoquer les travaux menés par l’Anglaise Diane Richardson (1996, 2000, 2006), par l’États-Unienne Chrys Ingraham (1994, 1999, 2005a) et par l’Australienne Christine Beasley (2011, 2012). Ce n’est que récemment que ces réflexions vont être relancées dans la francophonie, notamment sous la plume de féministes françaises telles que Catherine Deschamps, Laurent Gaissad et Christelle Taraud Hétéros. Discours, Lieux,

Pratiques (2009). Il est permis de croire que la proximité des féministes anglo-saxonnes avec les

théories queers portant sur la critique de l’hétéronormativité d’une part et les articulations du féminisme autour des théories poststructuralistes, postmodernes et postcoloniales de l’autre aura contribué à leur fournir des outils pour aborder ces questions de manière nouvelle.

Cette phase du débat se caractérise par la cohabitation de cadres théoriques et par les dialogues entre les perspectives. Il s’agit d’un souci évoqué par plusieurs féministes : établir des ponts et des lectures combinatoires entre les féminismes et les théories queers. L’objet d’étude de « l’hétérosexualité » reste commun entre ces deux champs. Pour Diane Richardson, la nécessaire complémentarité sur les plans théoriques apparaît sans équivoque : « The articulation of new ways of thinking about sexuality and gender in a dynamic, historically and socially specific, relationship is one of the main tasks facing both feminist and queer theory. » (2000 : 5.)105 Les théoriciennes féministes empruntent aux théories

queers différents outils conceptuels pour penser l’hétérosexualité. Par ces emprunts théoriques et politiques, certaines féministes redoutent que l’intérêt accru pour les questions de normes et de privilèges entraîne une diminution de l’importance accordée aux enjeux de hiérarchies entre les genres (Jackson, 2005; Segal, 1994).

While there are considerable differences within and between feminism and queer, there are also some shared concerns. Both question the ways in which male-dominated heterosexuality is routinely normalized and both assume that neither gender divisions

104 L’influence des travaux de Stevi Jackson est déterminante sur la question de l’hétérosexualité comme l’ont été

ceux d’Adrienne Rich, de Monique Wittig ou de Judith Butler.

105 Voir notamment son ouvrage portant sur l’articulation entre le féminisme et le queer : Diane Richardson,

nor the heterosexual/homosexual divide are fixed by nature. Beyond this, however, their emphases diverge. Whereas feminists have historically focused on male dominance within heterosexual relations, queer theorists have directed their attention to the ways in which “heteronormativity” renders alternatives to heterosexuality “other” and marginal. An effective critique of heterosexuality – at the levels of social structure, meaning, social practice, and subjectivity – must address both heteronormativity and male dominance. (Jackson, 2005 : 22.)

Judith Butler (1994) conteste cette idée d’objets distincts entre les études queers (les sexualités) et les études féministes (le genre). L’articulation entre ces cadres est perçue positivement par certaines théoriciennes en faveur du renouvellement de ces réflexions sur l’hétérosexualité, dont les pratiques semblent ennuyeuses, trop straight pour le dire péjorativement : « Alternative sexualities, deemed queer, have now become the site of transgressive, exciting, and pleasurable sex […] By contrast, heterosexuality continues to be assessed as unpleasant and inequitable, as the realm of male victimisers and feminine victims. » (Beasley, Heather et Holmes, 2012 : 85.)

Le paysage composite de cette phase du débat se caractérise par l’articulation entre les cadres théoriques mobilisés. La présence des théorisations féministes radicales et matérialistes est repérable par l’importance accordée aux analyses en matière de division et de hiérarchie ainsi que de rapports de force genrés, notamment dans les travaux de Stevi Jackson et de Chrys Ingraham. L’axe du genre reste central pour son incidence sur l’asymétrie des rapports entre les femmes et les hommes dans l’hétérosexualité. L’intérêt est tourné vers les impacts matériels, quotidiens et économiques de l’hétérosexualité (Jackson, 1999; Ingraham, 2005a; Hockey, Meah et Robinson, 2007; VanEvery, 1995) au détriment des pratiques sexuelles, pour éviter de les condamner. Le genre est considéré comme le principe organisateur de l’hétérosexualité, même si d’autres outils conceptuels se greffent au féminisme radical matérialiste, en raison des théorisations poststructuralistes et queers. Il est possible d’observer l’intégration du concept d’hétéronormativité dans les travaux des féministes de cette période (Jackson, 1996ab, 2006; Richardson, 1996). L’emploi du terme ne réfère pas toujours à la même définition, mais l’importance est accordée aux enjeux normatifs. L’apport de ces cadres théoriques est rendu manifeste par l’intérêt des théoriciennes pour les questions concernant les pratiques sexuelles dans une optique positive et subversive en vue de « queeriser » l’hétérosexualité (Jeppesen, 2012)106 et pour explorer les possibilités de transgresser à la normativité sexuelle (Beasley,

Heather et Holmes, 2012). En fait, les critiques poststructuralistes concernant le sujet, le pouvoir et l’agentivité sont aussi incorporées. Cela pousse une part des théoriciennes à s’intéresser à l’agentivité

106 La volonté de « queeriser » l’hétérosexualité est traitée dans les travaux de Daniel Welzer-Lang (2009; 2014)

des femmes dans les pratiques sexuelles hétérosexuelles (Holland, Ramazanoglu, Scott, Sharpe et Thomson, 1996; Holland, Ramazanoglu, Sharpe et Rachel Thompson, 1998). Cet intérêt pour l’agentivité sexuelle ouvre un espace de réflexions positif et constructif sur les sexualités entre femmes et hommes laissés dans l’impasse à la suite des « Sex wars ». Les perspectives de subversion de l’hétérosexualité sont privilégiées au détriment des perspectives révolutionnaires de cette structure sociale, et ce, même pour les théoriciennes qui se réclament du radicalisme et du matérialisme (Beasley, Heather et Holmes, 2012; Jackson, 1999; Hockey, Meah et Robinson, 2007; Ingraham, 2005a; Richardson, 1996). À la suite des cadres théoriques queers et poststructuralistes, l’hétérosexualité est pensée davantage comme une norme sociale hégémonique.

