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La création des collectifs de travail à travers le travail collectif

2.2. Le travail collectif

2.2.3. La création des collectifs de travail à travers le travail collectif

De fait, c’est au cours des interactions quotidiennes entre les membres d’un groupe, lors de la production des règles du métier (Carballeda, 1997) et à travers la réélaboration de ces mêmes règles (Caroly et al., 2008a) que les collectifs de travail sont créés, collectifs dont la définition est donnée dans la sous-section 2.3. On le comprend, nous sommes ici surtout dans la création d’un collectif intra-métier.

Plusieurs auteurs ont tenté de comprendre ce processus qui mène à la création des collectifs de travail, qui, comme nous le verrons dans la prochaine section, sont très importants autant pour la protection des individus que pour la productivité des entreprises.

Pour Cru, c’est réellement à travers la création des règles du métier que les collectifs de travail se forment. Pour lui, le métier ne se réduit pas à une technique, ce sont d’abord des rapports sociaux dont les interactions doivent être étudiées. Les règles ne posent pas de limite infranchissable, elles sont plutôt des repères et demandent à être réactualisées en permanence par les acteurs, par les individus. Elles deviennent intériorisées au fil du travail (Cru, 1998 : 43-46). C’est réellement dans ce processus d’intériorisation que les collectifs de travail se

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créent. Grâce aux règles, il y a du jeu, ou encore des marges de manœuvre, dans les relations de travail.

Dejours (2008) considère également que la création des collectifs de travail passe par le développement des règles de métier et en explique plus explicitement les conditions nécessaires. Ainsi, pour lui, le travail collectif comporte une part de risques. Il n’est pas certain que les individus vont s’harmoniser. En fait, rien ne le garantit a priori. Il y a donc un certain travail de coordination qui est nécessaire. Pour Dejours, plusieurs facteurs vont venir renforcer cette coordination, ou l’empêcher.

Le premier facteur est la visibilité. Pour qu’il y ait coopération, chacun doit rendre visible ce qu’il fait, et comprendre la place de sa propre activité en rapport avec l’activité des autres acteurs. Ces acteurs doivent se faire confiance. C’est le second facteur. Quand on rend son activité visible, les autres sont alors en mesure de juger ce qu’on fait, et la façon dont on le fait, ce qui peut provoquer des controverses et nécessiter des délibérations. Ce sont les troisièmes facteurs. Dans le meilleur des cas, ces controverses mènent au consensus. Sinon, ce sera l’arbitrage. C’est le quatrième facteur. La décision de l’arbitrage sera suivie si les travailleurs acceptent cette décision, même à contrecœur, grâce à leur discipline, qui constitue le cinquième facteur.

Ainsi, lorsqu’un accord est conclu en milieu de travail, accord impliquant les acteurs du groupe de travail, peu importe si celui-ci provient d’un consensus ou d’un arbitrage, cet accord devient prescriptif. Quand plusieurs accords prescriptifs sont liés entre eux, ça devient des règles de travail. Et quand plusieurs ensembles de règles de travail sont liés entre elles, ça devient la règle de l’art. Ce ne sont pas, par contre, des règles qui sont données une fois pour toutes, qui sont figées dans le temps. Il y a des espaces de délibération qui demeurent et les règles de l’art sont en constante évolution, transmission et renouvellement. De plus, les accords réalisés sont issus de négociation entre les acteurs, et traitent non seulement du travail réel mais également de la cohabitation des travailleurs entre eux. On s’en rend compte, le genre professionnel, selon le concept de Clot (2004,) est mobilisé autour de cette question des accords.

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En somme, pour Dejours, les acteurs et les collectifs doivent jouir de marges de manœuvres suffisantes pour qu’il puisse y avoir de la coopération entre ces acteurs. Pour Dejours, la coopération nécessite une liberté de délibération (op.cit. : 17).

De Terssac et Reynaud (1992) discutent abondamment de la création des règles de métier, et des collectifs de travail. Pour eux, les règles d’exécution ne sont pas en mesure de prescrire complètement le travail des opérateurs. Ces règles ne déterminent pas le travail, en somme. Pour ces auteurs, le travail est une activité régulée par des règles prescrites, par des contraintes. Ce n’est pas une activité libre. « Les règles d’exécution précisent le travail à faire dans des conditions déterminées, c’est-à-dire les objectifs à atteindre, les tâches à réaliser, les moyens et les méthodes à mettre en œuvre pour y parvenir » (op.cit. : 170). Provenant de la hiérarchie, d’en haut, ces règles disent donc aux opérateurs quel travail doit être fait et comment le faire dans grandes lignes. De plus, elles sont explicites.

