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Les conditions minimales à remplir pour être éligible à l’obtention d’un TGD

Paragraphe 2. Objectifs et critères d’attribution du TGD dans la Marthe

A. Les conditions minimales à remplir pour être éligible à l’obtention d’un TGD

Dans le prolongement de ce qui avait été décidé en Seine-Saint-Denis, du lancement du dispositif à sa généralisation en 2015, les acteurs du Comité de pilotage départemental de la Marthe se sont accordés sur le fait que, pour obtenir un téléphone portable d’alerte, une femme devait, a priori, remplir les 3 conditions suivantes351 :

- Ne plus cohabiter avec le « mis en cause »

- Avoir déposé au moins une plainte contre son (ex)conjoint pour des faits de violences (coups et blessures, viols, menaces de mort réitérées)

- Disposer d’une décision de justice faisant interdiction au « mis en cause » d’entrer en contact avec elle, que cette décision ait été prise dans le cadre d’un contrôle judiciaire (CJ), d’un sursis mise à l’épreuve (SME), d’une ordonnance de protection (OP) ou d’une mesure d’exécution de peine sur décision du juge d’application des peines (JAP).

Comme l’affirme en entretien une des salariées de l’Association d’Entraide aux Habitants (AEH), chargée de réaliser l’évaluation des femmes identifiées comme de possibles bénéficiaires du dispositif, « le Téléphone pour Femmes en Très Grand Danger n’est donc pas

un dispositif fait pour toutes les femmes qui se sont fait frappées et qui voudraient ne plus l’être »352. Les trois critères précités participent au contraire à réserver ce dispositif à une sous- catégorie bien spécifique de « victimes » de violences au sein du couple. En effet, instaurer « l’absence de cohabitation avec le mis en cause » comme condition préalable à l’obtention du téléphone revient d’abord à exclure du dispositif les femmes souhaitant être protégées des violences de leurs conjoints sans pour autant vouloir (ou se sentir capable) de mettre fin à la relation qu’elle entretienne avec ce dernier, que ce soit par amour ou par peur. En effet, la volonté et la capacité à mettre fin à la relation avec le conjoint, objectivée par le fait d’imposer à celui-ci de « décohabiter », constitue, pour l’ensemble des membres du Comité de pilotage un « préalable nécessaire » à l’efficacité du TGD. Comme en témoignent ces deux extraits d’entretiens, ce consensus fort au sein des partenaires repose sur l’idée qu’il est inutile de distribuer des téléphones d’alerte à des femmes qui, en pratique, seront incapables de les déclencher, du fait de la trop forte « ambivalence » des sentiments qu’elles entretiennent vis-à- vis du conjoint qui les maltraite :

« Pour les femmes qui cohabitent encore avec le conjoint violent, le téléphone n'a pas d’utilité réelle ! C’est pour cela qu’une femme, si elle retourne avec le conjoint violent, on

350 En effet, l’article 4 de la convention de la Marthe est en tout point identique à l’article 4 de la convention de la Seine Saint Denis, à la limite près que l’article 4 de la convention de la Marthe mentionne aussi les forces de gendarmerie, ce qui n’est pas le cas de la convention de la Seine Saint Denis.

351 Les conditions énoncées ci-dessous sont notamment rappelé dans un document conçu par l’AEH et l’ADDQ en 2014 et intitulé « Fiche dispositif de téléprotection pour femmes en Très Grand Danger ».