Il importe également de relever l’impact des théorisations postcoloniales et l’approche intersectionnelle, notamment par l’incorporation des vocables en matière de « positionnement » hétérosexuel. En fait, l’hétérosexualité est envisagée comme un axe de plus à considérer pour comprendre les expériences situées des femmes. De l’intersectionnalité, les féministes investies dans la problématisation de l’hétérosexualité intègrent l’idée de simultanéité des formes d’oppression dont les femmes font l’objet. L’intérêt a été déplacé vers l’articulation entre les forces hégémoniques de l’hétérosexualité et des autres systèmes de domination, comme le racisme (Hoagland, 2007) et le capitalisme (Ingraham, 2005a). Cela aura deux conséquences pour les réflexions sur l’hétérosexualité. D’une part, tendre vers une problématisation des angles morts des analyses précédentes en ce qui concerne la « blanchité », la capabilité des corps107 ainsi que les enjeux de classe très peu

problématisés jusqu’alors dans les réflexions générales sur l’hétérosexualité. D’autre part, chercher des manières plus complexes de penser le positionnement et les expériences des femmes hétérosexuelles sur le plan microsocial. Cette complexité s’observe par l’ensemble des limitations (contraintes) et des possibilités (privilèges) découlant de ce positionnement. Par ailleurs, l’idée de privilèges attribuables à l’hétérosexualité, comme hégémonie culturelle, relationnelle et sexuelle, est reprise des critiques antiracistes (McIntosh, 1989). Les privilèges invisibles hétérosexuels bénéficient aux femmes et aux hommes. En cela, certaines femmes ont des bénéfices divers en tant qu’hétérosexuelles dans les sociétés hétéronormatives, mais elles sont également désavantagées dans les rapports avec les hommes dans les sociétés patriarcales, d’où l’importance de l’analyse intersectionnelle qui permet de penser la complexité de ce positionnement. Dans cette logique, il

107 La question de la « capabilité » des corps est associée au néologisme « capacitisme » employé dans le monde

francophone pour traiter de la discrimination dans la perspective du handicap (Parent, 2017 : 191-192), c’est-à-dire sur les capacités humaines du corps (Baril, 2013 : 403).

devient nécessaire de comprendre, pour reprendre les mots de Diane Richardson, « [h]ow the heterosexuality both privileges and disempowers women […] » (Richardson, 2000 : 20). Les privilèges hétérosexuels restent largement invisibilisés et naturalisés d’où l’importance de les problématiser, tâche à laquelle s’attaquent ces féministes dans leur articulation avec les autres systèmes de domination (Hockey, Meah et Robinson, 2007 : 7). Il importe néanmoins de relever l’impact mitigé du procédé de déclinaison des privilèges (Smith, 2013), ce qui a parfois pour conséquence de réactiver le sentiment de culpabilité face à son positionnement privilégié au détriment d’un engagement envers une transformation sociale.

Cette dernière phase des discussions féministes sur l’hétérosexualité se distingue par l’attitude des chercheuses quant aux pratiques et aux relations hétérosexuelles. Comme le reconnaissent entre autres Stevi Jackson et Sue Scott (2010), il y a eu quelques changements significatifs dans les dynamiques entourant l’hétérosexualité et les femmes ne se retrouvent pas perpétuellement en position de victimes. Toutefois, l’essentiel des divisions et des hiérarchies découlant de l’hétérosexualité demeure et continue de faire office de références régulatrices et normatives :

[…] heterosexuality retains its hold as the “normal” and the “normative” form of human sexuality and is taken for granted as such in much of everyday life […] Institutionalized heterosexuality is a key site of intersection between gender and sexuality, implicated both in the perpetuation of gender hierarchy and in the marginalization of alternative sexualities (Jackson et Scott, 2010 : 75).

L’attitude des chercheuses n’est pas seulement d’adopter une posture critique et de contestation de l’hétérosexualité, mais celle de comprendre et de repérer les diverses formes de ramification de l’hétérosexualité qui assurent sa stabilité institutionnelle, la reconduction de la dominance des hommes ainsi que l’hégémonie hétéronormative. Le souci est d’identifier les différentes manières quotidiennes par lesquelles les femmes et les hommes « font », « reproduisent » et « renforcent » l’hétérosexualité (Hockey, Meah et Robinson, 2007). Les recherches se concentrent donc plus particulièrement sur les pratiques quotidiennes aussi bien orientées vers soi ou vers « l’autre » en raison des attentes sociétales. Même si les aspects structuraux et macrosociaux ne sont pas évacués complètement comme objets d’étude pour ces théoriciennes, les analyses microsociales et les stratégies d’action sur ce plan restent prédominantes. Enfin, l’hétérosexualité est problématisée de façon plus complexe en mettant en jeu différents axes d’analyse.