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Les critiques de la conception économique du capital humain

Chapitre I. L’analyse macroéconomique des modes et structures de développement en Tunisie

2.4. Schéma de développement de la période 2010-2014

2.4.3. Investissement dans le capital humain

2.4.3.1. Les critiques de la conception économique du capital humain

On peut évoquer ici un certain nombre de critiques qui ont été adressées à la théorie du capital humain. La théorie du capital humain se résume finalement à un enchaînement logique que l’on pourrait schématiser comme suit : Éducation -Capital humain -Productivité- Salaires. Les deux maillons centraux fournissent une « explication » de la corrélation observée entre éducation et salaires. Le problème est qu’il s’agit de termes théoriques, sans contrepartie directement observable. On ne peut mesurer sans ambiguïté ni le capital humain, ni la productivité. Pour ce qui est du capital humain, on a tenté diverses mesures, qui passent en général par la quantité ou la qualité de l’éducation reçue par l’individu. Une autre piste de recherche consiste à tenter une mesure directe des compétences (Paul, 2002).

Les économistes ont rarement mené une réflexion approfondie sur la notion même de capital humain. Trop souvent, on se contente d’utiliser ce terme à propos de toute dépense de formation qui semble avoir comme conséquence une augmentation des salaires, sans s’interroger réellement sur les mécanismes sous-sous-jacents, ou sur la signification précise du concept.

Pour Bernard Gazier, « on peut définir le capital humain comme l’ensemble des capacités productives d’un individu (ou d’un groupe), incluant ses aptitudes opératoires au sens le plus large : connaissances générales ou spécifiques, savoir-faire, expérience... » (Gazier, 1992, p. 193). Cette définition insiste donc sur le contenu du capital humain, en passant sous silence les conditions de son acquisition et de sa valorisation. Pourtant, l’auteur précise que « le capital humain n’existe que s’il est valorisé sur le marché du travail » La notion de capital humain apparaît donc d’emblée comme complexe : il s’agit d’un contenu (des aptitudes productives),

mais ce contenu n’existe réellement comme capital humain que s’il est reconnu, sanctionné, par l’attribution d’une valeur (le salaire) sur le marché du travail.

Selon Jean-Claude Eicher, l’hypothèse centrale de la théorie du capital humain est que « l’éducation augmente la productivité de celui qui la reçoit » (Eicher, 1990, p. 130). Et de préciser : « en fait, l’hypothèse est un peu différente au départ car le « capital humain » peut être en effet défini comme toute mobilisation volontaire de ressources rares dans le but d’augmenter la capacité productive d’un individu. Certaines dépenses de santé et d’information en particulier sur la situation du marché du travail constituent donc des investissements en capital humain, mais la formation est toujours considérée comme la forme principale de cet investissement. ».

Le capital humain se définit donc d’abord et avant tout par un effet sur la productivité. On retrouve là ce qui a motivé la naissance de cette théorie : il s’agissait au départ d’expliquer une augmentation de la production qui ne pouvait être reliée aux traditionnels facteurs travail et capital. On apprend ensuite qu’il s’agit plus précisément d’une « mobilisation volontaire de ressources rares » : ainsi, l’augmentation de la productivité doit résulter d’une décision, dont l’auteur ne précise pas cependant si elle doit être prise par l’investisseur lui-même ou si d’autres (parents, Etat…) peuvent la prendre pour lui. Cette définition nous amène au cœur même de la théorie économique, qui est souvent définie comme l’étude des choix en situation de rareté.

Pour Joop Hartog, le capital humain est « un concept-enveloppe, une valorisation des compétences des individus. Une définition simple le décrit comme la valeur des compétences productives, marchandables d’une personne » (Hartog, 2000, p. 7). Hartog se réfère ici à la conception du capital mise en avant par Irving Fischer, qui a effectivement ouvert la voie aux travaux sur le capital humain.

Rappelons que pour Fischer, est capital tout stock de ressources permettant de donner naissance à des flux de revenus futurs. Le capital se définit alors par ce qui est attendu de lui. Sa valeur est déterminée par les services qu’il va fournir dans l’avenir. Selon la définition d’Hartog, ce qui définit la valeur du capital humain est sa capacité à participer à la production, et donc à être valorisé sur le marché. Joop Hartog évoque ensuite deux autres définitions possibles, l’une plus restreinte et l’autre plus large : « le concept de capital humain est parfois restreint à la valeur des compétences et capacités productives qui ont dû être acquises à un coût, comme un investissement. Cela exclurait toutes les qualités innées. Il est aussi possible d’utiliser un concept large de capital humain, en ne considérant pas nécessairement le prix de vente des compétences

améliorées, mais en incluant aussi la valeur privée accordée à une consommation plus grande. Le capital humain dans ce sens large pourrait alors être évalué comme le coût de toutes les actions entreprises pour augmenter le bien-être futur. » (Hartog, 2000, p. 8).

La définition restreinte se rapproche de la définition donnée par Eicher, qui insistait sur l’aspect volontaire de l’investissement en capital humain. Cette définition est en un sens plus logique, puisque l’analyse économique s’intéresse d’abord aux situations impliquant des choix. Mais on se trouve par contre face à un problème d’opérationnalisation du concept : comment séparer dans les capacités productives ce qui est inné de ce qui est acquis ? Ce problème a depuis longtemps été reconnu dans les études portant sur la mesure de la rentabilité de l’éducation, où on le désigne généralement sous le nom de biais d’aptitude.

