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Cheikh Ahmadou Bamba, nouvelle personnalité tutélaire

Dans le document L'ORGANISATION DE L'ESPACE ~ (Page 54-60)

II - Spatialisation et ébauche de sacralisation du territoire mouride

B) Genèse du territoire : des logiques parallèles de concentration et de dispersion

1) Cheikh Ahmadou Bamba, nouvelle personnalité tutélaire

La territorialisation de la confrérie représente pour cet espace un souffle nouveau qui est avant tout celui (j'une nouvelle forte personnalité dont le charisme fort a largement précédé la création de la confrérie. Né en 1853 à Mbacké Baol, Cheikh Ahmadou Bamba attire l'attention de la famille dès sa jeune enfance. Son

88Communication orale d'Alain Médam lors de le première séance plénière du Col1oque de Toulouse intitulé

"La religion, les frontières de la cité". Thème de la communication:Religion, spiritualité, religiosité.

Lisières de la Cité. frontières de la cité. 7-11 juil1et 1997.

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attitude peu ordinaire89 donne même à douter de sa santé mentale. Il grandit entre écoles religieuses et maisons d'éminents lettrés de l'époque. Alors qu'il a Il ans, la destruction de Mbacké par Maba Diakhou, le transfert de sa famille àPorokhane et le décès de sa mère l'année suivante bouleversent le cours de sa vie. La stratégie de concentration de l'élite maraboutique~ Nioro par Maba Diakhou lui a été cependant salutaire, favorisant pour Cheikh Ahmadou Bamba le contact avec d'autres enseignements, notamment le soufisme auquel il est initié par un cousin de son père, Samba Kâ. À partir de ce moment, il entreprend de parfaire cet enseignement en se liant progressivement aux familles qâdiriya maures, notamment celle de Cheikh Sidiya al Kébir. Son charisme et son prestige s'affirment dans sa famille et s'étendent bientôt dans le pays wolof du Cayor, du Baol et du Djolof9o.Son installation dans le village de Mbacké Cayor, fondé par son père àproximité de Tchilmakha (àncienne capitale de Lat-Dior), signe son arrivée dans les affaires de la famille. Son père le désigne comme son successeur, puis meurt le Il décembre 1881. L'avènement de Cheikh Ahmadou Bambaà la tête des affaires familiales est un tournant important. Il consacre le début de l'affirmation d'un nouveau grand personnage dans la partie de la société wolof qui a pour cadre les anciens royaumes du Cayor et du Baol. Le fait qu'il ait été choisi du vivant de son père pour lui succéder, en violation des règles wolof et islamiques de succession qui privilégient le droit d'aînesse, sans que cela ne suscite des conflits ouverts au niveau de la famille, est à souligner. Ceci est significatif de la grande influence qu'il exerçait au sein de la descendance de son père, de ses cousins et autres parents Mbacké. La cohésion de la famille, ainsi que sa popularité propre acquise depuis plusieurs années, sont des éléments qui ont favorisé l'efficacité de l'organisation confrérique et son dynamisme, même àses débuts.

La construction de la première concession de Cheikh Ahmadou Bamba à Mbacké est le préludeà un ensemble de fondations - dont il est l'auteur ou liéesàsa

89 "On m'a raconté que le Cheikh demeurait toujours dans la solitude, la tête baissée. Il ne se plaignait jamais et ne négligeait aucun travail". MBACKÉ S.Bachir op. cit. p 14

90Mythes et histoires fantastiques le concernant étaient déjà parvenus dans toute cette contrée, dès son enfance. Cheikh Abdoulaye DIÈYE a recensé écrits et traditions orales dans un ouvrage: Prodiges d'un homme de Dieu. A.I.S.E, 1992,64 p.

personne - constituant l'embryon d'un territoire mouride. Cette installation à Mbacké-Baol est symbolique de sa prise de pouvoir sur tout le lignage, mais surtout, de la maturité de son charisme personnelle et de sa recherche mystique. Sur la primauté de sa personnalité et sur l'absence d'aucune autre institution charismatique en dehors de lui, il faut sans doute se référer aux analyses de Max Weber sur les mouvements charismatiques. Le thème de la domination charismatique pourrait être reprise ici sous l'angle des fondations qui consacrent et renforcent le pouvoir du "héros" à la suite de son "appel messianique,,91 : "Dieu m'a donné l'ordre de proclamer que je suis un refuge, une protection, un asile, afin que ceux qui désirent le bien ici-bas et dans l'autre monde, cherchent refuge auprès de moi". La conscience qu'il avait de sa mission et de son projet apparaît en filigrane àtravers cette citation. Le projet était religieux, mais pouvait-il ne pas devenir politique? Cheikh Ahmadou Bamba avait toujours refusé toute conciliation avec "le prince",et mieux encore, il avait tendance à donner à ce refus un sens mystique. Il n'a donc pas, comme l'affirme Lucien Nekkach, rêvé "de créer un Émirat"n, Mais, dans le contexte de déliquescence des structures politiques wolof, et de défaite des chefs musulmans )ihadistes", toute tentative de regroupement autour d'une forte personnalité pouvait être objectivement considérée comme un projet politique de reconstitution. Certains groupes wolof.

