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« Je n’ai jamais aimé les histoires d’amour. Ça ne raconte pas beaucoup de choses. Je ne crois pas au rapport amoureux en soi. C’est une invention des romantiques… Si l’on veut raconter d’une manière peu plus fine, on est obligé de prendre d’autres chemins. Je trouve que le « deal » est un moyen sublime. Ça recouvre vraiment tout le reste. Ce serait bien de pouvoir écrire une pièce entre un homme et une femme où il soit question de « business ». »307

À tout moment, Koltès nous confronte à un monde où les relations interpersonnelles s’appuient sur l’échange mercantile. Il observe et décrit le commerce des hommes entre eux, comme il le dit lui-même : « Ce sont des scènes de commerce, d’échange et de trafic, et il faut les jouer comme telles. Il n’y a pas de tendresse dans le

303 B-M. Koltès, Roberto Zucco, op. cit., p. 84. 304

B-M. Koltès, Combat de nègre et de chiens, op cit., p. 49. 305Ibid., p. 54.

306Ibid., p. 82.

commerce, et il ne faut pas en rajouter là où il n’y en a pas. »308 Chacune de ses pièces principales nous donne à voir un monde du commerce dans lequel il n’y a pas de place pour les sentiments qui sont marginalisés au profit de transactions diverses309.

« La manière commerciale d’envisager les rapports humains me paraît la plus proche de la réalité ; c’est de cette façon-là que j’ai envie d’en parler en tout cas, où encore je me sens le plus libre. Ce n’est pas non plus que j’ignore l’affectivité ; l’affectivité existe aussi

dans le commerce. »310

Chez Koltès « de toute façon personne ne s’intéresse à personne. Personne. »311 ; tout est prétexte à commerce. Nombre de relations se présentent sous la forme d’échanges marchands : le pucelage de la petite sœur (Quai ouest) ou le destin d’une petite sœur (le titre du XI acte dans le Roberto Zucco est « Deal » où le Frère vend sa petite sœur à un mac), le corps d’un frère, (Combat de nègre et de chiens, Horn en allant jusqu’au 500 dollars veut acheter le silence d’Alboury), un suicide (Quai ouest : Koch veut acheter la permission de se suicider).

« Il semble, en effet, que le rapport de soi à autrui chez Koltès ne puisse s’articuler que dans la mesure où autrui est perçu comme monnaie d’échange, comme pion possible dans

l’économie générale des relations humaines. »312

Dans ses pièces le corps humain est réduit à la valeur économique d’un objet dont le prix est établi au cours d’une négociation conflictuelle. Par ailleurs, dans ses pièces le thème du trafic rejoint celui de la violence.

« La thématique de la violence n’est pas exempte d’ambigüité, l’échange économique n’est simple : il suppose toute une série d’autres relations éloignées de l’économie ou n’y conduisant pas. Les humains ont d’autres modes d’approche, et c’est le génie de K. de pouvoir, tout en montrant les thématiques majeures des rapports humains, ne pas omettre tout ce qui y échappe. »313

308

B-M. Koltès, Pour mettre en scène « Quai ouest », op. cit., p. 108.

309 A. Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès, op. cit., p. 138-142 décrit précisément tout type d’échange dans les pièces de Koltès.

310 B-M. Koltès dans un entrevue avecVéronique Hotte, Théâtre Public, novembre-décembre 1988 publié dans Une part de ma vie, op. cit., p. 121-136.

311 B-M. Koltès, Roberto Zucco, op. cit., p. 48.

312 P-A. Brault, « Bernard-Marie Koltès : théâtre et vérité », op. cit. 313 A. Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès, op. cit., p. 141-142.

1.2.5. Personnages

« J’aimerais renaître chien, pour être moins malheureux. Chien de rue, fouilleur de poubelles ; personne ne me remarquerait. J’aimerais être un chien jaune, bouffé par la gale, dont on s’écarterait sans faire attention. J’aimerai être un fouilleur de poubelles pour l’éternité. »314

dit Roberto Zucco.

