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enjeux et débats

2. Les contraintes particulières de la grande hauteur multifonctionnelle en France

De nombreux avantages sont donc reconnus quant au mélange de fonctions dans un même bâtiment de grande hauteur. Cependant de nouvelles contraintes sont à prendre en compte : liées à la mixité des fonctions dans le bâtiment et à l’échelle monumentale de la grande hauteur, elles ne sont pas insurmontables mais doivent être connues pour être mieux appréhendées dans les futurs projets franciliens. Nous insistons, ici, en particulier, sur celles relatives à l’insertion dans le territoire et la trame urbaine ainsi que la capacité à faire le lien social.

2.1. Contraintes techniques

Bien que les avancées en termes de structure, de transports verticaux de personnes et de communication font que la grande hauteur en tant que telle n’est plus un problème depuis le début du XXème siècle, les procédés de construction, de gestion des flux vitaux restent plus complexes qu’un bâtiment traditionnel et requièrent un savoir-faire et des investissements considérables pour concevoir et optimiser les tours. La gestion et la maintenance de tels bâtiment reviennent elles-aussi plus cher et nécessite une optimisation dès la phase de conception du bâtiment.

A ces difficultés structurelles et organisationnelles, s’ajoutent les contraintes de sécurité drastiques imposées par la règlementation française. Le Code de la construction et de l’habitation (Code de la Construction et de l’habitation, 2012) définit des mesures relatives à la sécurité des personnes dans le cas d’un incendie dans un bâtiment dépassant les hauteurs accessibles par les échelles des secours (cf p.34). Ces mesures très restrictives et contrôlées conditionnent toute la conception technique des bâtiments, la forme du bâtiment, les matériaux utilisés, les conditions d’évacuation, les espaces tels que les atriums et les espaces de circulation, les accès et les relations entre les différentes fonctions, jusqu’à rendre parfois impossible une mixité fonctionnelle dans le bâtiment. En effet, un IGH mixte (dit de catégorie Z) doit répondre à de nombreuses contraintes d’autant plus précises et contraignantes lorsque le bâtiment reçoit du public (il est alors dit ERP).

La règlementation urbaine française est aussi contraignante en termes de construction de grande hauteur. A Paris et en Ile-de-France par exemple, construire un IGH nécessite presque systématiquement de modifier les plans d’urbanisme. Les plafonds des hauteurs constructibles ne peuvent être modifiés qu’à l’occasion d’une procédure de modification de PLU qui nécessite enquête publique et vote au conseil municipal1. La construction de tour en France relève d’un urbanisme au

cas par cas où la dérogation semble faire règle et où le portage politique devient essentiel pour la réalisation d’un projet de tour.

Cette multiplicité des fonctions entraîne aussi des compromis d’ordre structurels : en premier lieu, le rendement des surfaces des tours mixtes n’est pas aussi évident que pour les tours monofonctionnelles dont le « cœur » (core)2 est à priori moins volumineux (Hyeong-ill & Mahjoub,

2004). Ensuite, deux visions s’opposent pour la construction d’une tour multifonctionnelle : la vision « structure » de l’ingénieur et la vision « rentabilité » de l’investisseur. Dans la vision structurelle, il est plus efficace de placer les logements (et les hôtels) en bas de la tour : en effet, ceux-ci nécessitent une portée moins étendue que les bureaux3 et acceptent une trame structurelle porteuse plus dense

justement nécessaire dans les étages inférieurs de la tour. Dans la vision rentabilité, à l’opposé, il est

1 Procédure de révision simplifiée de PLU (article L123-13 du Code de l’urbanisme).

2 Le cœur ou le core en anglais constitue l’élément structurel central de la tour (CTBUH, n.d.).

3 Les surfaces répondants à la demande du marché immobilier tertiaire doivent être flexibles et pouvoir

plus logique de proposer1, de bas en haut : parking (souterrain), commerces, bureaux, hôtel et puis

logements au sommet (Hyeong-ill & Mahjoub, 2004). La conception d’une tour multifonctionnelle s’avère donc être un subtile compromis entre ces deux points de vue (Hyeong-ill & Mahjoub, 2004)2

dont l’équilibre n’est pas toujours possible.