On passe avec la définition large dans une autre dimension : on ne s’en tient plus à des éléments matériels, quantifiables, tels que la production ou les salaires, mais on prend en compte un élément éminemment subjectif, le bien-être. Il nous semble que le passage à cette définition large introduit un hiatus entre les utilisations micro et macroéconomiques de la notion de capital humain. Du point de vue du décideur individuel, il est logique de penser que sa décision d’investir ou non en capital humain ne dépendra pas que de ses futures capacités productives, c’est-à-dire de son point de vue du salaire qu’il percevra en échange. L’individu rationnel prendra aussi en considération tout ce qui peut influer sur son bien-être futur.

En revanche, au niveau macroéconomique, seul importe le capital humain qui débouche réellement sur une augmentation de la production (sauf à s’intéresser à une notion plus qualitative de développement, et non plus seulement à la croissance). Ainsi, « l’ouverture » du concept de capital humain à une dimension plus subjective se fait au prix d’un éloignement du problème qui en était à l’origine. La notion de capital humain est une métaphore, dont le degré de pertinence se mesure à l’aune des rapprochements possibles avec le capital tel qu’il était connu jusque-là, à savoir le capital physique. Le rapprochement est plus direct dans le cas de la définition restreinte que dans le cas de la définition large. Ce qui semble permanent dans toutes ses définitions est l’idée d’une dépense présente effectuée en vue d’une rentabilité future, quelle que soit la nature de celle-ci.

La théorie du capital humain a pu être perçue comme une « réification de l’homme ». Cette théorie donne en effet l’impression que les hommes sont mis au même plan que les

critiques idéologiques ont été quelque peu abandonnées aujourd’hui. Elles n’ont en tout cas pas réussi a empêché la diffusion très importante du concept de capital humain, dont l’usage est aujourd’hui tout à fait courant.

Sur le plan sociologique

A peu près à la même époque que Becker, un autre auteur, sociologue celui-là, a proposé une analyse du système éducatif ayant recours à la notion de capital humain: il s’agit de Pierre Bourdieu (en collaboration avec Jean-Claude Passeron). Il apparaît intéressant de mettre en regard son approche avec celle de Becker, dans la mesure où de nombreux commentateurs ont constaté une certaine parenté entre les deux analyses. Bourdieu lui-même a souvent manifesté son rejet d’un tel rapprochement, le traitant avec un certain dédain : « certains adeptes du fast reading s’obstinent à rapprocher mes analyses de celles des économistes et des sociologues qui, dans la lignée de Becker, ne veulent connaître d’autre principe des pratiques que le calcul intéressé et qui, avec l’aide de quelques « philosophes », remettent aujourd’hui en scène le vieux fantôme de l’homo economicus. » (Bourdieu, 1989, p. 392).

Le rapprochement serait ainsi le résultat d’une lecture superficielle des deux auteurs. Les conventionnalistes accordent une grande importance aux représentations des agents. Ainsi, le produit éducatif n’est pas une grandeur objectivement mesurable, mais sa valeur est fondamentalement liée à l’évaluation qui en est faite par les différentes catégories d’agents concernées. Il devient dès lors possible de proposer une nouvelle interprétation de la notion de capital humain, celle-ci se situant au niveau des représentations des agents. Le produit éducatif ne pourrait être analysé de manière pertinente et légitime comme capital humain que dans la mesure où il est pensé et vécu comme tel par les individus.

De la même manière que pour Becker, les analyses de Bourdieu sur l’éducation, et en particulier son usage de la notion de capital, s’inscrivent dans un projet global cohérent. La plupart des analyses de Bourdieu se construisent autour des trois notions-clés d’habitus, de champ et de capital.

L’habitus est un produit de l’histoire de l’individu, et définit ses dispositions à agir. Olivier Favereau le décrit comme « le modèle d’un « moi » raisonnable, inculqué, ou plutôt incorporé, par l’effet de la pratique » (Favereau, 2001, p. 260). Il s’agit de contraintes et de représentations sociales que l’individu a intériorisées et qui guident son action. C’est

principalement par ce concept que Bourdieu rend compte de l’influence du social sur les comportements individuels, une influence qu’il veut partielle et non totale : « les agents sociaux, élèves qui choisissent une filière ou une discipline, familles qui choisissent un établissement pour leurs enfants, etc., ne sont pas des particules soumises à des forces mécaniques et agissant sous la contraintes de causes ; ils ne sont pas davantage des sujets conscients et connaissant obéissant à des raisons et agissant en pleine connaissance de causes. » (Bourdieu, 1994, p. 45).

Il existe comme nous l’avons dit différentes sortes de capital, dont on peut distinguer quatre sortes principales. Le capital économique fait référence à la richesse matérielle : patrimoine, revenus, etc. Il est le plus proche de la notion habituelle de capital, bien que Bourdieu y inclue les revenus. Le capital social est lié au réseau de relations de l’individu. Plus exactement, Bourdieu le définit comme « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées de connaissance et de reconnaissance mutuelle. Le volume du capital social possédé par un agent donné dépend donc de la taille du réseau de connections qu’il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est connecté. » (Bourdieu, 1986, p. 248-249). Le capital culturel est sans doute une des notions qui a le plus fait pour la popularité de Bourdieu, et qui a été la plus vulgarisée. Bourdieu a initialement forgé ce concept pour rendre compte des inégalités de réussite à l’école des enfants de classes sociales différentes.