Dans une lettre à Hubert Gignoux, Koltès précise quel type de personnages il cherche à montrer :

« Le personnage psychologique ne m’intéresse pas – pas plus d’ailleurs que le personnage « raisonnable » […] L’ensemble d’un individu et l’ensemble des individus me semble tout constitué par différentes « puissances » qui s’affrontent ou se marient […]. Bien au-delà d’un caractère petit, changeant, informe, il me semble y avoir en chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile – et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et

indéfiniment plongé dans une lutte qui les dépasse. »315

Dans la mesure où Koltès écrit « à partir de la marge sur quelqu’un qui vit la marge jusque dans son extrémité la plus totale »316, il met en scène des exclus, des personnages recroquevillés en eux-mêmes et par eux-mêmes. Il ne s’agit pas d’exprimer une idéologie politique, car comme il le dit : on ne fait pas « des pièces avec des idées, mais avec des gens. »317 Ces personnages manifestent les comportements anti-sociétaux. Ils sont « « indéfiniment plongé[s] dans une lutte qui [les] dépasse », [et] se précipitent vers leur fin avec une troublante sincérité, le sentiment de l’inévitabilité de leur destin étant fermement ancré au plus profond d’eux-mêmes. »318

Au centre de chacune des ses pièces on trouve des personnages éponymes qui sont en quête d’autre chose que ce que leur condition leur offre. De chacun de ces héros émane une force destructrice. La rencontre et la confrontation de ces individus mènent inévitablement à divers types de conflit, c’est ainsi que Koltès dévoile son goût pour la controverse intellectuelle.

314 B-M. Koltès, Roberto Zucco, op. cit., p. 48-49.

315 La lettre écrite à Hubert Gignoux, le 7 avril 1970, à Strasbourg in B-M. Koltès, Lettres, op. cit., p. 114-116.

316 P-A. Brault, « Bernard-Marie Koltès : théâtre et vérité », op. cit. 317 B. Salino, Bernard-Marie Koltès, op. cit., p. 301.

La majorité des pièces de Koltès sont construites sur des dichotomies du type : le fort / le faible, le légal / l’illégal, le jour / la nuit, l’homme / l’animal, Le Blanc / Le Noir, le groupe / l’individu, le dominant / le dominé. La tension entre ces oppositions est génératrice de violences qui prennent des formes diverses, de l’interpellation agressive à la brutalité presque animale. C’est ainsi que ses personnages se giflent, se frappent, se donnent des coups, se crachent dessus, s’assassinent ou s’entretuent.

« L’échange des mots ne sert qu’à gagner du temps avant l’échange des coups, parce que personne n’aime recevoir de coups et tout le monde aime gagner du temps. Selon la raison, il est des espèces qui ne devraient jamais, dans la solitude, se trouver face à face. Mais notre territoire est trop petit, les hommes trop nombreux, les incompatibilités trop fréquentes, les heures et les lieux obscurs et déserts trop innombrables pour qu’il y ait encore de la place pour la raison. »319

Les rapports de force chez Koltès se manifestent aussi sous des formes langagières et il n’est pas rare que les échanges verbaux dégénèrent en conflit très violents pour se terminer par une tuerie. « […] Deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité. […] » dit le Dealer de Dans la solitude des champs de coton, (p. 47-48).

1.2.6. Lieu

« Le lieu, chez Koltès, est primordial : c’est la matrice de l’œuvre. Le lieu touche les sens, ébranle l’imagination, sécrète les personnages, engendre l’action. « On rencontre parfois des lieux qui sont, je ne dis pas des reproductions du monde entier mais des sortes de métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie ou quelque chose qui me paraît grave et évident, […]. » »320

Et c’est dans ces lieux321

que Koltès fait interagir ses personnages. La thématique conflictuelle prégnante dans l’œuvre de Koltès est renforcée par l’atmosphère dans laquelle les personnages interagissent. Koltès place ses personnages dans « le lieu de transit. […] C’est extraordinaire à observer, à voir vivre. Comment,

319 B-M. Koltès, Prologue, Éditions de Minuit sur : http://littexpress.over-blog.net/article-25619333.html

320 M. Bataillon, « Koltès le flâneur infatigable », op. cit.

321

Cf. Koltès : La question du lieu, Actes des Rencontres Internationales Bernard-Marie Koltès, Textes édités par André Petitjean, CRESEF, Metz, 2001, ou les articles comme, entre autres S. Saada, « Un théâtre d’imminence » in Alternatives théâtrales, op. cit., ou A. Ubersfeld, Bernard-Marie Koltès, op. cit., p. 110-133.

dans ce type d’espace, se fait la communication. »322

où les êtres se sentent isolés du reste du monde, dans des lieux « où l’ordre normal n’existe pas, mais où un autre ordre, très curieux, s’est créé »323. Ces lieux propices aux bruits, aux jeux d’ombres et de lumières, à la nuit, etc., le sont également à la violence verbale et physique. Dans les docks malfamés de New York, dans une province en pleine guerre d’Algérie, dans un chantier de construction entouré de miradors, Koltès scrute l’humain à travers les rapports de forces, la violence omniprésente, la recherche perpétuelle du désir, de l’identité et de l’appartenance.