2.2. Contraintes socio-institutionnelles

S’additionnent aux contraintes liées à la construction en hauteur celles de la mise en œuvre de la mixité des fonctions à l’échelle du bâtiment. Cette multifonctionnalité entraîne d’abord un montage

de projet beaucoup plus complexe que pour les bâtiments monofonctionnels traditionnels (FNSNF,

2011; Schwanke, 2003). Une multiplicité d’acteurs entre dans la production de tels ouvrages (parfois très hétérogènes : publics et privés) aux objectifs et exigences souvent contradictoires3.

Le montage juridique du projet se complique aussi lorsque plusieurs propriétaires et plusieurs gestionnaires doivent concevoir ou entretenir le même bâtiment : la complexité est d’autant plus forte que la mixité des fonctions est importante et que les acteurs impliqués sont à la fois publics et à la fois privés. Les questions de copropriété se compliquent aussi et le cahier des charges s’étoffe en fixant les droits et obligations de chaque propriétaire tout en définissant les servitudes réciproques et espaces communs des différentes activités4 (Mialet & PUCA, 2011). La planification du chantier est d’autant

plus complexe que le bâtiment et les fonctions qu’il propose sont hétérogènes. De même, la gestion et

l’entretien dans le temps se complexifient dès lors que les fonctions reposent sur des modèles

économiques différents : là où des surfaces de bureaux, très rapidement obsolètes5, nécessitent une

réhabilitation complète, une copropriété de logements n’aura qu’à entretenir régulièrement ses parties communes et sa façade. Nombreux sont les cas d’ensembles et de bâtiments complexes gérés en copropriété dont l’évolution dans le temps est très difficile voire impossible à gérer6.

La complexité du montage du projet et son échelle particulière font qu’il est plus risqué d’investir dans ce type de bâtiment (Schwanke, 2003) : interviennent alors des contraintes supplémentaires quant au financement de tels projets. Des contraintes particulières en termes de financement et de production sont également directement liées à la grande hauteur : l’investissement dans ce type d’architecture est plus risqué car les fonds nécessaires sont colossaux, les types d’acteurs impliqués plus hétérogènes7, les délais plus long et l’incertitude de réalisation du projet d’autant plus grande

qu’il se situe en France.

L’optimisation de l’occupation dans le temps des espaces des tours mixtes est assez difficile à réaliser (Lau, 2004). Un problème récurrent dans les grands bâtiments apparaît au moment de leur

1 Pour des raisons de facilités de commercialisation des espaces devant répondre aux demandes actuelles du

marché immobilier.

2 En théorie, la tour est aussi moins rentable en termes d’utilisation des mètres carrés lorsqu’elle propose plus de

fonctions, en réalité, les études montrent que ce n’est pas toujours le cas, et que le critère déterminant serait plutôt l’agencement des fonctions dans la tour (Hyeong-ill & Mahjoub, 2004).

3 Certains bâtiments mixtes mélangent parfois des programmes dont les objectifs et les exigences peuvent sembler

opposés : il est alors parfois possible de voir coopérer dans une même opération des promoteurs privés de surfaces commerciales ou de bureaux, avec des bailleurs sociaux ou des maitres d’ouvrages publics pour la réalisations de services publics.

4 De nouvelles formules de copropriétés dites « divisions en volumes » peuvent alors être envisagées.

5 Rendus obsolètes par l’évolution de la demande du marché immobilier tertiaire (Chesneau, 2003; Marty, 2006;

Nappi-Choulet, 2009)

6 L’ensemble Maine-Montparnasse, le quartier des Olympiades, les nombreuses copropriétés dégradées, etc. sont

des exemples dont la flexibilité et la gestion dans le temps pose problème.

