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A la suite du discours de Truman, le développement s’est institutionnalisé avec la création du Programme élargi d’assistance technique destiné à envoyer des experts dans les pays dits sous-développés auquel s’est ajouté un Fond spécial créé par l’Assemblée Générale des Nations Unies en 1958. De l’union de ces deux instances est né en 1965 le Programme des Nations Unis pour le développement (PNUD).

Après plusieurs décennies d’aide aux pays dit sous-développés, il apparaît clairement dans les années 1970, que les politiques d’aide au développement et les fondements théoriques sur lesquelles elles reposent, ont atteint leurs limites. De nombreux pays dit sous-développé restent très pauvres malgré l’aide apportée. Les inégalités se sont même accentuées à l’échelle internationale et à l’échelle nationale. Au sein d’un même pays, les écarts entre les plus riches et les plus pauvres ont augmenté. De plus, les théories d’économie classique ne parviennent pas à expliquer le sous-développement notamment en Amérique Latine.

Pire, la politique des Nations Unis en matière de développement est vivement critiquée par ceux là même qu’elles sont censées aider. En effet, émerge à cette époque, un pôle d’opposants venant de divers horizons que Gilbert Rist nomme « l’école de la dépendance ».

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Ils démontrent que le transfert de capital, les exportations de matières premières et le libre jeu du marché sont favorables au pays dit développés et non aux pays dit sous-développés. Le sous-développement puise ses racines dans les inégalités notamment dans les échanges internationaux. Par conséquent, le développement implique une dissociation des structures d’exploitation. Cette école promeut une industrialisation des pays dit sous-développés, un regroupement régional qui favoriserait l’autonomie collective et l’affirmation du rôle de l’Etat dans la lutte contre les inégalités, ce qui passe notamment par une réforme agraire.

L’argumentaire de «l’école de la dépendance» ne se construit pas sur une analyse naturaliste du développement mais sur une vision historique des transformations de la périphérie en fonction de son intégration au sein du système monde (RIST G., 1979). Il remet en cause le système en place et les politiques développementistes de l’époque sans critiquer la notion de développement. «L’école de la dépendance » défend un développement à son profit.

Ce mouvement ouvre une brèche dans les théories du développement. Son impact est limité car «l’école de la dépendance» ne survit pas, d’après Gilbert Rist, à la crise capitaliste.

Le coup fatal porté à l’encontre du développement vient de la conjoncture économique et politique qui a ôté au concept de développement son intérêt stratégique. C’est la thèse que défend Sylvie Brunel (2004). Elle montre que le développement et les théories qui l’accompagnent ont été discrédités dans les années 1980. Ce discrédit découle d’un double retournement de conjoncture. Le premier est un retournement de la conjoncture économique. En effet, les années 1980 marquent la fin de la rente des matières premières dans les pays dit sous-développés avec la chute de leur cours. Cette chute s’est accompagnée d’une augmentation des taux d’intérêts aux Etats-Unis, provoquant un alourdissement des échéances à rembourser pour les pays dit sous-développés. Ces pays ne sont plus parvenus à rembourser leur dette : c’est la crise de la dette.

Le second retournement de la conjoncture est politique. Les années 1980 marquent la fin de la guerre froide. La décadence et la chute de l’Union soviétique rendent inutile la politique d’endiguement du communisme mise en place par le plan Marshall en 1949 et les aides au développement qui allaient avec. Ainsi le concept de développement perd l’intérêt géostratégique qu’il jouait dans l’approvisionnement des pays riches en matières premières et dans la lutte contre le communisme. « Le développement se trouve discrédité comme un concept néocolonial et impérialiste, comme une véritable « religion occidentale », au moment où le développement durable réapparaît sur la scène internationale » (BRUNEL S., 2004, p.35)

Les différentes formes de « développements à particules » sont des tentatives de réponses à cette crise du développement. Le premier d’entre eux est l’écodéveloppement.