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lui retire le téléphone, même si on sait qu’elle est en danger… La décohabitation, c'est vraiment une condition essentielle... Parce que ça signifie que la personne a la volonté de mettre fin à une situation de maltraitance (…). Moi, je leur pose toujours la question : « Est- ce que vous êtes encore amoureuse de votre Jules ? ». Si elle me dit « oui », ben je dis « ben d'accord, est-ce que vous êtes consciente qu'il est dangereux pour vous ? », « oui ». Et donc, je leur dis « On peut faire l'évaluation, décider l'attribution, mais si vous avez envie de retourner avec la personne, il faudra juste nous le dire, on ne va pas vous juger ! » (…). Il y a le mécanisme de l'emprise... Est-ce que c'est vraiment de l'amour ou c'est de la dépendance ? (…). Je lui demande : « Par exemple, si vous rencontrez Monsieur dans la rue et qu'il vient vous parler ? Vous allez lui dire quoi ? ». Parce que les femmes qui sont sous encore sous emprise, elles vont vous dire « Ben je sais pas ! Je vais peut-être craquer. » Celles qui ont vraiment pris la décision de quitter Monsieur, qui sont moins dans l’ambivalence, elles vont vous répondre « Quand je le vois, ben je déclenche l'alerte ! ». Donc c’est important de voir comment la personne elle se positionne ? Est-ce qu'elle voit vraiment Monsieur comme un danger. Est-ce qu’elle est capable de se protéger ? De tirer l'alerte du danger ? Parce que si elle se dit « Ben c'est peut-être un danger, je ne sais pas encore », le téléphone il ne sert à rien, car elle ne sera pas capable de l’activer à temps, de manière à empêcher le passage à l’acte (…). Une fois, on a une dame, à qui on avait donné le téléphone. Elle a décidé de revenir avec Monsieur, sans nous le dire évidemment. Elle a gardé le téléphone en se disant : « S’il me frappe, ou me violente, ben je peux alerter... ». Mais la vérité c’est qu’elle n’a pas eu le temps. Parce qu’au moment où elle a voulu actionner son téléphone, il était trop tard, il était déjà sur elle, le téléphone il l’a pris et il l'a jeté par la fenêtre ! Du cinquième étage ! Donc après, elle était gênée… Les voisins ont appelé le Samu, le Samu après il a informé la police, et la police nous a informé que cette personne bénéficiait du téléphone ! ».

Directrice de l’AEH, entretien du 18 juillet 2014. « Le TGD ne va répondre aux besoins que d’une frange de la population des victimes de violences conjugales. Mais en aucun cas ce n’est la panacée pour toutes les autres violences conjugales, pas du tout. C’est une réponse spécifique à un type précis de situation (…). Là j’en ai une actuellement… Elle est en couple avec un mec marié, mais elle ne vit pas avec. Elle a sa maison à elle. Un couple hyper improbable. Lui c’est un espèce de golgoth avec un espèce de beignet à la place du cerveau, un peu brute, quoi. Elle c’est une fille raffinée, intelligente, une anglaise échouée dans la Marthe, avec un joli accent anglais. Quand tu les vois, tu te dis : « Qu’est-ce que c’est que ce couple ? » Bref. Cette dame est victime de violences absolument sévères, c’est une horreur. Entre les deux c’est une espèce de relation maso-sado, un truc horrible. Elle est super en danger et en théorie c’est une super cliente pour le téléphone portable. Sauf que pour le moment, elle n’est pas prête. Un jour peut-être, mais aujourd’hui elle est trop dans l’ambivalence. L’autre jour, elle me téléphone et elle m’a dit: “Il est devant la porte”. J’ai dit : “Ok. Il y a dehors la porte et il y a dedans la porte. Vous, vous êtes dedans, vous êtes chez vous. Lui il est dehors, tant que vous ne lui ouvrez pas la porte. Dehors, il ne peut rien vous faire. Si vous ne tournez pas la clé, il restera dehors, et pas dedans”. Tu vois ce que je veux dire. Elle est encore trop là-dedans pour lui donner un téléphone. Ca ne sert à rien de lui donner un téléphone. Elle va le faire entrer son mec. Et lui il le dit aux gendarmes, d’ailleurs ! “Mais toute façon, elle me reprend hein”. Donc moi avec cette dame, j’attends. Elle aura probablement un jour un portable d’alerte, mais pas maintenant (…). Tu sais quand tu parles avec les dames elles te disent “ Je sais qu’il faut que je parte, là. Je vais partir ”. Mais souvent quand tu creuses un peu, tu vois bien qu’elles ne sont pas prêtes. Moi je leur dit : “Ecoutez, vous n’avez pas à me faire plaisir, on s’en fout de moi”. Moi je leur dit : “Vous pouvez le dire ici. Tout le monde vous dit que vous devez le quitter, que c’est un sale con, qu’il est violent… Mais au fond de vous, ça vous tord les tripes

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et les boyaux”. Tu vois l'ambiguïté ? Si c’était si simple de quitter un conjoint violent, y’aurais pas besoin de moi, ni des gendarmes, ni de rien. C’est compliqué les sentiments. “Il me manque, je l’ai dit à personne”, elles me disent. “Bah si vous me venez de me le dire” [rires]. Et des fois, il y a des travailleurs sociaux qui, sans forcément s’en rendre compte, peuvent mettre les gens en dette. Certaines me disent : “Je ne vais plus voir l’assistante sociale parce que la dernière fois je lui ai promis que je partais”. Donc elles osent même plus y retourner, parce que parfois c’est induit dans le comportement même des professionnels. Ils mettent plein d’énergie, “Ca va aller, c’est super, je vous accompagne, je vous aide à déménager, je vous amène au foyer”... Tu vois, là y a tout un boulot de dingue qui est fait à ce moment-là, sauf qu’ils n’ont pas suffisamment creusé, ils n’ont pas senti que la nana elle n’était pas prête du tout… Donc y a un retour à domicile parce que voilà, tout n’était pas mûr. Et cette dame ne fera plus appel à un dispositif après, parce qu’elle se dira: “je les ai trahis”. Pour le TGD c’est pareil, si la nana elle n’est pas prête, elle n’est pas prête, c’est tout, la réalité du danger ne change rien ».