7Acteurs publics et privés sont inclus dans les processus de décision, les investisseurs sont souvent des acteurs

commercialisation : notamment dans les tours construites en blanc, il y a un risque de vacance le

temps que les espaces proposés trouvent leurs locataires. Cette problématique est encore exacerbée lorsqu’il s’agit de tours mixtes, dont les différentes activités ne peuvent souvent pas intégrer le bâtiment au même moment. Ce risque de vacance est lui aussi considéré comme un risque financier pour les investisseurs qui peut constituer un frein à la construction de tours multifonctionnelles (Lau, 2004)1.

2.3. Contraintes territoriales

Cette échelle inhabituelle, parfois démesurée, ajoute aussi des difficultés d’intégration dans

l’environnement urbain. Afin d’éviter la création d’un bâtiment monolithique, inconfortable, non

fonctionnel et appauvrissant la trame urbaine, il faut alors mobiliser des savoir-faire spécialisés et spécifiques, de l’ordre non seulement de l’architecture, mais surtout de l’urbanisme (Schwanke, 2003). Il est aussi question de politique et d’acceptation sociale de bâtiments de cette échelle, en raison du fort impact sur le territoire élargi : leur implantation est issue d’une décision politique toujours sanctionnée par l’avis des citoyens électeurs, qui, on l’a vu, dans le contexte parisien actuel peut être défavorable. Cet impact sur le public induit des relations particulières entre les acteurs privés et les acteurs publics d’une part, ainsi que, d’autre part le grand public2. Dans cette idée d’acceptabilité, la

bonne insertion de la tour dans la ville et ses espaces publics apparaît alors fondamentale. Le risque de construction d’une île privée au cœur de la ville, renfermée sur elle-même3, inaccessible ou non

fonctionnelle est accru avec ce type de bâtiments qui nécessite en conséquence une prise en compte prioritaire des interfaces entre les lieux publics et les lieux privés et de la relation au sol. Cet impact sur un large public renforce aussi les contraintes sociales : il est souvent question de concertation et d’information aux riverains et aux citadins de façon plus large. La question de l’acceptabilité sociale est primordiale pour l’image de l’entreprise qui construit une tour et celle du politique qui l’y autorise.

L’ampleur de l’impact du projet sur le territoire et les enjeux non seulement privés, mais aussi publics d’attractivité territoriale, font que le portage politique des tours est essentiel pour leur réalisation. Notamment en Ile-de-France où l’on voit que la réglementation et le contexte urbain nécessitent soit une initiative, soit un soutien des pouvoirs publics pour la réalisation d’une opération4.

Ces contraintes techniques, socio-institutionnelles et territoriales liées à la grande hauteur multifonctionnelle posent les bases de la problématique développée dans cette thèse. La mise en œuvre de la ville en hauteur d’une part, sa capacité à « faire ville » avec de nouveaux types d’espaces ouverts au public d’autre part, et enfin son incidence sur le territoire déjà constitué de la ville dense qui veut se reconstruire sur elle-même, deviennent alors des enjeux décisifs pour la ville contemporaine. Quels enjeux émergent lorsque que l’on questionne l’apport de la grande hauteur à la ville, sa capacité au regard de l’intensité, ainsi que sa contribution à l’urbanité ?

1 Lau montre ainsi l’importance de la flexibilité et de la possibilité d’adapter le bâtiment aux tendances mouvantes

du marché immobilier : il propose de construire certaines tours multifonctionnelles en plusieurs phases : les premiers étages d’abord avec un certaine fonction, des étages ajoutés ensuite quelques années plus tard lorsque le contexte économique et le marché de l’immobilier le permet, etc. (Lau, 2004).

2 Certains promoteurs semblent l’avoir compris et concertent les points de vue des riverains au cours de la

conception du projet de tour (exemple du projet Trinity)

3 Exemple des gated-communities verticales à Séoul qui s’intègrent très mal dans la trame urbaine, privatisent leurs

espaces au pied et créent des problèmes d’ensoleillement (Heeji, 2004)

4 Puisqu’il s’agit, comme vu plus haut, d’un urbanisme au cas par cas, et qui requiert presque toujours la

3. Enjeu d’urbanité et articulation public/privé renouvelée

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