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Le contexte d’une naissance

Dans le document Une école de son temps : (Page 25-31)

En ce début de XXe siècle, la formation professionnelle des femmes n’existe qu’à l’état encore embryonnnaire et l’instruction donnée aux femmes reste largement marquée par une conception visant à la reproduction sexuée des rôles et privilégiant une éducation à leur vocation de femme, épouse et mère. Cela ne signifie bien évidemment pas que les femmes ne travaillent pas : nombreuses en effet sont celles, surtout issues des classes populaires, qui sont à l’œuvre dans des ateliers, dans les usines, dans les exploitations agricoles, dans le commerce ou l’administration, mais la formation profes-sionnelle, émergente encore à cette époque, ne leur est pas destinée. Pour elles, apprendre un métier se réalise sur le tas en pratiquant l’activité, sou-vent répétitive et limitée, sous le regard avisé des aînés, et les rares écoles professionnelles existantes ne leur sont pas ouvertes. Pionnière dans son domaine, l’Ecole d’horlogerie de Genève, fondée en 1824, n’ouvrira une classe pour jeunes filles qu’en 1894 9 mais ne leur délivrera pas une for-mation complète d’horlogère, par crainte qu’elles ne concurrencent les hommes. Et si la Ville de Genève ouvre une Ecole de commerce en 1888 et une Ecole de mécanique en 1891, et si l’Etat crée une Ecole des métiers en 1895, ces dernières ne sont pas ouvertes aux jeunes filles. Quant à l’Ecole des arts industriels, créée en 1876, elle a ouvert ses classes de céramique

9 Une première tentative a lieu en 1843, mais est compromise par l’hostilité qu’elle suscite chez les ouvriers horlogers.

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et de décoration aux femmes, mais force est de constater qu’à l’instar de l’Ecole des beaux-arts, ces formations ne sont fréquentées que par des jeunes filles issues des classes sociales aisées.

Les femmes issues de milieux modestes n’ont donc guère de possibili-tés de se former professionnellement, et s’il existe bien quelques établis-sements privés ouverts par les milieux philanthropiques ou féministes, ils restent cantonnés au champ bien délimité de la couture, de la lingerie et de la confection 10. Pionnière en Suisse romande, la Ville de Carouge a ouvert en 1893 une Ecole ménagère, suivant en cela le mouvement initié à Zurich dès 1880 par un couple de philanthropes et relayé en Suisse aléma-nique par la Société d’utilité publique des femmes suisses. Encouragé par l’Arrêté fédéral du 20 décembre 1895 portant sur le subventionnement de

« l’enseignement de l’économie domestique et l’instruction professionnelle à donner aux femmes » (Barras, 1994, p. 111), le canton de Genève ouvre en 1897, à la rue d’Italie 11, l’Ecole professionnelle et ménagère de jeunes filles ; cette école comporte une section ménagère (dénommée Ecole ménagère proprement dite) visant à améliorer la culture générale acquise au sortir de l’école primaire et à transmettre un enseignement ménager de base, non professionnel, destiné à faire des jeunes filles des maîtresses de maison ac-complies (cuisine, économie domestique, raccommodage, couture, lingerie, etc.). Il n’est pas inintéressant de relever ici que parmi les arguments, portés tant par les milieux politiques que féministes ayant présidé à la création des écoles ménagères, se trouve le postulat qu’il est nécessaire de donner aux jeunes filles les savoir-faire domestiques que les mères, travaillant de plus en plus, ne sont plus à même de pouvoir leur transmettre. Toutefois, l’Ecole professionnelle et ménagère de jeunes filles possède une section d’appren-tissages d’une année, composée d’une section commerciale et d’une section des métiers à l’aiguille (atelier de vêtements de dames, atelier de vêtements d’enfants et atelier de lingerie et broderie), proposées à la suite des deux années d’Ecole ménagère proprement dite. Hormis le fait que cette école est gratuite, ce qui constitue une nouveauté dans un canton où toutes les écoles d’enseignement secondaire sont payantes, l’Ecole professionnelle et

10 Ecole pour l’enseignement professionnel des jeunes filles, ouverte en 1885 par des membres de la Société genevoise d’utilité publique ; Ecole professionnelle de confection et de lingerie, ouverte en 1895 à l’initiative de l’Union des femmes ; Ecole professionnelle pour l’industrie du vêtement, ouverte en 1889 par le pasteur et philanthrope Henri Roehrich.