Assistante sociale du CG mise à disposition de la gendarmerie, entretien du 24 avril 2014.

Les deux autres critères nécessaires à toute attribution d’un TGD ont un fondement plus juridique. Certes, faire du dépôt de plainte un préalable à l’obtention d’un TGD peut être appréhendé comme une manière supplémentaire de s’assurer que les femmes à qui on attribue ces téléphones aient bien pris conscience de l’illégitimité de la violence subie, voire comme une preuve de leur détermination à ce que leurs (ex)conjoints soient condamnés pour leur acte. Cependant, comme l’explique ici très clairement l’une des deux assistantes sociales intervenant au sein de la Gendarmerie, le dépôt d’une plainte comme le fait d’avoir obtenu une interdiction d’entrée en contact (IEC) constituent avant tout pour les professionnels en charge de ce dispositif des critères pratiques d’ordre pénaux :

« La plainte comme preuve que la nana veut vraiment sortir de tout ça, si tu veux, c’est le deuxième effet « kiss cool » [elle rit]. Si tu veux c’est sûr que la nana qui porte plainte, elle sait que quelque chose ne va pas, elle veut que ça s’arrête… Mais parmi les nanas qui portent plainte, il y en a aussi qui sont encore très ambivalentes par rapport à leur conjoint. Elles veulent que la violence s’arrête, mais pas qu’il soit condamné parce que c’est le père de leur enfant, parce qu’elles l’aiment encore, enfin tu vois… Donc, pour moi, le dépôt de plainte c’est un critère pénal. La plainte, c’est la clé d’entrée pour avoir une IEC, parce que le mec va être mis sous contrôle judiciaire, parce qu’il va être condamné… Parce que si tu veux y a pas quinze mille façons d’avoir une IEC, y a la plainte et le flag’. C’est sûr que si y a flagrant délit de violences sur Madame, il va y avoir une comparution immédiate ou une COPJ avec un contrôle judiciaire en attendant. Là, elle peut obtenir une IEC sans avoir eu besoin de porter plainte. Mais en dehors du flag, y a que le dépôt de plainte qui ouvre le type de procédures qui permettent d’obtenir une Interdiction d’entrée en contact. Or sans IEC, les flics ou les gendarmes, ils peuvent rien faire, même si la dame elle appuie sur le bouton d’alerte. Là j’ai une dame, elle a fini par quitter son mec. Depuis le type, il vient tous les jours manger dans le kebab juste en face de chez elle. Il fait ça pour la faire chier, pour lui faire peur. Mais qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent les gendarmes ? Elle n’a jamais dénoncé les violences. Elle n’a pas d’IEC ou d’interdiction de fréquenter certains lieux. Légalement, lui, il a parfaitement le droit de venir manger des kebabs devant chez elle… Les gendarmes ils n’ont pas le droit de lui demander de partir et encore moins de l’embarquer ».

Assistante sociale du CG mise à disposition de la gendarmerie, conversation informelle du 10 septembre 2010 (propos reconstitués à partir du Journal de Terrain).

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En effet, l’objectif premier du dépôt de plainte et de l’obtention d’une IEC est d’assurer au représentant du parquet en charge du dispositif l’existence d’un cadre légal permettant aux forces de l’ordre d’intervenir en cas de déclenchement du téléphone. Il s’agit notamment de donner aux policiers et aux gendarmes les moyens légaux d’éloigner physiquement l’ex-conjoint de la bénéficiaire, même lorsque celui-ci ne l’a pas expressément menacée, insultée ou frappée. Cette préoccupation d’ordre pratique a cependant elle aussi pour effet de restreindre la population des bénéficiaires du TGD. Elle en effet pour conséquence de réserver ce dispositif à des femmes dont la violence du conjoint a déjà été reconnue par les magistrats comme suffisamment préoccupante pour que soient ordonnées des mesures de protection classique et dont l’IEC constitue la mesure minimale et l’incarcération la mesure maximale.

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