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L'islam et ses villes-territoires au Sénégal quelques exemples

Dans le document L'ORGANISATION DE L'ESPACE ~ (Page 47-53)

II - Spatialisation et ébauche de sacralisation du territoire mouride

A) Fondations scolastiques et daara une signification ancienne

1) L'islam et ses villes-territoires au Sénégal quelques exemples

L'islam est créatrice de villes et par delà de territoires. /Ill n'y a pas de recommandation précise ni dans Le Coran, ni dans les hadith (tradition prophétique), à l'égard des agents religieux pour qu'ils fondent des villes"68. Mais certains éléments de civilisation de l'islam d'une part, et l'initiative individuelle ou collective sous sa bannière ou son inspiration d'autre part, se sont souvent exprimé par la ville, ou ont souvent été générateurs de regroupements pouvant aller jusqu'à l'urbain. La référence principale de ces regroupements est sans doute l'hégire (exil du prophète de La Mecque àMédine), qui est une tradition islamique forte, puisque l'exil du prophète Mohamed de La Mecque à Médine est donné comme un tournant de l'affirmation de l'islam et comme un exemple à suivre69. Plusieurs villages au Sénégal sont homonymes de Médine, et sont donc au moins dans un sens, une perpétuation de l'hégire: c'est le cas des villages commençant par Madina ou Taïba dont on compte plus d'une cinquantaine. La célébration de l'exil du prophète, la volonté de créer une communauté pure, préservée de l'oppression et des influences70, ou d'enseigner des idéaux et des pratiques islamiques, la célébration inscrite dans un lieu, de la mort d'un prophète, de ses compagnons ou descendances, ou d'un événement, sont les principales motivations religieuses des fondations.

L'islam confrérique, parce qu'il fait référence à des charismes singuliers autour d'agents religieux a largement favorisé leur multiplication71, par des initiatives de leur vivant, ou par la célébration de leur sainteté après leur mort72 Mais cette

68D'après Khadim MBACKÉ, membre de la confrérie et chercheuràl'IFAN. Entretien du 10 novembre 1995.

69Un hadith dit: "l'hégire continue jusqu'au jour de la résurrection" Khadim MBACKÉ, op. cil.

70Créer "une micro-société protégée "dans un temps présent détestable'III selon COULON, op. cit. p.15 71 Khadim MBACKÉ donne l'exemple de Abdoul Khadre Djeylani et de Cheikh Ahmad Tidiane.

72 CHARNAY J.P., 1994 - Sociologie religieuse de l'Islam. Paris, Hachette-Pluriel, 618 p. De la page 260à la page 268, il cite la plupart des sanctuaires et lieux de souvenir de l'islam. J'en délivre quelques uns: "Polir l'ensemble du monde musulman, la tombe du Prophèteà Médine et la mosquée d'Omar à Jérusalem, le dôme du Rocher qui aurait voulu s'élever vers le cielàla suite de Muhammad lors du miraj. A Médine, au cimetière Al Bagih200mde la mosquéeJ,les tombes des femmes et des enfants du Prophète, et d'environ mille Compagnons ou leurs familles; les dômes de ceux de Khadidja, Abu Bakr et Omar avaient été démoli par les wahhabites. A Samarkand, le tombeau de Abdallah Ibn Abbès, neveu du prophète arrivé avec les troupes de

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célébration est loin d'être propre àl'islam confrérique. D'après Jean Paul Charnay,

"le mausolée-sanctuaire-mosquée (parfoismadras a) constitue l'un des plus typiques l ·leux e cu te musu mand l l ",,73.