porteurs de mémoires guerrières, ainsi que les autorités coloniales l'ont en tout cas longtemps pensé, et ont réagi en conséquence. Les premiers l'ont suivi pour cette raison et les autres ont cru devoir réprimer ce qu'ils considéraient comme une nouvelle préparation de guerre sainte. Convocations et jugements se nourrissant de la méprise d'agents coloniaux ou de la jalousie d'autorités coutumières locales aboutirent à une série de déportatipns et de "résidence surveillée", qui n'empêcheront cependant pas la confrérie de se consolider.

91 Max WEBER, 1971) :Economie et société. Paris, Plon, Torne 1, p.250 ; et Coulon, ibid, p.IOO 92Lucien NEKKACH, 1952 -Le mouridisme depuis 1912. A.N.S 43 p.+annexes

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Mais, l'appel du marabout n'est pas la cause principale de la ruée vers Mbackë3. Les Wolofs n'ont pas attendu un signe de lui. Le prestige de la famille Mbacké, depuis plus d'un siècle et l'aura de Cheikh Ahmadou Bamba, ont été les principaux déterminants. Le démantèlement du Cayor et la mort du dernier souverain ont fait le reste. L'afflux de milliers de personnes venues se soumettre, et les fondations, sont la traduction de l'attraction que Cheikh Ahmadou Bamba a exercé à partir de 1881 sur l'espace qui constituera par la suite le berceau de la confrérie.

Tel un "nouvel esprit" soufflant sur lm espace conquis, son charisme., son enseignement soufi et surtout la vie confrérique, s'y sont imprimés de manière plus ou moins concrète. Avec la confrérie, avant et après la mort du fondateur, l'affirmation identitaire et la formation d'un champ politique sont rendues possibles par un ensemble de pratiques et un système d'organisation différentielle qui s'exprime sur cet espace. Des activités économiques, des manifestations cultuelles, des événements marquants de la vie confrérique, des compromis politiques, participent encore d'une création continue du groupe, et ont peu à peu structuré l'espace en lui donnant avec le temps, ses sanctuaires, ces lieux sacrés et profanes,

"ses marques stables"94 répartis àtravers un réseau de villages issus de fondations ou de refondations. Progressivement, un mythe de l'identité mouride et l'identificationàun espace prend forme et se développe, introduisant une dimension symbolique souvent survalorisée, avec l'enterrement des saints et un ensemble d'événements ayant concerné Cheikh Ahmadou Bamba et ses cheikh. La région qui deviendra l'espace vital de la confrérie étant surtout peuplée de Peuls dont l'emprise était plus ou moins diffuse et l'activité confinée àl'élevage, son appropriation n'en fut que plus aisée. Une nouvelle tutelle est progressivement mise en place grâceàune organisation et un dynamisme qui continuentàfaire la singularité des Mourides.

La projection voulue et réalisée de la société maraboutique, de ses jeux politiques, de ses faits culturels et cultuels, et de son dynamisme économique sur cet

93"Peu de temps après, les hommes découvrirent sa maison de Mbacké et l'envahIrent en foule" in MBACKÉ S. Bachir, 1995, op. cit. p. 44

94BONNEMAISON1., 1995 - Les mots de la terre sacrée. L'exemple océanien. In VINCENT, DORY, VERDIER, s- dir, 1995 - La construction religieuse du territoire. Paris, L'harmattan, p.66

espace qui s'étend aujourd'hui encore, peut faire valablement parler de "territoire" et appelle une analyse en ces termes. Du niveau de projection de cette société et du contrôle plus ou moins poussé qu'elle exerce sur cet espace, cependant, dépendent les limites qu'on pourrait donner au territoire.

Le territoire est perçu comme "une portion naturelle et / ou anthropisée de la surface terrestre (continue ou discontinue) sur laquelle s'exerce un effet de pouvoir débouchant sur son appropriation (matérielle et / ou idéelle) par un groupe humain quel que soit son principe d'identité (ethnique, politique, linguistique . .. )" 95.