Ces règles sont-elles légitimes pour autant? Leur légitimité n’est en fait que conditionnelle. Elle dépend fortement de leur efficacité et de leur l’employabilité. Pour l’efficacité, c’est la possibilité d’obtenir des résultats probants en les utilisant. Cette efficacité ne dépend pas du respect de la procédure mais plutôt de leur incomplétude et de leur incohérence. L’incomplétude, d’abord, provient du fait qu’il est impossible de prévoir tous les événements qui pourraient se produire en cours de production. On ne peut tout simplement pas prévoir l’ensemble des aléas de la production. L’incohérence, ensuite, découle du fait que le déroulement réel de l’activité n’est pas toujours en phase avec le déroulement prévu. En somme, toujours selon De Terssac et Reynaud (1992), tant l’incomplétude que l’incohérence font en sorte que les règles doivent être redéfinies et adaptées au contexte réel du travail, en cours d’activité.

En lien avec l’employabilité, les règles sont chargées d’implicites, c’est-à-dire qu’elles restent volontairement floues sur certains aspects du travail. En ce qui concerne les opérateurs, les règles postulent une certaine homogénéité des exécutants, ou encore l’idée d’un travailleur « moyen », qui n’existe pas comme dans la réalité comme nous l’enseigne l’ergonomie de l’activité, et Wisner en particulier (1995). En fait, il y a une grande variabilité entre les acteurs eux-mêmes dans un établissement, tout comme il y a en a également une

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chez un même acteur selon le moment de la journée, selon le moment de la semaine, selon son vieillissement en entreprise. Les opérateurs sont différents les uns des autres et sont différents d’un instant à l’autre tout au long de leur vie. La règle est tout simplement incapable de prendre cet aspect-là en compte. Les règles comportent aussi « des implicites dans les instructions » (De Terssac et Reynaud, 1992 : 172). La hiérarchie est parfois incapable de prévoir exactement le déroulement de l’activité, ou encore elle suppose que les opérateurs savent ce qu’ils ont à faire et donc n’ont pas besoin de se le faire dire.

Bref, les règles sont elles-mêmes ambiguës. De plus, l’interprétation de ces règles n’est pas non plus automatique. Chacun des acteurs peut en avoir sa propre interprétation, et ces interprétations peuvent parfois être complètement contradictoires.

Pour les auteurs, les règles sont donc une construction sociale. Pour De Terssac et Reynaud, l’efficacité des règles tient donc plus à l’engagement des opérateurs de réaliser la production (op.cit. : 174), malgré tout, plutôt que dans les règles elles-mêmes. C’est la régulation autonome, finalement : le collectif se donne des règles non écrites qui constituent autant d’interprétations partagées à l’intérieur du collectif, et élaborent des trucs, des ficelles, des tours de main pour sortir la production.

Ces règles non écrites complètent et contredisent parfois les règles formelles. Elles les complètent pour en contourner les lacunes, elles les contredisent quand c’est nécessaire pour assurer la production.

Les règles nécessitent également une légitimité interne. Elles permettent de constituer le collectif, pour en revenir plus directement à la question posée. De fait, il y a collectif de travail quand des règles de métier existent, et ces règles de métier aident à constituer le collectif à coups de compromis. C’est une roue qui tourne. Les acteurs individuels ne sont pas contraints totalement ni par les règles, ni par le système social. Le collectif de travail se construit à partir de l’activité de travail, mais surtout par l’activité de production des règles autonomes. Cette construction se fait par l’explicitation, par la confrontation et par la reconnaissance de la position des autres acteurs (op.cit. : 178).

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Enfin, pour conclure à propos de la création des collectifs de travail à travers le travail collectif, Caroly (2010) a démontré que l’intériorisation dont nous avons parlé plus haut passe véritablement par la réélaboration des règles. Celles-ci se « construisent dans l’action » (op.cit. : 129) et permettent notamment de réactualiser les buts communs entre les acteurs et ultimement de réorganiser le travail (op.cit. : 137).