Saints et chefs religieux ont, au Sénégal, une forte tradition de fondation qui fait des daara, non pas une invention du mouridisme en milieu rural, mais un instrument utilisé depuis plusieurs siècles pour faciliter le rôle de protecteur, puis d'encadrement des marabouts dans la société wolof, mise à mal par les conflits internes. Plusieurs ville') sont nées de l'initiative de marabouts ayant bénéficié de privilèges accordés par les pouvoirs en place dans la période qui a précédé la colonisation. Il y a donc "politique" et de ce fait, on peut parler de territoire, ou si on veut de sous-territoire, ces espaces étant toujours des concessions donnés par des rois à l'intérieur de leur royaume. Sous-territoires lignagers ou familiaux, et même villes-territoires. L'exemple de Mbacké en est un, mais il n'est pas le seul, ni le plus ancien. Coki fondé en 1641, Pire en 1610, et Ndiaré sont les plus connus74. Du fait du prestige de ces marabouts attachés aux cours royales, ou de leurs rôles de maître attirant de plus en plus d'étudiants, des concessions foncières pouvant aller "jusqu'à l'équivalent d'un statut d'extra-territorialité" 75 leur ont souvent été accordées et plusieurs localités en sont issues. Le marabout en échange de son silence ou du fait de son influence sur les affaires de la cour, était d'après Amar Samb, "maître dans sa colonie et sur sa concession, ne payant aucune redevance au titre de la terre"76. A travers ces marabouts, ce sont également des lignages qui s'affirment et préfixent souvent leurs toponymes à leurs fondations. Ces localités, institutions cléricales ou fondations scolastiques, fonctionnaient même en véritable "réseau d'échanges d'informations, de biens et d'holJ1mes" 77 qui couvrait toute la Sénégambie. Les

conquête. Dans le chî îsme, les grandioses mausolées à dômes et minarets d'or brillent de leur incomparable éclat et soulèvent la plus effervescente fe rveur. .. "p. 260.

73CHARNAY, ibid, p.260.

74pour Coki, Abdoulaye Bara Diop précise son rôle de refuge: "Des populationsyaffluaient, en période de crise, pour se mettre sous la protection de marabouts influents commeSërign Kokki ". op. cil. p.229 75Cheikh Anta DIOP, 1987 - L'Afrique noire précoloniale. Paris, Présence Africaine, p. 122

76Amar SAMB, 1971 - L'islam et l'histoire du Sénégal. Bulletin de l'/FAN,1.XXXIII, série B, nO 3, p.467 77Eric ROSS, 1989 - Cités sacrées du Sénégal. Essai de géographie spirituelle. p.41

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marabouts de renom qui ont par la suite créé les confréries sont tous plus ou moins passés dans ces écoles78,devenues les cadres de liens et d'alliances importantes entre familles maraboutiques. La plupart des wird confrériques y ont été initiés. Ce réseau ne peut cependant pas faire parler d'un territoire islamique parce qu'on est loin d'une emprise spatiale forte, et les revendications n'ont jamais connu une signification politique ou plus globalement identitaire.

Le daara mouride résulte donc d'héritages provenant d'initiatives d'agents marl:l.boutiques et d'écoles dont Cheikh Ahmadou Bamba est plus ou moins issu. La nouveauté introduite par le mouridisme réside dans le fait que ces fondations sont devenues systématiques, et motivées par des raisons autres que religieuses ou politiques, notamment la conquête foncière dans des régions pionnières.

Territorialisation religieuse, mais aussi, structuration politique et économique plus ambitieuse.

Mais parmi toutes les fondations, aucune n'a joué un rôle comparableàcelui de Mbacké qui a vu la naissance de la confrérie mouride.

2) Naissance de Mbacké et formation du terreau de l'organisation confrérique

C'est à partir de la concession foncière accordée par le roi de l'époque à l'arrière grand-père de Cheikh Ahmadou Bamba que l'on peut commenceràparler de teffeau de la confrérie. En réalité si l'on veut étudier le mouridisme actuel, il est nécessaire de faire l'historique de l'affirmation spatiale de la famille Mbacké dont Cheikh Ahmadou Bamba estissu~

Mbacké est la ville-mère de la confrérie mouride. Sa fondation est antérieure de près d'un siècle à l'avènement de celle-ci et peut être qualifiée elle aussi, de

78Cheikh Ahmadou Bamba et plusieurs de ces frères portent des noms d'anciens maîtres de leur père en signe de reconnaissance de celui-ci. Bamba est ainsi le nom d'un des villages où son père a reçu sa formation. Le fondateur de la confrérie lui même a découvert le soufisme dans ces écoles etya adopté le wird tidiane puis khadre. avant d'avoir son propre wird.