11 Installation provisoire dans les locaux de l’Ecole supérieure de jeunes filles ; elle déménagera en 1901 dans un nouveau bâtiment dédié à la rue Lissignol.

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ménagère ne conduit qu’à des métiers dans lesquels les femmes sont déjà largement et traditionnellement présentes.

L’accès aux études supérieures n’est guère plus aisé et reste d’abord le fait de jeunes filles issues de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Ouverte en 1847, l’Ecole supérieure de jeunes filles 12 permet de poursuivre des études au terme de l’enseignement primaire ; dans un premier temps, il s’agit d’un enseignement secondaire relativement rudimentaire, et ce n’est qu’en 1886 qu’apparaît une section pédagogique conduisant aux métiers de maî-tresse enfantine et d’institutrice et, en 1898, une section commerciale ; ce n’est qu’au fil des réformes de son enseignement que l’Ecole supérieure de jeunes filles délivrera une maturité cantonale en 1922, reconnue par la Confédération en 1928. Parmi les buts affichés à l’appui de sa création se trouve l’éducation de la future épouse et mère : « Préparer à la famille, à la société des femmes exemptes de préjugés, des mères capables de surveiller, avec suite et intelligence, l’instruction de leurs propres enfants, des épouses qui puissent au besoin remplacer leur mari au comptoir ou au magasin » (Mémorial des séances du Grand Conseil, 1847, cité par Schwed, 1997, p. 19). Quant à accéder à l’Université, même si la possibilité est inscrite dans les conditions d’admission dès 1872, sa réalité n’est guère possible que pour les femmes qui ont suivi une scolarité dans des écoles privées, puisque les premières maturités latines 13 cantonales délivrées par l’Ecole supérieure de jeunes filles ne datent que de 1922. De fait, les premières étu-diantes à l’Université de Genève sont des jeunes femmes russes ou polo-naises et les premières Genevoises et Confédérées n’y accèdent réellement, en nombre confidentiel (elles sont trois !), qu’à partir de 1890.

Des études pour les femmes

Toutefois, c’est aussi au cours du XIXe siècle qu’apparaissent de nouvelles carrières particulièrement destinées aux femmes, parce qu’elles font appel à des qualités réputées naturelles chez elles : douceur, instinct maternel, patience, soin, sens des nuances, finesse, etc. Apparaissent ainsi de nou-veaux métiers avec la professionnalisation de l’instruction, de l’éducation et du soin : en Suisse, la première formation d’institutrices voit le jour en 1837 à Lausanne (Ecole normale pour régentes), la carrière de régent ou

12 Cette appellation ne lui sera donnée qu’en 1940, le nom originel étant Ecole secondaire de jeunes filles, devenu Ecole secondaire et supérieure de jeunes filles en 1856.

13 Rappelons que dans la plupart des facultés, l’accès est conditionné à l’exigence du latin ; or ce dernier n’est pas enseigné à l’Ecole supérieure de jeunes filles jusqu’en 1909 (et encore, à cette époque, de manière facultative).

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instituteur ayant été jusque-là réservée aux hommes ; la première formation de jardinières d’enfants débute à Zurich en 1878 et la première école laïque d’infirmières naît à Lausanne en 1859, à l’initiative de Valérie de Gasparin (Ecole normale de garde-malades, qui deviendra l’Ecole d’infirmières de La Source) ; quant à elle, la première école d’infirmières de la Croix-Rouge ouvre ses portes à Berne en 1899. L’assistance reste à professionnaliser et c’est donc en terrain favorable qu’éclot le projet de créer une école qui per-mettra aux femmes non seulement d’accéder à un métier qui leur permet-tra de gagner leur vie, mais aussi de devenir indépendantes et d’accéder à des postes supérieurs. Ce projet est porté par un jeune universitaire de trente-cinq ans, Hans Töndury (1883-1938), qui le publie en 1916 dans la revue suisse alémanique Schweizerland et le présente en séance publique à l’Université de Genève au printemps 1917 ; il précise son projet et le pu-blie en français en 1918 sous forme d’un opuscule de soixante et une pages (Töndury-Giere, H.,1918).

