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Définition de la théorie de la pratique

La théorie de la pratique cherche une voie médiane entre les excès de l’individualisme méthodologique et ceux de l’holisme méthodologique. Elle a pour objectif de résoudre l’antinomie entre les approches structuralistes (holisme méthodologique) qui expliquent les

153 phénomènes sociaux au moyen des structures ou des ensembles sociaux et les approches telles que l’individualisme méthodologique qui tentent d’expliquer les phénomènes sociaux à partir des actions individuelles.

La perspective pratique pose une des questions centrales dans les études sociales, celle de la manière dont les ensembles sociaux et l’agence humaine se relient dans l’explication de l’action. Elle libère l’agence (la capacité humaine d’agir sur le monde et de le changer) des conceptions des structuralistes et des modèles systémiques tout en évitant le « piège » de l’individualisme méthodologique. Bourdieu (1977) à travers le concept d’« habitus » et Giddens (1979) à travers la théorie de la structuration remettent les acteurs au cœur des processus sociaux sans négliger les structures qui permettent et contraignent leurs actions.

Bourdieu (1980, p. 88) définit l’habitus comme suit : « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ».

À travers le concept d’habitus, Bourdieu (1987, p. 43) veut dépasser l’opposition entre l’objectivisme et le subjectivisme, entre individu et société : « l’opposition tout à fait absurde scientifiquement, entre individu et société, que la notion d’habitus en tant que social incorporé, donc individué, vise à dépasser ». Bourdieu (1980, p. 92) ajoute : « l’habitus n’est difficile à penser qu’aussi longtemps qu’on reste enfermé dans les alternatives ordinaires, qu’il vise à dépasser, du déterminisme et de la liberté, du conditionnement et de la créativité, de la conscience et de l’inconscient ou de l’individu et de la société ». Ainsi, l’habitus agit comme médiation entre le système des régularités objectives et le système des conduites individuelles, et il les intériorise. Ainsi, l’habitus, en tant qu’intégration de dispositions sociales, rend possible par la pratique du sujet humain l’extériorisation de l’intériorisation de cet habitus. Pour se sortir des pièges des différentes interprétations qui se fondent soit sur l’objectivisme, soit sur le subjectivisme, Bourdieu conçoit une théorie de la pratique qui

154 s’appuie sur le construit d’habitus, ensemble de dispositions sociales acquises par la socialisation avant tout primaire (au sein de la famille, du milieu immédiat et de l’école) qui permettent aux êtres humains d’adopter de manière largement inconsciente des conduites en accord avec la lecture du réel qu’ils font par le biais des habitus incorporés du monde social, ce que Bourdieu nomme le sens pratique50.

À l’instar de Bourdieu, Giddens (1984), à travers la théorie de la structuration, veut dépasser le dualisme existant entre l’objectivisme, qui met l’accent sur la société, et le subjectivisme qui se focalise sur l’individu. Giddens (1984) juge ces deux perspectives antagonistes et les présente comme deux impérialismes. Il qualifie l’objectivisme d’« impérialisme de l’objet sociétal » et le subjectivisme d’« impérialisme du sujet » (Giddens, 1984, p. 50). Giddens substitue le concept de dualité de la structure à celui de dualisme. La dualité signifie que les structures sociales sont à la fois constituées par l’action humaine (agence) et sont en même temps le « medium » de cette constitution. La structure sociale est définie comme « des règles et ressources, ou ensemble de relations de transformation, organisées en tant que propriétés de systèmes sociaux » (Giddens, 1987, p. 74). Le structurel fait référence à un ensemble de règles et de ressources sur lesquelles les acteurs s’appuient pour la production et la reproduction de l’activité sociale.

