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Une fois que le tout faux est admis, il faut qu’il soit pris pour vrai.

U. Eco, La Guerre du faux, 1989 : 69

Au niveau énonciatif, tout dialogue dramatique est construit sur la base du « contrat de feintise ». Autrement dit, sur la base d’éléments assurant la mimésis conversationnelle, il « montre » les interactions verbales. À l’exemple d’une conversation réelle, dont il emprunte la réalité de la situation et les paroles humaines, il comprend un ancrage déictique, une récursivité dialogique, des actes de langage, des actes mentaux et émotionnels et des personnages qui les assument. Bref, il y a à la fois « simulation verbale et la dissimulation communicationnelle »72.

« La fiction demeure une croyance consciente, c’est-à-dire que le lecteur sait et ne sait pas en même temps que ce qu’il lit est vrai. Le « faire comme si » est une des clauses du contrat de lecture. La situation de lecture d’un texte fictionnel est un entre deux, un blending d’incrédulité et de certitude concernant l’existence des personnages, des actions et des discours qui font l’histoire. On comprendra « blending » dans son sens littéral de mixage ou d’hybridation. La situation de lecture littéraire apparaît en quelque sorte

71 Osolsobe, 1980, p. 427 in P. Pavis, Dictionnaire du théâtre, op. cit., p. 61.

72 A. Petitjean, « Problématisation du personnage dramatique » in Pratiques, n°119/120, décembre 2003, pp. 67-90.

comme un état hybride et contradictoire : le lecteur sait que ce qu’il lit n’est pas réel, mais il fait comme si pour que l’effet fictionnel agisse. »73

A. Helbo (2007 : 110) rappelle que « chez Platon, le théâtre est simulacre des apparences (« l’imitation de la semblance ») : privilégiant la praxis (action) par rapport à la poiesis (fabrication), […] ». Aristote définit la production artistique (« poiesis ») comme imitation (« mimésis ») de l’action (« praxis »). Pour G. Genette74 toute œuvre est constituée d’actes feints : ces assertions feintes produisent indirectement une œuvre. G. Genette (1966 : 164) confirme l’existence d’une

« [...] imagination des conduites, des situations, des relations humaines, une imagination dramatique, au sens large du terme, qui anime puissamment la production et la consommation des œuvres théâtrales [...]. »

En prenant en compte le « contrat de feintise », il est nécessaire de souligner que la communication conflictuelle dans le théâtre koltésien constitue un tout cohérent : elle s’appuie sur les lois de la vraisemblance et du nécessaire. Par essence, comme le montre D. Maingueneau (1990 : 122) la vraisemblance des répliques des personnages dépendra pour une grande part du genre dramatique : « les lois du discours sont donc modulées ». Au théâtre, les lois du discours apparaissent de manière plus régulière et par la même sont plus facilement repérables.

Dans la mesure où au théâtre le discours conflictuel est fictionnel, il fait référence aux personnages et à l’action qui se produit dans l’imagination du lecteur. B-M. Koltès fait donc énoncer par ses personnages les actes de langage qui sont une imitation des actes de langage de la vie quotidienne. Dans le théâtre de Koltès tout se passe comme si le public surprenait les personnages, l’effet de réel est produit par l’intermédiaire des dialogues qui dévoilent différents types de conflits. Si cette stylisation est inhérente à son processus de création, elle fait que son théâtre oscille entre les deux : il offre le plaisir d’apprendre et de reconnaître. Le théâtre, comme le précise A. Viala (1997 : 9) crée une « illusion », il consiste à imiter le vrai, il se

73

Fauconnier et Turner : 2002, p. 217-268 in M. Dargnat, L’oral comme fiction. Stylistique de l’oralité dans le théâtre de Michel Tremblay (1968-1998), Thèse de doctorat, Aix-en-Provence et Montréal, 2006, p. 89.

manifeste « comme vrai » ou encore comme le « vrai-semblable » : « le théâtre est un art de feindre. » (Ibid.), qui varie selon les époques, les genres et les esthétiques. G. Genette (1969 : 72) explique que depuis Aristote il est évident que le sujet du théâtre n’est pas le vrai mais le vraisemblable. À ce propos, il cite R. Rapin (1676 : 115-116) : « La vérité ne fait des choses que comme elles sont, et la vraisemblance les fait comme elles doivent être. »