2. L’écodéveloppement, un concept en rupture

L’écodéveloppement est au service d’un autre développement qui est respectueux de l’environnement, endogène, qualitatif plus que quantitatif. Il s’inscrit dans la perspective d’un changement sociétal. Il s’ancre dans la théorie critique. « La théorie critique s’intéresse au pourquoi des choses, aux valeurs et aux intérêts sous-jacents, de façon à transformer les réalités qui entravent le développement et la qualité de vie des personnes et des groupes sociaux. » (SAUVE L., 1997, dans SAUVE L., 2003, R. 56). L’écodéveloppement requiert l’exercice d’une pensée critique. « La pensée critique […] peut être définie comme un processus mental d’interprétation, d’analyse ou d’évaluation d’informations, d’arguments ou

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d’expériences à l’aide d’un ensemble d’attitudes, d’habiletés et de compétences réflexives guidant notre pensée, nos croyances et nos actions. » (D. Walsh et R. W. Paul, 1989, In

Jacques Piette, 1996, p. 94-95, traduction libre dans SAUVE L. et VILLEMAGNE C., 2003, M. 21). Il s’agit de porter un regard critique sur notre environnement – compris ici au sens large du terme, ce qui inclut la culture, la société… – pour en cerner le fonctionnement et identifier les éventuels problèmes ou améliorations possibles pour ensuite être force de proposition dans la perspective de changement. L’écodéveloppement conduit à une vision critique du libéralisme économique et d’une manière plus générale au mal développement.

I. Sachs a identifié dans les Stratégies de l’écodéveloppement (1997), quatre crises conséquentes à un « mal développement ». Il y a tout d’abord la crise du chômage, celle des services sociaux, celle de l’éducation et enfin la crise de l’environnement. Pour résoudre ces crises, l’écodéveloppement propose d’optimiser la fonction de production par : une limitation de la consommation, une redéfinition du style de vie occidental, une nouvelle répartition entre le temps dévoué au travail, à l’éducation et celui disponible et une révision des modes et des techniques de production qui doivent être propres à chaque société. C’est l’accumulation capitaliste qui est ici remise en cause. L’écodéveloppement appartient au paradigme socioculturel de la dialectique sociale. Ce dernier recherche des changements sociétaux importants. Il se fonde sur la remise en cause de la société industrielle, qui est rationnelle, capitaliste et positiviste. Cette remise en cause est une critique profonde des fondements sociaux et sociétaux.

On retrouve dans l’écodéveloppement, des idées du mouvement de la décroissance. Lancée par Nicholas Georgescu-Roegen dans un ouvrage intitulé La décroissance : entropie- écologie-économie (1979), ce mouvement regroupe un ensemble hétérogène d’auteurs (des écologistes, des citoyens engagés, des économistes…) qui ont pour point commun de s’inscrire dans une perspective critique par rapport au développement et à la croissance économique. Ce n’est pas une nouvelle doctrine, un nouvel universel qui se substituerait aux théories du développement. La décroissance vise à rompre avec la société de consommation, à limiter la demande de biens et de services, à changer le mode de vie occidentale, à préserver l’environnement et à rétablir une justice sociale. La convivialité se substitue ainsi à l’acte de consommation. C’est une remise en cause du capitalisme et par ricochet, du paradigme socioculturel industriel.

La décroissance n’implique pas une croissance zéro. Nicholas Georgescu-Roegen a montré qu’une croissance nulle n’est pas possible. Quand le processus économique consomme des ressources naturelles non renouvelables, il rejette de l’énergie dans l’atmosphère. De ce fait, le recyclage n’est pas possible à 100% puisqu’il y a une perte d’énergie. Une croissance économique ne peut rester nulle à long terme car il y a d’un côté une diminution du capital de ressources naturelles non renouvelables qui est limité, et de l’autre, une perte d’énergie et de matière. « L’erreur cruciale consiste à ne pas voir que non seulement la croissance, mais même un état de croissance zéro […] ne saurait durer éternellement dans un environnement fini » (GEORGESCU-ROEGEN N., 1979 (2006), p.88) La décroissance n’est pas non plus une croissance négative (LATOUCHE S., 2004) qui engendrait une augmentation du chômage et une diminution des subventions destinées à la sphère sociale et culturelle. La décroissance est un changement de valeurs et de société. Pour y parvenir, Nicholas Georgescu Roegen (1979) propose un programme bioéconomique minimal qui décline huit propositions:

• l’interdiction de la guerre et de la vente d’armes (1)

• l’aide aux nations dites sous-développées (2)

• la diminution de la population mondiale jusqu’au niveau où l’agriculture organique peut l’alimenter (3)

• la limitation de la consommation de l’énergie (4)

• la fin des gadgets extravagants (5)

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• la création de marchandises durables (7)

• la nécessité de prendre le temps de vivre et d’avoir des loisirs. (8)

Ce programme est très proche des propositions de l’écodéveloppement. Les points 5 et 6 relèvent de la modulation de la demande sociale promue par Ignacy Sachs (1981). Les points 1, 4 et 7 visent à redéfinir les choix sociaux réalisés dans le domaine de la production, autre proposition de l’écodéveloppement. Rappelons enfin que l’écodéveloppement comme la décroissance promeuvent la convivialité.

Les deux théories appartiennent aux théories de « l’Après développement », qui vise l’instauration de nouvelles relations économiques en dehors du sillon du développement. Paradoxalement, l’écodéveloppement reste dans le sillon développementiste, c’est ce qui conduit Serge Latouche à le classer parmi les «développements à particules». L’écodéveloppement appartient au champ lexical du développement. C’est une forme de développement au moins sur le plan sémantique. Les liens avec le développement sont plus profonds. L’écodéveloppement est pensé par I. Sachs comme un outil au service d’un nouvel examen de la problématique du développement. Il vise un développement qui concilie de manière optimale les objectifs sociaux, économiques et environnementaux – l’idée de performance propre au paradigme industriel n’est pas loin -. L’inscription de l’écodéveloppement au sein des théories du développement est explicite. Rappelons ces propos d’I. Sachs précédemment cité : « Il s’agit d’un outil heuristique qui permet au planificateur et au décideur d’aborder la problématique du développement dans une perspective plus large moyennant une double ouverture sur l’écologie naturelle et l’écologie culturelle » (SACHS I., 1980 cité dans SAUVE L. et MBAIRAMADJI J., 2003, R.13).

L’écodéveloppement est un concept hybride qui se situe entre « l’Après développement » dont il en contient déjà les racines et les « développements à particules » dont il a été l’initiateur. Le passage de l’écodéveloppement au développement durable témoigne du glissement d’un paradigme à l’autre. Il constitue une véritable rupture. La principale cause de cette rupture est la recherche d’un concept auquel adhère l’ensemble des acteurs sociaux et qui se diffuse en dehors des sphères technoscientifiques.

3. Le développement durable, une notion

développementiste

Le développement durable ne vise que des aménagements de la société industrielle et capitaliste. Les théories durabilité faible en sont l’expression théorique et les usages dans la sphère économique _ largement décrits précédemment_ en sont l’application pratique. Le développement durable reste solidement ancré dans le paradigme socioculturel industriel. Ceux qui prétendent le contraire se fourvoient sur la nature du développement qu’ils défendent. Ainsi Valérie Boisvert et Franck-Dominique Vivien (2006) écrivent qu’ « en dépit de ce que pourraient suggérer les termes, l’expression de développement durable ne s’apparente, que de façon assez lointaine au développement tel qu’il est envisagé et théorisé par les pays du Tiers-Monde depuis la fin des années 1940 » (Boisvert V. et Vivien F.-D., 2006, dans AUBERTIN C. et F.-D. VIVIEN (dir.), 2006, p.44).

