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La création de Touba·Mosquée: une réponse volontaire à la prépondérance de Darou Khoudoss

Dans le document L'ORGANISATION DE L'ESPACE ~ (Page 181-187)

1 - Déterminants sociaux du contrôle de l'espace : interroger l'histoire et la parenté

A) Problèmes de succession et bipolarisation lignagère

4) La création de Touba·Mosquée: une réponse volontaire à la prépondérance de Darou Khoudoss

L'accession au khalifat de Serigne Falilou en 1945 constitue un autre tournant important pour la ville. Elle eut-lieu après les disparitions du premier khalife et d'autres figures importantes de la confrérie, notamment Cheikh Ibra Faty et Cheikh Anta, frères du fondateur. La rivalité entre les deux camps formés lors de la première crise de succession connut à cette occasion une autre manifestation majeure avec le

267Thierno Diaw, ancien chef de vil1age de Touba Mosquée pense que cette extension de la zone du statut particulier a atteint 7 km. Ce qui n'est pas impossible si on considère les extensions actuel1es, et sa connaissance des "secrets" de la confrérie.

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conflit des principes de succession et des querelles de personnes. La règle de succession patrilinéaire fut brandie pour légitimer les prétentions de Serigne Cheikh.

fils aîné du premier khalife. Mais la règle "de frère à frère" est désormai~rendue immuable du fait de l'intervention du Conseil Mouride composé des frères. fils et grands cheikh de la confrérie. Ainsi, si lors de la première succession, on avait donné raison au fils au détriment de l'oncle, cette fois-ci, la succession en ligne directe est rejetée268. Cet arbitrage a par la suite servi d'exemple et de référence pour tous les autres lignages de la confrérie confrontés dans leurs quartiers aux mêmes problèmes.

a) Le khalife général en quête d'une légitimité dans la cité

Le contexte de la prise du pouvoir khalifal par Serigne Falilou s'est tout de suite révélé propice à la mobilisation financière pour la construction de la ville, avec l'implantation des Mourides dans les centres urbains du pays26~. Mais la bipolarisation de la vie politique a sans doute retardé cette mobilisation. Ainsi.

"Falilou accédant au khalifat en 1946 décida de continuer les travaux commencés par son prédécesseur. Malheureusement, il n'avait sur lui ni les titres, ni les plans de la mosquée qui étaient entre les mains du marabout Cheikh Mbacké. Il fallut l'intervention d'un conseil de famille présidé par Bassirou Mbacké pour que Cheikh Mbacké consentit à remettre au nouveau khalife et les plans et les titres ...271)". "Aidé de son beau-père, le conseiller colonial Ely Manel Fa Il, le nouveau khalife fait procéder à la reconduction, à son nom, du bail pour le terrain de la mosquée"271. En outre, Touba devint très vite un champ de bataille pour les partis politiques, "Cheikh Mbacké soutenant Lamine Guèye et Falilou, Léopold Sédar Senghor. .. ". Cheikh Mbacké, "était traité comme le véritable chef des Mourides et le magal qu'il organisa

268L 'appui des autorités colonialesàl'oncle n'est pas un posillonnement par rapport à tel ou tel principe de succession, mais surtout par rapport aux hommes. Le reproche fait à Cheikh Anta lors de la première succession était son"indépendance d'esprit",alors que Serigne Cheikh"était suspect de sentiments antifrançais et panarabes ".COULON, 1981, p.117

269 DIOP M.C., 1981, pp 79-91.

270SY, 1969, p.276 271 ibid., p.277

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en 1951 fut présenté comme le grand magal de la confrérie". Les deux camps se consolidèrent ainsi et s'éloignèrent de plus en plus. Le 7 mars 1952. de" hagarre"

éclatent entre taalibé des deux camps et il y eut sept bles.sés grave~ parmi l'entourage du khalife. Pendant les moments de crises, aucun taalillé connu d'un camp n'()~alt

séjourner dans le quartier de l'autre.

