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Définir localement le « Très grand danger »

Paragraphe 2. Objectifs et critères d’attribution du TGD dans la Marthe

B. Définir localement le « Très grand danger »

Si pour bénéficier d’un téléphone portable d’alerte les femmes victimes de violences au sein de leur (ex)couple doivent répondre aux trois critères que nous venons de voir, elles doivent également être appréhendées par les professionnels gérant ce dispositif comme étant en situation de « très grand danger ». Ici, le « Très grand danger » est ce que les juristes appellent une « notion cadre », c’est-à-dire une catégorie d’analyse dont le contenu n’est jamais défini par les textes officiels. Autrement dit, il s’agit d’une notion susceptible de faire l’objet de définitions variables au gré de ses contextes concrets d’appropriation353. Dès lors, l’une des problématiques ayant guidé tant les observations menées au sein des réunions du Comité de pilotage de la Marthe que les entretiens réalisés auprès de ses membres, était de comprendre le sens qui avait localement fini par être donné à cette notion de « très grand danger ».

Comme l’affirme en entretien la directrice d’une des deux associations d’aide aux victimes, au sein du Comité de pilotage l’appréhension du « grand danger » a bien évidemment à voir avec « le degré des violences subies et leurs fréquences », que celle-ci aient été physiques, psychologiques ou sexuelles. Toutes les femmes qui bénéficient d’un téléphone d’alerte ont à un moment donné été violentées d’une manière ou d’une autre par leur ex-conjoint ; certaines ont même subi des violences extrêmes. Cependant, comme indiqué plus haut, pour bénéficier de ce téléphone portable d’alerte, il faut avoir quitté ou être sur le point de quitter un conjoint violent et avoir été reconnue officiellement comme une victime par la justice pénale française (IEC), une restriction qui fait dire à la Vice- procureure en charge de dispositif que paradoxalement, le FTG « n’est pas pour les femmes

qui sont le plus en danger » :

« Très souvent j'y pense, et on se le dit tous au CoPil, en fait, celles qui sont le plus en danger c'est celles qui ne sont pas séparées. Donc en fait, ce téléphone il s'adresse à ... à des femmes qui ont déjà avancé dans leur réflexion. Et qui, à partir du moment où elles se séparent, et c'est un des critères d'attribution, sont déjà en mesure de se protéger. Donc, ce téléphone ce n’est pas pour les femmes qui sont le plus en danger, même si on comprend bien pourquoi, on peut pas leur laisser... pour qu'elles se laissent encore frapper, etc. heu… Donc le danger, c'est du côté de l'auteur, parce

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que elles, on sait qu'elles sont capables, quand même, d'actionner le téléphone. Donc c’est du côté de l'auteur qu’est le problème, car il n'arrive pas à prendre conscience et à intégrer la décision ».

Vice procureure du TGI de Mojan, entretien du 18/05/2015. Cependant, contrairement à ce que l’on pourrait a priori croire, les différentes catégories de professionnels associés à la mise en œuvre de ce dispositif dans la Marthe ne définissent pas nécessairement, ou en tout cas pas exclusivement, le « très grand danger » en relation avec la gravité et la durée des violences commises par l’ex-partenaire. En effet, comme en témoignent les propos de la Vice-procureure ci-dessus, mais aussi ceux de l’une des juristes de l’association d’aide aux victimes ADDQ ou de cette conseillère en économie sociale familiale du CHRS Rebond, pour les membres du comité, le « danger » a moins à voir avec la nature des actes passés qu’avec le refus de l’ancien partenaire de respecter la volonté de sa compagne de mettre fin à la relation :

« Avec le téléphone on est dans un dispositif où la problématique c'est : « Est-ce que malgré la séparation, il y a toujours un risque ? » C'est ça, la question ! Est-ce que malgré la décohabitation, il y a toujours des passages à l'acte ? En sachant que le passage à l’acte après la rupture il peut être un passage à l’acte violent, un passage à l’acte par menaces de mort ou une forme de harcèlement plus insidieux (…). Pour moi, l’enjeu du dispositif il est là. »

Salariée de l’association ADDQ, chargée de l’évaluation des demandes, Entretien du 8 juillet 2014.