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"condition de possibilité"79du système mouride. C'est en 1770 que Marne Marame Mbacké (1703-1802), arrière grand père de Cheikh Ahmadou Bamba, arrive au Cayor en provenance du Djolof. Éminent jurisconsulte, spécialisé dans les affaires de succession, attaché à plusieurs cours (Cayor, Baol, Saloum), il jouissait d'un prestige certain. Dans le contexte du 18ème siècle finissant, les figures religieuses qui ont émergé dans le pays wolof avaient surtout acquis leur pouvoir par la guerre, accentuant ainsi les rivalités internes80. La tradition orale décrit par contre Marne Marame comme un fin kttré musulman, brillant surtout par son indépe-ndance d'esprit. Mais son succès est sans doute également lié à la sensibilité "islamiste" de certains souverains de l'époque qui favorisaient déjà, depuis plusieurs années, les marabouts attachés à leurs cours. C'est sans conteste le prestige et l'utilité de Marne Marame qui ont poussé le damel Amari Ngoné Ndella à lui accorder une concession foncière. Dans un texte en wolof de Serigne Moussa Kâ, poète attitré et cheikh de la confrérie, une version des circonstances de la fondation de Mbacké est exposée ; Khadim Mbacké les reprend dans la traduction de la seule biographie en arabe de Cheikh Ahmadou Bamba, écrit par son fils Serigne Bachir : "après l'assassinat en 1795 de Serigne Malamine Sarr, un collègue de Maharam Mbacké, les marabouts se réunirent pour venger leur collègue. Mais l'armée du Dame1leur infligea une cuisante défaite. Maharam, qui ne participa pasà la guerre déclenchée par les marabouts, estimant qu'il s'agissait non point d'une guerre sainte mais plutôt d'un règlement de compte, se rendit chez le Damel et lui demanda de libérer les marabouts qu'il détenait et de leur restituer leurs biens. LeDamel accepta et honora Maharam en lui donnallt la concession où Mbacké fut construit"81. Cette version est reprise par toutes les études sur la genèse de Mbacké, avec cependant une variation dans les dates avancées82.

Cette concession foncière donnée par Amary Ngoné Ndella, roi du Cayor et du Baol,

79COPANS, 1972, op. cit. p. 20

80L'almami Abdel Kaderà la suite de la révolution toorodo et de la naissance d'un État théocratique entre 1776 et 1780, envahit le Cayor. Il fut cependant battu par le damel Amari Ngoné Ndella.

81 MBACKÉ S. B., 1995 - Les bienfaits de l'Éternel ou la biographie de Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké.

Traduit par Khadim MBACKÉ, Dakar, IFAN, C.A.D., p. 24

82Eric Ross notamment avance la date de 1793 tout en reprenant les circonstances ainsi exposées.

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dans un vaste espace situé à l'est du royaume du Baol fut appelée Mbacké. Cette région était surtout constituée de pâturages, occupés de manière diffuse par les éleveurs peul transhumants. Quand la famille de Marne Marame s'installe, une école est ouverte et une exploitation agricole initiée. L'école tenue par la famille et d'autres disciples de Marne Marame, prospère assez vite et devient un village en peu de temps, doublée d'une exploitation agricole du marabout. Progressivement, Mbacké s'affirme dans le réseau de villages-écoles en envoyant souvent ses étudiants vers d'autres maîtres. C'est à l'âge de 99 ,ms que Marne Marame meurt. Son successeur.

Marne Balla, grand père de Cheikh Ahmadou Bamba augmente le prestige de l'école de Mbacké en y faisant venir des maîtres réputés, et en accueillant des étudiants de partout. En réalité, c'est dans cette période qu'une relation spécifique marabout-disciple prend forme. Les allégeances entre familles maraboutiques, la soumission à son maître, et même les services des uns au profit des autres y étaient pratiqués.

L'organisation mouride trouve donc également ses origines dans cette époque et ses pratiques. Plusieurs wird y étaient enseignés par des maîtres venus d'horizons divers. Mais ils n'étaient ni institutionnalisés, ni systématiques, et ne peuvent faire parler à l'époque d'une confrérie organisée sur ce principe. D'autant plus qu'en 1864, un événement majeur vient perturber la bonne marche de l'école et la plonge dans une léthargie quasi-complète. En effet, Maba Diakhou, qui menait une guerre sainte contre les royaumes plus ou moins païens, pousse Cheikh Ahmadou Bamba.