La théorie de la pratique s’intéresse à la manière dont les acteurs, avec leurs motivations et leurs intentions diverses, façonnent et transforment le monde dans lequel ils vivent. Il s’agit d’une relation dynamique entre la structure et l’action humaine. La théorie de la pratique, telle que décrite par Ortner (1984, 2006), « cherche à expliquer la (les) relation(s) entre l’action humaine, d’une part, et une entité globale que nous appelons le « système », de l’autre ».

Rechwitz (2002, p. 245) définit la théorie de la pratique, comme une catégorie de ce qu’il appelle « les théories culturelles ». Il définit les théories culturelles, dont fait partie la théorie de la pratique, en les distinguant des deux appellations classiques en théorie sociale : l’« homo economicus » et l’« homo sociologicus ». Le modèle de l’« homo economicus » explique l’action par les buts, les intentions et les intérêts individuels. L’ordre social est le produit de la combinaison d’intérêts individuels. Le modèle de l’« homo sociologicus » explique l’action à travers les normes, les valeurs et les règles de la société. L’ordre social est assuré par un

50Y. LENOIR (2007), « L’habitus dans l’œuvre de Pierre Bourdieu: un concept central dans sa théorie de la

pratique à prendre en compte pour analyser les pratiques d’enseignement », Faculté d’éducation, Université de Sherbrooke.

155 consensus normatif. Les théories culturelles expliquent les actions par la reconstruction des structures symboliques de connaissance qui habilitent et contraignent les agents à interpréter le monde selon certaines formes et à se comporter d’une certaine manière. L’ordre social n’apparaît donc pas comme un produit de la conformité à des attentes normatives mutuelles, mais intégré dans des structures cognitives et symboliques collectives, dans une « connaissance partagée » qui permet d’attribuer un sens au monde de manière socialement partagée.

Rechwitz (2002) distingue la théorie de la pratique de trois autres versions de la théorie culturelle à savoir, le « mentalisme culturaliste », le « textualisme culturaliste » et l’« inter- subjectivisme culturaliste ».

En effet, le « mentalisme culturaliste » place le social dans l’esprit car ce dernier est le lieu de la connaissance et des structures mentales. Le social peut se trouver, pour ainsi dire, dans la tête des êtres humains. L’unité d’analyse sociale se situe au niveau des « structures mentales ». Le « mentalisme culturaliste » est fondé sur « l’idée que l’esprit est une substance, un lieu ou un domaine qui abrite une gamme particulière d’activités et d’attributs » (Schatzki, 1996, p. 22).

Pour le « textualisme culturaliste », les structures symboliques ne sont pas situées à l’intérieur de l’esprit. Elles se placent à l’extérieur dans des chaînes de signes, des symboles, des discours, dans la communication ou dans des « textes ».

Selon l’« inter-subjectivisme culturaliste », le social est situé dans les interactions. Le social possède donc une structure intersubjective ; dans leurs actes de langage, les agents se réfèrent à un domaine non-subjectif de propositions sémantiques, de règles pragmatiques concernant l’utilisation des signes. Le social ne peut être situé que dans une constellation d’interactions symboliques entre les acteurs.

Contrairement aux trois autres versions de la théorie culturelle, la théorie de la pratique ne place le social ni dans les qualités mentales, ni dans le discours, ni dans l’interaction. Elle le place dans les « pratiques » et traite les pratiques comme la plus petite unité de l’analyse sociale (Rechwitz, 2002). La théorie de la pratique peut être définie comme toute théorie qui présente la pratique comme une catégorie fondamentale (Stern, 2003, p. 185) à partir de laquelle se développe « une nouvelle image du social et de l’agence humaine » (Reckwitz,

156 2002, p. 244). Ce qui unifie les auteurs de la théorie de la pratique est la recherche d’une réalité sociale qui permet de surmonter les oppositions entre sujet et objet, structure et action, micro et macro, individuel et totalité (Stern, 2003, p. 185). La pratique du contrôle de gestion, comme le souligne Hofstede (1978) à une dimension sociale. Il le définit comme un processus social dans un système social ou sociotechnique.