"Lorsque son oncle décida de changer la date du firand l1wfial (pèlerinage) de Touba, Cheikh manifesta son désaccord. Il avertit les grands marabouts 1IIourides que tout en acceptallt de participer au grand l1Iagal il contilluerait qllantcl lui, de suÏ1'rc la tradition personnelle (instaurée par son père) et invita ses taalibeàcélébrer avec lui Ull111agalà l'ancienne date"272,

Le choix osé de Falilou pour le candidat non musulman et la réussite de ce dernier contribuèrent à son prestige auprès des disciples et des autres lignages et matrilignages273. Senghor aussi avait fait le bon choix, "car le nouveau khalife avait de son côté les marabouts 1Ilourides les plus importants, notamment les fïls de Cheikh Anta, M,Moustapha Fall (khalife général de la branche Baye Fal/), ainsi que la plupart de ses frères cadets"274. Il est issu de la branche maraboutique des Bousso

272C.COULON. 1981, p.117

273 Une raison moins "politique" est donnée au choix de Serigne Fallou par Thiernu DJaw. ancien chef de village de Touba Mosquée: "C'est à un certain Serigne Mbaye Sail qlle Serigne Falloll amit confIé: " Mha."e Sail, ces deux camps sollt ceux de Lamine Coura et de Senghor. Ceilli qui viendra et l1Ie parlera le prenner dll trm'ail de la mosquée de Serigne Touba, je lui donnerai le pouvoir du pays". C'est Lall/ille qlll est venll le premier avec un cortège impressionnant de voitures et de personnalités, Serigne Falloll l'a accllellli, t(iti, ct lui a remis par l'intermédiaire de El Hadji Mayoro Fall qui était le secrétaire de Serigne Fa110Ilune snmme de 250 000 francs, Lamine a sous estimé cette somme alors qu'il était venu chercher du soutien matériel et mystique. Il lui a dit que cela ne suffisait même pas pour le repas de ses accompagnateurs. enJillde compte tI ne lui a rien dit à propos de la mosquée. Plus tard, Senghor a allnollcé par lettre sa venue. 011 l'a accueilli mais il est venu plus humblement avec une seule voiture. On nous a dit, "VOliS êtes là en tralll d'accueillir Senghor mais il est déjà rentré dans la grande concession. Il a tout de suite commencé par dire: "j'ai parlé au gouvernement français de l'action menée par CheikhA. Bamba aIl niveau du Séllégal et de l'Afrique. je lellr ai dit que si un homme de ceUe dimension veut construire une mosquée aussi grande, il est dll devmr dll gouvernement d'y participer. Ils m'ont promis une participation finallcière, je m'en excuse . ..

-illeur a dit qu'au moment de la guerre, le. marabout a donné au gouvernement beaucoup de soldats, dnllc s'il a un projet qui veut servir Dieu, ils doivent les soutenir. Ils sont tombés d'accord avec lui. "Il a ajollté : par ces élections, je veux servir le pays et être votre serviteur. Si je n'ai pas la volonté de participeràla réalisation de la mosquée, que Dieu m'écarte du pouvoir". Serigne Fallou lui répondit: ''l'a en faire le serment dans la mosquée". Il est allé, il a enlevé ses chaussures, il s'est accroupi et il a dit .' "C.A.Bamba, si je n'ai pas la volonté de participer à la construction de votre mosquée, que Dieu m'écarte du pouvoir, si j'ai cette vnlnnté, que Dieu me le donne". Quand il est revenu, Serigne Modou Bousso lui donne une enveloppe contenallt 250 000 francs. Il lui demande le montant de l'argent, Serigne Modou le lui dit, il fait: "bon, cet argent m'appartient, je vous la redonne comme"Adiya"parce que c'est moi qui doit donnerl'''adiya''sans ell avoir les moyens ''''.Entretien avec Thierno DIAW, Touba,1995.