Koltès « […] met à nu, étudie les engrenages et les mécanismes qui mènent des êtres différents à se battre dans des lieux où ils « n’étaient pas fait pour se rencontrer ». »324 Il n’appartient pas au groupe d’auteurs sentimentaux, il est assez économe dans les descriptions émotionnelles de ses personnages, mais il les met dans des endroits qui suggèrent ou reflètent leurs états émotionnels. Il fait se rencontrer des personnages solitaires à une « heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux »325 où ils se heurtent « au mur d’obscurité »326. Ces lieux imposent un autre ordre moral qui étant conforme au décor, reste très éloigné de celui communément admis. L’espace, ou plutôt le domaine de confrontation exige la lutte de domination, ainsi pour gagner il faut connaître les lois de ce territoire. Même si, Koltès ne raconte pas les guerres de territoires, la connaissance des lois du lieu s’avèrent être déterminante pour gagner l’affrontement.

1

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Dans le théâtre de Bernard-Marie Koltès, nous avons distingué trois grands types de disputes, (présentées en trois tableaux ci-contre) en fonction desquels il est possible de classer les scènes de conflits verbaux. Le premier grand type (tableau n°1) est constitué des disputes entre interlocuteurs liés par différents liens sociaux (parents, frère et sœur, amants, amis, collègues, etc.). La notion de rapport physique permettra de

322 A. Héliot « Ouverture : Bernard-Marie Koltès : le grand théâtre du monde », op. cit.

323

B-M. Koltès, Une part de ma vie, op. cit., p. 13.

324 S. Saada, « Un théâtre d’imminence » in Alternatives théâtrales, op. cit. 325 B-M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton, op. cit., p. 9. 326 B-M. Koltès, Quai ouest, op. cit., p. 11.

composer la deuxième catégorie (tableau n°2), dans laquelle nous allons trouver les disputes verbales qui dégénèrent en violence physique. Dans le troisième groupe (tableau n°3), nous distinguerons les disputes collectives, c’est-à-dire celles où le nombre de participants est supérieur à trois. À cet inventaire, s’ajoute un autre tableau (tableau n°4) faisant partie du paragraphe « Actes de langage dans les disputes de B-M. Koltès », dans lequel nous recenserons les plus marquant actes de langage présents dans les scènes de dispute koltésiennes.

Certains critères d’organisation de scènes de dispute se chevauchent si bien qu’il sera possible de trouver la même scène classée dans deux ou trois catégories. C’est ainsi que la scène de dispute entre Leslie et Henry, les amis du Sallinger, (2005 : 30-31) sera classée dans la première catégorie des disputes « en fonction du lien social » et dans la deuxième catégorie « violence physique », car Leslie « donne [à Henry] deux claques sur les joues ».

Au cours de l’élaboration du classement des disputes nous avons rencontré plusieurs difficultés de nature typologiques. Souvent nous hésitions à classer une scène comme une scène de conflit verbal ou comme une scène de dispute. Par exemple le dialogue entre Carole et June (Sallinger, 2005 : 113-119) est un discours qui comporte des ingrédients du discours violent, mais est-ce une dispute ? Nous avons fait le choix, néanmoins, de considérer ces fragments comme des scènes de conflit discursif et de les classer dans le tableau n°1. Pour distinguer ces scènes d’autres (dans le tableau n°1), qui sont sans aucun doute des disputes, nous les indexerons par un astérisque.

On trouve, dans certaines scènes qui n’ont pas été classées parmi les scènes de dispute, faute de critères déterminants, nombre d’insultes ou d’énoncés violents. C’est ainsi que dans la scène où Edouard, Mathieu et Aziz (les héros de Le Retour au désert) s’échappent la nuit au bordel, Edouard appelle Mathieu « trou du cul »327

ou

« imbécile »328. Même si ces scènes n’ont pas trouvé leur place dans les tableaux ci-dessous, nous consacrerons un chapitre329 à l’analyse de ces marqueurs de violence verbale.