L’intention d’ouvrir une école professionnelle dans le champ de l’aide sociale est novatrice dans une Suisse qui ne connaît à cette époque que les cours sociaux dispensés à Zurich depuis 1908, et qui ne seront transformés en école qu’en 1920 (Kurse zur Einführung in die weibliche Hilfstätigkeit für soziale Aufgabe 14, plus connus sous le nom Fürsorgekurse). L’initiative de Töndury s’inscrit aussi dans le mouvement de professionnalisation de l’assistance entamé à la fin du XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis ; c’est ainsi qu’ont été créées les écoles suivantes :

• 1898, New-York : New-York Summer School for Applied Philanthropy, sous l’impulsion de Mary Richmond et identifiée comme étant la toute première initiative de formation dans ce domaine au monde ;

• 1899, Amsterdam : School voor Maatschappelijk Werk, considérée comme la première école en Europe ;

• 1904, Londres : London School of Sociology and Social Economics ;

• 1908, Paris : Ecole libre d’assistance privée, sous les auspices de l’Abbé Viollet ;

• 1908, Berlin : Soziale Frauenschule, créée par Alice Salomon ;

• 1911, Paris : Ecole normale sociale, ouverte à l’initiative d’Andrée Butillard et Aimée Novo ;

• 1912, Vienne : Vereinigten Fachkurse für Volkspflege, due à Ilse Arlt ;

14 Les initiatrices de ce cours sont Maria Fierz (1878-1956) et Mentona Moser (1874-1971) ; la durée des cours était de 6 mois.

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• 1913, Paris : Ecole pratique de service social, créée par le pasteur Paul Doumergue.

En 1918, en Suisse, deux écoles proposant une formation sociale aux femmes sont fondées à un mois d’intervalle : en avril, la Sozial-Caritative Frauenschule 15 à Lucerne et en mai, l’Ecole suisse d’études sociales pour femmes à Genève 16.

Un contexte social tourmenté

Elles ouvrent dans un monde qui est encore en guerre : en ce printemps 1918, les Allemands lancent avec succès une série d’offensives en Picardie et ce n’est qu’à partir de juillet que les Alliés mènent de victorieuses contre-offensives dans la Marne (deuxième bataille de la Marne), qui annoncent un retournement définitif des combats. Ayant déclaré sa neutralité le 4 août 1914, la Suisse a traversé cette période de guerre sans en subir les destructions matérielles et les pertes humaines qui ont meurtri tant de villes et de campagnes, essentiellement en Europe ; néanmoins, du fait de sa position géographique et de sa dépendance pour son approvisionne-ment, elle a été directement concernée par ce conflit, tant sur le plan poli-tique et social qu’économique. Loin du roman patriopoli-tique d’un pays neutre et indépendant, la Suisse opte pour une position pragmatique, du fait de sa dépendance extérieure pour son ravitaillement alimentaire et en matières premières pour son industrie. C’est ainsi que sa déclaration de neutralité ne s’embarrasse guère de circonvolutions éthiques lorsqu’il s’agit de vendre de l’armement aux belligérants, le principe de neutralité résidant alors dans le fait de veiller à une forme d’équilibre envers les deux camps. Alors que les salaires baissent et que l’indice des prix à la consommation prend l’ascen-seur, alors que la situation des ouvriers et des employés devient de plus en plus précaire, les profits de l’industrie chimique et mécanique, ainsi que de celle de l’habillement et de l’alimentation atteignent un niveau jamais égalé avant-guerre. Le canton de Genève est directement concerné par cette si-tuation paradoxale, ses entreprises de mécanique (y compris l’horlogerie) et chimique ayant réorienté leur production vers le marché de la guerre.