274 ibid., p.2Ü3

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qui est aussi celle de la mère du fondateur de la confrérie. Cheikh Ahmadou Bamba est. selon les termes de la coutume wolof. l'oncle maternel et le père naturel de Serigne Falilou. du fait qu'il e:-.t le cousin de sa 111ère avant d'être son époux. C'est de là que le nouveau khalife tire sa légitimité et l'important soutien qu'il reçut de la plupart des cheikh., parmi lesquelles Serigne Abdou Khadre275et Sokhna Maï, autres fils de Cheikh Ahmadou Bamba issus du même lignage Bousso.

Au sein de la ville cependant. l'influence de Serigne Cheikh était prépondérante du fait ge son emprise spatiale et du prestige tiré du règne antérieur de son lignage. Plusieurs grands lignages de la confrérie étalent alors déjà présents dans la ville ou dans un rayon de 10 km, tandis que d'autres amorçaient leur arrivée. Il étai t donc nécessaire pour Serigne Falilou de s'affirmer sur l'espace et par- ]' espace de Touba sous peine de se voir "écrasé" par l'influence de Darou Khoudoss et de sa famille dirigeante. Il décida ainsi de créer dès 1946 le village de Touba-Mosquée pour contrecarrer cette emprise envahissante. Soutenu par ses oncles de Guédé BOUSS027

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et par plusieurs cheikh que l'hégémonie de Darou Khoudoss avait exaspérés pend~mt

toutes ces années, il fit reconnaître le village de Touba-Mosquée par les autorités coloniales. Le premier chef du village fut Abdou Bousso, cousin de Serigne Falilou par la ligne utérine. C'est lui qui fut chargé de conduire la politique d'affirmation et de développement du quartier.

b) Ébauche d'une conscience de ville dans un contexte de lutte hégémonique

La décision de créer le se60nd quartier de la ville, Touba-Mosquée, en 1946 peut être considérée comme l'une des péripéties du conflit latent qui a opposé la famille du premier khalife à celle du deuxième, et qui voit là sa traduction dans l'espace. L'esprit de compétition fut en effet vite ravivé par la coexistence des deux

275 Imam de la mosquée de Touba de l'inauguration en 1963 à sa mort en 1990, et quatrième khalife de la confrérie.

276 Village de création contemporaineà Touba et actuellement intégré à l'espace urbain.

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villages à une centaine de mètres l'un de l'autre: accusé de détournement de vivres, le premier chef de village de Darou Khoudoss fut emprisonné par les autorités coloniales; il mourut d'ailleurs en 1948. Ses deux successeurs277 ~eront aussi arrêtés, l'un pour détention de boisson alcoolisée, et l'autre pour détournement d'aide alimentaire. On a évidemment pensé du côté de Darou Khoudoss à l'existence d'un complot pour circonscrire leur quartier à ses limites territoriales et limiter son influence dans les affaires de la ville.

C'est dans cette ambiance que les travaux de la grande mosquée reprirent avec l'appui financier de quelques 50 000 Mourides278 vivant dans les villes sénégalaises279 et de plus de 150 marabouts encadrant la culture de d'arachide sur plusieurs milliers d'hectares. Touba-Mosquée commença alors à s'affirmer comme la nouvelle zone de peuplement de l'agglomération. C'est ainsi entre 1948 et 1957 que certains cheikh affiliés à Serigne Falilou, ainsi que des centaines de taalibé. se sont installés soit pour participer à l'achèvement de la mosquée, soit pour servir de point de chute aux pèlerins280La distribution, à l'initiative du khalife. de l'esplanade de la grande mosquée aux fils vivants de Cheikh Ahmadou Bamba, la réalisation en 1948 d'un complexe hydraulique à partir du forage de Darou Marnane qui existait depuis 1932, la création d'un marché (Ocass) pour détourner les activités commerciales cantonnées à Darou Khoudoss, renforcèrent cette tendance.