Au théâtre, le discours est inventé et selon Searle (1982) ce n’est pas un discours « sérieux » qui engage celui qui le profère comme c’est le cas lors des conversations réelles. Le discours dramatique prend exactement la même forme que celui prononcé dans la vraie vie, mais l’auteur de ce discours – l’archi-énonciateur – est autorisé à « mentir ». En effet, Koltès émet des phrases et exécute les actes illocutoires qui ont le statut de vérité dans le monde représenté par la pièce. Pour préciser cette spécificité du théâtre soulignée par Searle (1982), on propose comme exemple la scène

de Quai ouest, dans laquelle Abad tue Charles. On sait que cet acte n’engage que les

personnages et n’est valable que dans le monde représenté par la pièce. Il en va de même pour d’autres actes physiques et langagiers comme ceux décrits dans la deuxième partie de cette thèse, par exemple l’acte d’ordonner, de menacer, de réfuter, de défier etc. Même si, les lois qui gouvernent tout discours s’appliquent aussi à l’échange dialogué au théâtre (elles sont parfois transgressées de façon spectaculaire), elles n’ont de conséquences que sur la scène. Par ailleurs, en s’appuyant sur la distinction entre l’énoncé et l’énonciation75

d’A. Ubersfeld (1996, b), nous montrerons que le dialogue

75 Afin d’éviter toute ambiguïté possible, nous repréciserons quelques notions théoriques qui, selon les auteurs et au fil des recherches, ont eu des acceptions différentes. Nous retenons comme définition de

l’énonciation celle de É. Benveniste (Problèmes de linguistique générale 2, 1974, p. 80) : « l’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation. », complétée par C. Kerbrat-Orecchioni (L’énonciation, 2002, p. 34-35) : « Conçue extensivement, la linguistique de l’énonciation a pour but de décrire les relations qui se tissent entre l’énoncé et les différents éléments constitutifs du cadre énonciatif, à savoir :

- les protagonistes du discours (émetteur et destinataire(s)) ; - la situation de communication : - conditions spatio-temporelles ;

- les conditions générales de la production/réception du message : nature du canal, contexte socio-historique, contraintes de l’univers de discours, etc. »

Pour l’énoncé nous retenons la définition de Bakhtine (Esthétique de la création verbale, 1984, p. 290-291) : « l’énoncé est un maillon dans la chaîne de l’échange verbal ; il représente l’instance active du locuteur dans telle ou telle sphère de l’objet de sens. […] Les frontières de cet énoncé se déterminent par l’alternance des sujets parlants. Les énoncés ne sont pas indifférents les uns aux autres et ils ne se suffisent pas à eux-mêmes ; ils se connaissent les uns les autres, se reflètent les uns les autres. […]. Un énoncé est rempli des échos et des rappels d’autres énoncés, auxquels il est relié à l’intérieur d’une sphère

de théâtre n’a de signification que dans son contexte énonciatif, c'est-à-dire dans le monde représenté dans la pièce, par exemple :

« Monique. – Seigneur ! Maurice. Pourquoi vous acharnez-vous contre moi ? »

B-M. Koltès, Quai ouest, 1985 : 63

Cette phrase prend sens pour celui qui connaît les conditions de son énonciation et a contrario, celui qui ne les connaît pas ne saura probablement pas l’interpréter correctement. Les conditions d’énonciation permettent au lecteur d’anticiper sur le contenu de l’action. A. Ubersfeld76

écrit que tout énoncé prononcé sur la scène est marqué par un « présupposé d’incertitude », cela veut dire que cet énoncé est vrai sur la scène, mais pas dans le monde réel, ou que cet énoncé a été vrai auparavant, mais qu’il ne l’est plus (cas des pièces historiques).

Dialogique et théâtre

Le dialogue au théâtre possède par rapport à la conversation réelle un certain nombre de spécificités dues au fait qu’il s’inscrit dans un dispositif énonciatif particulier. L’emboîtement d’instances énonciatives, en amont et en aval, n’est pas sans conséquence sur le fonctionnement de la parole car au théâtre, comme M. Corvin constate « c’est un autre qui parle, et qui parle comme un autre »77. Pour l’instant, nous laisserons de côté les problèmes liés à l’existence de récepteurs et d’émetteurs intra et extra-scéniques et nous centrerons cette analyse sur la phase d’émission et de réception de la parole par le personnage et donc sur l’aspect dialogique particulièrement palpable au niveau personnage-personnage.

En guise de rappel nous proposons d’évoquer la notion même de dialogisme. Le dialogisme est un concept emprunté au Cercle de Bakhtine qui désigne les relations

commune de l’échange verbal. » A. Ubersfeld (Lire le théâtre III, op. cit., p. 12-13) appelle l’énoncé, les paroles qu’un locuteur prononce entre le moment où il a commencé et le moment où un autre locuteur prend la parole. Par ailleurs, l’énoncé total, est la somme de tous les énoncés d’un locuteur.