« Nous l’évaluation du danger ça va vraiment être en fonction de ce que va nous dire les

femmes et de leur histoire de vie, si la femme nous dit, il fait du trafic… Il est sous addiction… Il a déjà eu des actes de violence parce que sous l’emprise d’alcool et sous addiction il est plus lui-même ou qu’elle nous dit qu’il prend des médicaments parce qu’il est complètement psychotique, qu’il est parano… Non là quand même, tous ces facteurs-là font que Monsieur peut à un moment perdre la raison et passer à l’acte. Donc pour moi c’est vraiment ces éléments-là de danger. S’il y a une femme qui vient chez nous, elle a été victime de violence mais Monsieur ne se manifeste pas, il l’appelle pas, il n’est pas harcelant. On va dire cette dame effectivement il y a eu des violences mais Monsieur apparemment la laisse tranquille…Il n’est pas si menaçant que ça. Mais si on sent qu’en plus du passé violent l’homme fait des recherches, que on l’a déjà vu roder dans le coin et que vu comment la femme nous le décrit il est vraiment dans la perversion… Là il faut vraiment qu’au niveau de l’avocate Madame demande une expertise psychologique (…) que l’on se penche un peu plus sur cette situation et que l’on évalue le danger potentiel et le risque de passage à l’acte ».

Conseillère en économie sociale et familiale du CHRS Rebond, entretien du 2/06/2015

Quant au « grand ou au très grand danger », il ressort des observations qu’il sert le plus souvent à qualifier des situations où ce refus de l’ex-partenaire de reconnaître la fin de la relation et la nécessité de laisser son ancienne compagne « tranquille » ne semble pas avoir été remis en cause par l’intervention de la justice. La présomption d’une absence de réaction de l’auteur des violences aux injonctions, voire aux sanctions judiciaires, se construit généralement au croisement de deux éléments : ce que la victime dit de la capacité de son ex-conjoint à respecter l’interdiction d’entrée en contact et ce que son comportement passé dit aux professionnels de sa capacité à respecter la loi à défaut de respecter la volonté de son ancienne partenaire. En effet, lors des réunions du comité, une question revient presque toujours (une fois que l’on a vérifié l’éligibilité des victimes au dispositif) : la garde à vue, le rappel à la loi, l’interdiction d’entrée en contact, la mise en place d’un sursis

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avec mise à l’épreuve (SME), voire une incarcération ont-ils déjà fait « cadre » ou feront- il « cadre » cette fois-ci pour « Monsieur » ? :

Juriste AEH : Mme G. (…). C’est une relation sans enfants. Madame est étudiante. Relation

faites de séparations et de ruptures. Madame a repris plusieurs fois la relation sous la pression de Monsieur. Quand elle a vraiment réussi à le quitter, Monsieur est devenu assez harcelant. Le 21 mars, il est venu à son domicile, il a cassé la porte, elle s’est réfugié dans la salle de bain et elle a appelé le gardien, puis la police (…). Monsieur a été placé en garde à vue, il a tout nié, la porte, le vol de son ordinateur. Les policiers lui ont demandé de la laisser tranquille, mais il continue à la suivre, à lui envoyer des SMS agressifs (…). Donc elle a fait un complément de plainte (elle suit son résumé d’évaluation).

(…/…)

Vice-procureure : Ok, mais pour le téléphone, on va attendre qu’il y ait une IEC…

Juriste de l’ADDQ : Oui, là on a un contexte, mais on n’a pas suffisamment. On attend, on

laisse mûrir (…). Il faut déjà voir comment il réagit à un cadre extérieur. Il va peut-être se calmer.

Vice-procureure : Pour moi, là, on n’est pas dans une situation de danger extrême, mais on

peut lui remettre les points sur les I avec un CJ et une IEC ».

Comité de pilotage du 09/04/2015, Extrait du Journal de Terrain.