Aucune concession foncière individuelle n'ayant encore été accordée de manière définitive28!. le khalife interdit la construction en dur ou à étage. malgré des incendies fréquents, pour dit-il "éviter aux taalibé le désagrément d'une désappropriation ou de déménagements". "Serigne Touba a ordonné la construction

277 Il s'agit de l'hierno Dieng et de Cheikh' Là. Pour le premier, certains pensent que la caisse de bière retrouvée dans sa chambre après dénonciation,ya été introduiteàson insu.

278Chiffre avancé par Lucien NEKKACH.

279 "Depuis 1946 surtout, le cheikh mouride sait entretenir la foi et la générosité de ses "frères ". Laplus grande partie de l'argent ainsi recueilli devait servir aux frais de construction de la grande mosquée de Touba.

C'est ainsi qu'au cours de l'année 1951, le griot Ali Samba Guèye, représentant officiel des mourides de Kaolakh, a envoyé un million de francs au grand serigne". V. MONTEIL, Esquisses Sénégalaises, IFAN, p.186

280 ... qui furent évalués à 200 000 en 1951

281 Entretien avec l'hierno DIAW, chef de village de l'ouba Mosquée entre 1974 et 1980. l'ouba, 1995.

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d'une mosquée, c'est pourquoi aucune autre construction ne devait prendre une certaine importance avant que la mosquée ne s'élève haut dans le ciel"282. Ici apparaît en filigrane la volonté du khalife de rationaliser l'occupation de

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espace, mais aUS"l une certaine symbolique: aucun chantier important ne devait coexister avec celui de la mosquée. À ses fils, il demanda également qu'ils s"installent à distance respectueuse de la mosquée et de manière dispersée, selon une stratégie déjà remarquée par Jean Copans dans l'organisation des villages pionniers. Son fils aîné fonda d'ailleurs, en 1952, Khaïra qui est devenu aujourd' hui un quartier de plus de 10 000 habitants. Après l'inauguration de la mosquée, il poursuit la politique d'affirmation de son quartier en lançant un appel au peuplement283,puis en sollicitant la reconnaissance de l'État. Cette reconnaissance du Ministère de l'intérieur prend la forme d'une "décision" que l'on présente comme une légitimation "nationale" du contrôle territorial. Paradoxalement, l'autorité du khalife devait aussi s'exercer faceà l'État. La stratégie du khalife était ainsi d'amoindrir le plus possible la présence

"étrangère" dans la ville pour mieux préserver son statut particulier. "If savait que si l'État construisait une poste, un poste de gendarmerie, de police, ou en faisait une commune, il Y aurait deux autorités. C'est pourquoi il a refusé, pour que seul Serigne Touha soit présent. Chaque fois qu'on a besoin de quelque chose, on le dit ail gouvernement qui le fait ou on le fait nous mêmes" 284. L'interdiction frappait également les équipements sanitaires et scolaires que son soutien politique àLéopold Sédar Senghor lui permettait pourtant d'obtenir facilement. L'opposition du khalife à l'influence de l'État vint donc s'ajouter à celle concernant Serigne Cheikh et son matrilignage. Mais l'autorité de ce dernier restait limitéeàson village et à sestaalihé.

C'est pourtant de Darou..Khoudoss que partira le premier lotissement qui donneraàla ville une partie de sa structure actuelle.

282'b'd1 1 .

283 "En ce temps là,l il Y a un certain Fara Guèye qui habitait Pikine dans IIne maison à étage. IIest vellli tOllt de suite répondre à bet appel avec toute safamille. Actuellementila presque tout un quartier sur la route de Khaïra parce qu'on lui avait donné un peu plus de50parcelles pour qu'il puisse installer tous les membres de safamille".Entretien avec Thierno DIAW, Touba, 1995

284Thierno DIAW, Touba, 1995

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B) "Urbanisation par le compromis" et esprit de

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