âgé de Il ans seulement, et sa famille às'exiler vers Nioro, sa capitale. Momar Anta Sali, chef de la famille Mbacké ouvre une écoleà8kmde Nioro et devient le maître entre autres de Saer Mati Bâ, fils de Maba Diakhou. C'est également là qu'il fit la connaissance de Lat-Dior (roi du Cayor) dont il épousera la nièce Thioro Maroso Diop et Madiakhaté Kala qui lui donnera sa fille Absa Diakhaté. Cette école de Porokhane est devenue aujourd'hui un lieu de pèlerinage important du mouridisme du fait de l'enterrement en 1865 de Marne Diarra Bousso, mère de Cheikh Ahmadou Bamba, sur les lieux.

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L'exil a pennis au jeune Ahmadou Bamba d'avoir son premier contact avec la mystique qui sera sa voie. De son voyage d'étude àTindouja en Mauritanie jusqu'à son retour à Mbacké, il franchira les étapes d'une quête spirituelle dont l'aboutissement est la fondation d'une confrérie indépendante.

Par ailleurs, des alliances matrimoniales, nouées entre les maîtres gravitant autour des écoles de Mbacké et d'ailleurs, et les Mbacké, ont également donné des lignages qui s'enorgueillissent aujourd'hui encore de leur double sainteté ou de leur tSrudition légendaire, patrilinéaire ou matrilinéaire. Ct' sont ces alliances préférentielles, multidirectionnelles et plus ou moins heureuses, qui ont également créé une véritable hiérarchisation, même à l'intérieur des Mbacké. Certains Mbacké sont ainsi moins "saints" que d'autres, et c'est sur les lignages les plus proches de Cheikh Ahmadou Bamba, et donc les plus "purs", que le mouridisme s'est d'abord appuyé pour créer ses structures d'encadrement et de contrôle. Le lignage dont Cheikh Ahmadou Bamba est une composante, est lié à un maître qui dirigeait une écoleàla périphérie de Mbacké. Ahmadou Bineta Kane, maître de Ndia-Kane a offert en mariage sa soeur Anta Sali Kane à Marne Balla. C'est de ce mariage qu'est issu Momar Anta Sali, père du fondateur de la confrérie mouride. A son tour, Momar Anta Sali épouse en troisième noce la soeur d'un de ces collègues étudiants de Coki, Mor Bousso. Les Bousso, réputés pour leur sagesse et leur érudition sont une famille originaire du Fouta, mais très liée aux Mbacké. Cheikh Ahmadou Bamba est issu de ce mariage, qui n'est pas le premier entre les deux familles.

Son père meurt à Mbacké-Cayor83 en 1881 et Cheikh Ahmadou Bamba retourne à Mbacké Baol où il construit une concession. Ce fut sa première propriété personnelle. "C'est aux abords du Keurouk Nasaran84 qu'il a organisé son premier

83Mbacké Cayor est un village fondé en 1878 par Momar Anta Sali, père de Cheikh Ahmadou Bambaà partir d'une concession foncière donnée par Lat-Dior et située près de Tchilmakha, la capitale. On confond souvent ce villageàMbacké Baol.

84littéralement "maison des Nazaréens" pour désigner l'escale.

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gamou (anniversaire de la naissance du prophète). C'est également là qu'il a écrit l'un de ses poèmes les plus connus, Diazboul Khoulob.85.

Le mouridisme, à travers son fondateur est l'héritier de l'école de Mbackéxo qui a périclité au moment du départ du marabout87.

Avec sa naissance et son développement, la valorisante fonction de cadi régulièrement confiée au chef de la famille Mbacké par les cours princières, les alliances entre Marne Balla puis Momar Anta Sali avec les autres familles maraboutiques du pays, c'est un toponyme et une famille qui s'affirment de plus en plus dans le pays wolof en crise. En revanche, le village et son espace attenant n'avaient pas réellement évolué: situés en marge des différents royaumes, ils constituaient une sorte de "vide politique" selon l'expression de Ross, support des premières implantations lors de la naissance de la confrérie. La discipline et l'efficacité qui caractérisaient le fonctionnement de l'école, l'autonomisme qui régissait son organisation, et le prestige de la famille depuis plus d'un siècle, ont servi de tremplinàCheikh Ahmadou Bamba au moment de la fondation des premiers villages qui constitueront le territoire de la confrérie.

B) Genèse du territoire : des logiques parallèles

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