Partant de cette définition de Daniel Dory, ce que j'appellerai désormais le "territoire mouride" est également le lieu d'expression d'un "islam qui exprime et canalise U11 mécontentement social et politique qui se retourne contre les autorités en place, même si celles-ci s'attachent à le récupérer à leur profit" 96. L'analyse du processus d'appropriation de cet espace, qui a commencé en 1884 avec la fondation de Darou Salam et a pris un sens utopique avec Touba, devra montrer que la notion de territoire est à la fois pétrie de religieux et de politique. La rupture introduite par le mouridisme par rapport à l'enseignement antérieur, correspond sur l'espace au départ de Mbacké de Cheikh Ahmadou Bamba motivée par une ambition nouvelle, une intention qui permet àpartir de ce moment de parler d'un "nouvel esprit". Chaque fondation de la nouvelle personnalité tutélaire est une étape importante du processus de construction territoriale.

2) Darou Salam, première fondation de Cheikh Ahmadou Bamba

Avec le rassemblement des disciples de son père autour de lui, l'afflux des gens vers Mbacké et l'''effet boule de neige" qui a suivi, "il construisit une autre maison retirée"97en 1884 qu'il nomme "Darou Salam" (la demeure de la Paix). Ce

95VINCENT, DORY, VERDIER, s- dir, 1995 -Laconstruction religieuse du territoire. Paris, L'hannattan.

p.369

96COULON, ibid, p.6

97MBACKÉS. Bachir, ibid p. 44

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nom souligne sa motivation principale: ce premier village de Cheikh Ahmadou Bamba devait lui servir de retraite étant donné l'animation qui régnait à Mbacké, mais exprimait surtout une nouvelle résolution qui le poussait à rompre en partie avec l'héritage de son père, qui quant à lui, mettait l'accent sur "l'enseignement religieux conventionnel"98. Cette nouvelle maison est cependant vite envahie et illa quitta en en confiant la responsabilité à son frère aîné Marne Cheikh Anta dont le lignage en assure encore le contrôle. Le lien familial est sans doute la motivation principale de ce

"don de village" par Cheikh Ahmadou Bamba. C'est ainsi la première concession foncière faite par le fondateur à un membre de sa famille. Elle doit être comprise comme un début de mise en place d'une hiérarchie religieuse, qui se calque ainsi sur celle de la famille. Cette pratique sera perpétuée après d'autres fondations de Cheikh Ahmadou Bamba, parallèlement à une sorte de sélection dans son entourage.

Aujourd'hui, ces fondations données par Cheikh Ahmadou Bamba à d'autres cheikh constituent des sources de légitimité et de charisme pour leurs lignages. Le don de terres, tant durant la conquête pionnière que dans la ville de Touba, trouve là son ongme.

La question qui se pose d'ores et déjà pour cette localité est celle du passage d'un statut de retraite spirituelle, àcelui d'un village puis à celui de symbole fort de la confrérie. L'explication pourrait venir d'un besoin de celle-ci de marquer son espace a posteriori, mais ici interfère la perception de Cheikh Ahmadou Bamba qui fait apparaître dans ses écrits un sentiment particulier par rapport à Darou Salam, au point de l'associer à ses prières pendant l'exile~ même après. "Seigneur, vous avez conduit mes brides jusqu'à une terre que Vous avez choisie pour moi. Sur cette terre, j'ai construit deux maisons oùje vous adore confonnément à lafoi (imân), à la pratique

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(islam), et la bonne manière (ihsân). J'ai nommé ces maisons Darou Salam et Touba par votre Grâce. Je vous demande de faire de ces deux maisons, par Votre Générosité et par le nom de mon guide vers Vous, Muhammad (SAWS), à lafois des

98MBACKÉ Kh., 1995, p. 54. En outre lors d'un entretien avec lui, il précisait que Darou Salam peut être considéré comme l'étape de la réflexion sur les modalités d'éxécution de son projet.

maisons de paix et de pureté""99 ; ou encore: "Seigneur, Darou Salam vous appartient ainsi que Touba, faites donc que j'y demeure éternel1emel1f" pUIS

"Donnez-mOl a.. Darou S 1(l (lm comme (l. 'T'10111JO ou (e1l'0 (e mes esperOllCCSl ' "IO!I.A travers l'exemple de Darou Salam, c'est la sacralité plus ou moins importante des fondations qui est également en cause. Ainsi. l'estime que Cheikh Ahmadou Bamba porte à une localité créée, est transmise de fait àcelui à qui il l'a confié par la suite. et c'est à cette mémoire que s'attachent les lignages pour perpétuer leur légitimité confrérique.

3) Logique de concentration: Ndame et Darou l\larnane,

Dans le document L'ORGANISATION DE L'ESPACE ~ (Page 54-60)