Cet argument repose sur la conception mythique originelle du concept de développement dont la version durable n’est qu’une adaptation environnementale. Edgar Morin (1993) ou Serge Latouche (2004) identifient deux représentations du développement. Pour la première, le développement permet aux individus d’accroître leur bien-être en réduisant les inégalités sociales et en maximisant le bonheur individuel. « Le développement a pour but d’assurer non seulement le bien-être mental, physique et social de l’individu mais aussi la liberté des cultures, des valeurs, des institutions et des religions non oppressives. »

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(SHANKER R., 1996 dans SAUVE L., MADELAINE H.-G., BRUNELLE R. et BOSTYN M., 2003, M.24) Le développement comprend ici la croissance économique à laquelle il ne se limite pas. Il «se distingue d’une simple croissance quantitative en ce que, loin d’être un phénomène unidimensionnel, il met également en cause la qualité de la relation avec le système de valeurs socioculturelles et avec le milieu naturel.»(PASSET R., 1992 dans SAUVE L., MADELAINE H.-G., BRUNELLE R. et BOSTYN M., 2003, M.24)

La seconde représentation du développement est de nature économique. Il résulte de la croissance économique qui est le moteur de l’accroissement du progrès, du bien-être de chacun… Ce raisonnement repose sur l’idée, qu’au-delà d’un certain niveau de croissance, les bienfaits profitent à l’ensemble de la population, même la plus pauvre qui, par conséquent, vit mieux. C’est ce que Serge Latouche appelle le trickle down effect – l’effet de retombées. C’est dans cette seconde acception du terme que Gilbert Rist (1979) définit le développement comme « un ensemble de pratiques parfois contradictoires en apparence qui, pour assurer la reproduction sociale, obligent à transformer et à détruire de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de marchandises (biens et services) destinées, à travers l’échange, à la demande solvable » (RIST G., 1979 (2007), pp.42-43)

Ainsi le développement est un terme polysémique : il y a le développement idéal, mythique, celui des Hommes et le « développement réellement existant », celui de l’économie. De la même manière, il y a deux représentations du développement durable : celle de la durabilité forte, qui correspond au développement idéal et celle de la durabilité faible qui est le « développement durable réellement existant ». Aujourd’hui dans nos sociétés occidentales, c’est bien sous la forme faible que le développement durable est mis en œuvre par des taxes, des normes, des améliorations techniques. Jamais notre modèle sociétal n’est remis en cause. Ancrer le développement durable dans le paradigme socioculturel de la dialectique sociale, c’est confondre le mythe ou l’idée avec la réalité. Le développement durable appartient au paradigme du développement et s’inscrit dans la lignée des théories du développement déjà existantes. Ainsi Gilbert Rist conclut-il à l’examen du rapport Brundtland: « Assurément plein de bonnes intentions mais si vague dans la proposition qu’il s’efforce d’affirmer _ en dépit d’une indéniable précision dans les statistiques sur lesquelles il s’appuie _ qu’il ne propose guère de renouvellement de la problématique [du développement] » (RIST G., 1979, p.320). Le développement durable s’enracine dans les théories du développement qu’il prolonge sous une nouvelle esthétique. Il « est coulé dans le même moule [que le développement] : puisque le développement est le principal responsable des atteintes à l’environnement et qu’il menace la « durabilité » de l’écosystème que chacun souhaite, on fait comme s’il suffisait de dissimuler le « développement » sous la qualité essentielle que l’on attend de l’environnement pour justifier la poursuite de la croissance. » (RIST G., 1979, p.340)

Par conséquent, le développement durable est « un développement à particules ». En appartenant au paradigme du développement, il en épouse les postulats et les implications. Comme le développement, le développement durable n’est pas universel. Il est ancré au cœur de la culture occidentale de laquelle il a émergé dans les années 1980. Il participe du même processus : l’occidentalisation du monde.

4. Le développement durable au cœur de

l’occidentalisation du monde

Le développement a constitué une des clés de lecture les plus importantes du monde dans la seconde moitié du XXème siècle. Le discours sur le développement a constitué le fil directeur des relations entre les pays du nord dits développés et ceux du sud dit

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développés ou en voie de développement. Le passage du développement au développement durable ouvre la voie à une nouvelle lecture du monde.