76 A. Ubersfeld, Lire le théâtre III, 1996, b), p. 74-75.

qu’entretient un énoncé avec les énoncés antérieurs, mais aussi avec ceux qu’un destinataire pourrait produire dans l’avenir. Nous reprendrons également de manière synthétique la définition de « dialogique » afin d’écarter toute ambigüité due au fait qu’au fur et à mesure que ce concept a été retravaillé, il s’est enrichi d’une pluralité de sens.

« […] l’orientation dialogique est, bien entendu, un phénomène caractéristique de tout discours […]. Le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intense. Seul l’Adam mythique, abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, le solitaire Adam, pouvait vraiment éviter absolument cette réorientation mutuelle par

rapport au discours d’autrui, qui se produit sur le chemin de l’objet. »78

Cette définition que nous retenons pour notre analyse, nous amène à rappeler les propos d’A. Ubersfeld (1996), selon lesquels, au théâtre, une parole en contient toujours une autre avec laquelle elle interagit. La parole au théâtre est alors toujours dialogique. La parole qui a un seul énonciateur est impossible, en revanche elle peut avoir un seul récepteur – le spectateur.

« Parole dangereuse, toujours porteuse de sa propre contradiction ou, à tout le moins, de sa propre question ; jamais assise sur sa seule logique intérieure, mais toujours en

projection sur l’autre, dont elle reçoit le message qu’elle renvoie à son tour. »79

A. Ubersfeld (1996) explique qu’au théâtre une parole en contient toujours une autre avec laquelle elle interagit, au théâtre rien n’est exprimé sans la parole antérieure.

« La première réplique est un coup de force ; encore s’appuie-t-elle sur toutes les conditions qui précèdent, mais, dès le second énoncé, il n’y a plus d’autonomie : « Aucun énoncé en général ne peut être attribué au seul locuteur, il est le produit de l’interaction et

plus généralement de toute situation sociale complexe où il a surgi. »80

Dans un dialogue de théâtre, toute parole est perçue à la lumière des paroles précédentes. L’analyse de M. Bakhtine (M. Bakhtine, 1977 : 58-59) de la parole dans le roman trouve son application aussi dans l’univers dramatique : « chacune d’elles

78

M. Bakhtine, traduit dans T. Todorov, 1981, p. 98. 79 A. Ubersfeld, Lire le théâtre I, op. cit., p. 9-10.

80 V. N. Voloshinov, Freudisme, 1927, p. 118, cité par F. Jacques in L’espace logique de l’interlocution, Paris, PUF, 1985, p. 110.

[paroles] admet les multiples résonances des voix sociales et leurs diverses liaisons spécifiques entre les énoncés et les langages [...] ». D. Maingueneau (1990 : 19) rappelle « qu’il existe de multiples phénomènes d’hétérogénéité énonciative (discours rapporté, ironie, guillemets etc.) qui font d’un texte un carrefour de voix [...] ». Il écrit plus loin (Ibid., p. 22) que la parole d’un énonciateur dans le dialogue littéraire est toujours habitée par une autre, elle est produite en écho, ce qui témoigne de la transtextualité dans le sens de G. Genette (G. Genette, 1982 : 7) : « tout ce qui le met en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes ».

Issu d’un double circuit énonciatif, le discours des personnages n’échappe pas au principe dialogique, tout au contraire, il en est l’incarnation. La communication conflictuelle au théâtre, comme son homologue ordinaire, est alors assurée par le mode énonciatif dialogique. Le dramaturge met dans la bouche des personnages ses propres paroles et les fait interagir entre elles. Le discours d’un personnage contient les paroles antérieures, et simultanément, entre en interaction avec des paroles à venir.

M. Bakhtine81 affirme que chaque énoncé est dirigé vers l'auditeur et qu’une parole suscite toujours une réponse, celle-ci à son tour devient un stimulus pour une autre réponse. Il appelle ce phénomène l’« attitude responsive active » de l'auditeur qui interagit avec l’attitude du locuteur. La façon de parler d’un personnage ne connote pas seulement son appartenance sociale, son point de vue ou sa position dans la conversation, mais elle appelle aussi une réponse souhaitée. L’émetteur a des droits lors d’un discours mais l'auditeur a aussi les siens, le plus important est le droit de répondre ; de plus « […] quelle que soit la réponse, non seulement elle suppose tel ou tel type de rapport, mais elle les modifie. »82 Par le fait que les discours des personnages interagissent entre eux, le fonctionnement dialogique de la parole est l’une des caractéristiques fondamentales de l’énonciation théâtrale. Nous n’irons pas jusqu’à dire qu’il lui est propre, mais nous insistons sur le fait que le genre dramatique l’exemplifie particulièrement.

81 M. Bakhtine, op. cit., p. 274.