Pour répondre à cette question, les professionnels siégeant au sein du Comité de pilotage prennent évidemment en considération le profil psychologique de ces hommes. Ils se montrent notamment très attentifs à une possible dépendance à l’alcool ou à la drogue et sont souvent en quête d’éléments d’expertise sur leur santé mentale présumée. Mais ils portent aussi une attention particulière à leur niveau d’insertion socio-professionnelle. Ainsi les auteurs de violences au chômage ou à la retraite sont souvent perçus par les membres du Comité de pilotage comme potentiellement plus « dangereux » que les autres. D’abord à cause du « temps libre » dont ils disposent pour harceler leur ex-compagne. Ensuite parce que l’absence d’activité professionnelle peut s’accompagner chez ces hommes d’un isolement social qu’ils perçoivent comme propice à un ressassement de leur « obsession » pour leur ancienne compagne, lui- même appréhendé comme de nature à favoriser le « passage à l’acte ». Ces représentations relativement consensuelles au sein du comité trouvent par exemple à s’objectiver dans l’extrait d’observation ci-dessous :

Avant d’évoquer les téléphones rendus, les nouvelles situations évaluées et les téléphones en cours d’attribution, la Vice-procureure en charge du dispositif profite généralement du début de la réunion pour faire le point sur les avancées de la lutte contre les violences conjugales au sein du département. Ce jour-là, elle explique aux membres du comité présents qu’à une époque « l’AVCMJ avait une chambre pour les auteurs de violences conjugales », mais que malheureusement depuis « les subventions ont été retirées » mais qu’elle aimerait « disposer d’une chambre d’urgence de courte durée » mais qui laisserait aux acteurs sociaux la possibilité « de disposer d’une courte période pour évaluer les autres possibilités d'accueil et de logement pour les auteurs de violences », son objectif étant notamment de sortir d’un schéma où au final c’est « trop souvent la victime et ses enfants qui se retrouve à quitter le logement » :

Vice-procureure : […] L’idée, ce serait qu’après une garde à vue pour violences

conjugales, le mis en cause ne revienne pas chez lui. On pourrait faire une convention avec l’AVCMJ et demander au 115 qu’il leur trouve une place.

Chargé de mission Ville de Mojan : Du coup, ça veut dire qu’ils seront à l’hôtel. Assistante sociale gendarmerie : Franchement, moi je m’interroge sur la pertinence de

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seul... Je pense que les structures collectives c’est mieux, genre foyer avec des éducateurs avec qui parler. L’hôtel je ne le sens pas… D’autant qu’ils sont souvent très seuls dans ce genre de situation, ils n’en parlent pas [imitant une conversation téléphonique] « Salut maman, je suis à l’hôtel tout seul à cogiter parce que je viens de la taper… »… Je suis pas sûre que…

Vice procureure : Oui c’est sans doute pas l’idéal mais les solutions d’urgence c’est

jamais l’idéal ! ».

Comité de pilotage du 7/11/2014, propos reconstitués à partir des notes prises dans notre Journal de terrain.

La propension des auteurs à ne pas respecter le cadre fixé par la justice est également appréhendée par les membres du Comité de pilotage au regard du passé judiciaire de celui- ci, en matière de violences conjugales bien sûr, mais pas seulement. En effet, selon la Vice- procureure en charge du dispositif, le fait d’être rappelé à l’ordre par la justice, voire d’être condamné par elle, n’aurait pas la même signification, ni le même impact, selon que l’auteur des violences est ou n’est pas un habitué des tribunaux correctionnels :

« Je pense que chez les hommes qui sont violents avec leur conjointe, mais bien insérés socialement, la réponse pénale a un sens. Elle est beaucoup plus forte que pour les autres, qui sont tout le temps dans le pénal, qui sont nés dans le pénal... Enfin, y en a certains, on fait partie de leur famille ! Alors que la réponse judiciaire chez des cadres, etc., c'est quand même pas rien ! En termes de remise en cause, d'image, ça a de quoi les faire réfléchir sérieusement avant de recommencer quand même ! »

Vice procureure du TGI de Mojan, Entretien du 18/05/2015.

Cependant, l’ex-conjoint considéré comme « très dangereux » par le Comité de pilotage n’est pas nécessairement un toxicomane ou un alcoolique multirécidiviste et sans activité professionnelle. Parmi les « ex des bénéficiaires » du TGD dans la Marthe on compte aussi des cadres (à la retraite ou encore en activité) et des professions indépendantes à hauts revenus. Pour les partenaires du dispositif, ces « clients du TGD » bien insérés socialement se distinguent cependant des auteurs de violences d’origine plus populaires. En effet, alors que les seconds sont souvent présentés comme des « impulsifs », les premiers se voient plus généralement qualifiés de « calculateurs » et d’homme d’autant « plus dangereux qu’ils sont intelligents » :

« Moi par exemple, j’ai suivi des auteurs de violences conjugales du CoPil TGD (…) c’est un ingénieur, quelqu'un, tu le sens, de... de très intelligent. Et donc dangereux. Si tu veux en entretien, il savait ce que tu voulais entendre : « J'ai oublié, je suis passé à autre chose, quand je sors, je refais ma vie. » Ce qui n'est pas le cas, du tout. A chaque fois il est revenu en prison à cause de révocations de sursis parce qu’il a recommencé à la frapper, puis à la harceler. Ensuite, il a eu des prolongations de délai de sursis avec mise à l'épreuve. Mais ça percute pas (…). Je ne suis pas psychologue, hein. Mais pour avoir fait un peu d'études en psychologie et psychiatrie criminelle, moi je le classerais bien dans la catégorie psychopathes, hein. Mais psychopathes du DSM 4, hein... On en discutait l'autre jour avec la responsable de l’AEH, qui est psychologue, d'ailleurs, et elle me disait : « oui, c'est un pervers paranoïaque. Bon que ce soit l'un ou l'autre, c'est pas du tout bon. En fait, c'est quelqu'un, tu sens qu’il est dans la manipulation en permanence. En permanence. Un peu comme les profils d'escrocs, qui essayent en fait de... t'entourlouper. Pareil. Pareil ».

Conseillère d’insertion et de probation de la Maison d’Arrêt de Mojan, entretien du 20/03/2015.

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Si la personnalité de l’ex-conjoint, ou ce qu’en perçoivent les professionnels au travers de ce qu’en disent leurs anciennes compagnes, joue un rôle primordial dans l’appréhension de ce qui fonderait le « Très grand danger », notons cependant pour finir que le « niveau de vulnérabilité » de la victime est également pris en considération comme l’explique dans l’entretien ci-dessous la directrice de l’association ADDQ :

« Il y a le degré de violence, les fréquences… Est-ce qu'il y a des enfants ou pas ? Est-ce qu'il a déjà menacé de les prendre ? Est-ce qu'il y a un entourage qui fait pression, qui peut être violent aussi ? Est-ce que la victime elle est entourée ? Ça aussi c'est important ! Est-ce qu'elle a des amis ? Est-ce qu'elle a de la famille ? Est-ce qu'elle est isolée ? Souvent, les femmes étrangères qui sont venues parce que le mari les a fait venir ici, ben souvent elles se retrouvent seules ! Euh. Et elles peuvent pas ou difficilement divorcer, parce que dans le village, on va dire : « tu l'as voulu, maintenant, tu restes ! » Donc ça... c'est plutôt évaluer la fragilité de la victime, donc si les fragilités se cumulent. Si elle ne travaille pas, donc ça veut dire qu'elle n’a pas de revenus ! Si elle s'en va, elle a plus de quoi subvenir aux besoins d'elle et de ses enfants. Euh... tous ces critères-là rentrent en ligne de compte aussi ! La vulnérabilité sociale et psychologique ».

Directrice de l’association ADDQ, entretien du 5/12/2014.

En effet, pour les professionnels de la lutte contre les violences conjugales du département, le « très grand danger » s’évaluent finalement au croisement de la « dangerosité » de l’auteur et de la « vulnérabilité » de sa victime.

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