15 Ecole d’obédience catholique fondée par Maria Crönlein (1883-1843), qui la dirige jusqu’en 1943.

16 Notons toutefois qu’il existe à Fribourg une école de formation aux œuvres sociales, fondée par l’Association catholique suisse des œuvres de la jeune fille, rattachée en 1919 à l’Institut des hautes études de Fribourg, dirigé par des religieuses dominicaines. La formation dure une année et le diplôme est reconnu par le Département de l’instruction publique fribourgeois. Néanmoins, cette école a dû cesser ses activités en 1925, faute d’inscriptions. Source : Beck, M., (1925), La formation en Suisse du personnel de prévoyance sociale en faveur de l’enfance et de l’adolescence. Genève : 1er Congrès général de l’Enfant, Document 143.

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Cet essor industriel en période de conflit permet aussi à la Suisse de s’affir-mer comme une place financière d’importance. Les possédants et les spé-culateurs s’enrichissent et la majorité de la population souffre de la disette et de la hausse des prix. Mais les inégalités sociales sont devenues de plus en plus criantes au cours du conflit et de nombreuses manifestations contre la vie chère sont organisées dès 1917 ; les tensions sociales s’accroissent de telle manière qu’elles trouvent une expression publique inégalée en Suisse avec la grève générale qui immobilise l’économie du 12 au 14 novembre 1918.

A l’initiative du Comité d’Olten 17, la grève générale fait descendre dans la rue environ 250 000 personnes, essentiellement en Suisse alémanique ; les revendications sont autant politiques que sociales et sont au nombre de neuf, parmi lesquelles la semaine de 48 heures, la création d’une assurance vieillesse et survivants, le renouvellement du Conseil national à la propor-tionnelle et le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Concours de circons-tance ou ironie de l’Histoire, c’est le 10 novembre que le Comité d’Olten lance son appel à la grève générale pour le 11 novembre à minuit, alors que retentit l’annonce de la signature de l’Armistice pour le 11 novembre 1918 à 5 h 15. Il est vraisemblable que l’annonce de cet événement de portée mondiale explique en partie pourquoi la grève est moins suivie en Suisse romande, et à Genève en particulier, où les sentiments pro-Alliés se sont largement exprimés durant tout le conflit ; mais l’influence des fortes ten-sions qui alourdissent le climat politique dans la cité lémanique ne saurait être écartée. Relayés par une presse conservatrice complaisante, les partis bourgeois accusent le Comité d’Olten – mais aussi la gauche et les syndi-cats – d’être à la solde de l’étranger, et plus particulièrement de l’Allemagne, voire d’être des suppôts du bolchevisme. La période est donc troublée d’un point de vue politique, et ce d’autant plus que les élections qui ont eu lieu à la veille de la grève générale, les 9 et 10 novembre, ont fait basculer la majo-rité au Conseil d’Etat : la domination radicale exercée depuis la révolution de 1846 disparaît au profit d’une majorité démocrate 18 alliée aux partis indé-pendant 19 et jeune radical. Ce renversement de majorité sera confirmé en 1919 lors des élections au Grand Conseil. C’est donc dans un canton à forte

17 Comité d’action créé le 4 février 1918 à Olten, réunissant des responsables socialistes et syndicaux, pour porter les revendications ouvrières et dont l’élément fondateur est l’opposition au projet du Conseil fédéral de créer un service civil obligatoire.

18 Le parti démocrate prendra le nom de parti libéral en 1957.

19 Le parti indépendant, fondé par les catholiques en 1892, deviendra en 1926 le parti indépendant chrétien-social, puis en 1971 le parti démocrate-chrétien.

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tendance conservatrice, inquiet face à la propagation des idées socialistes et peu ouvert aux revendications ouvrières que naît une Ecole d’études so-ciales pour femmes, qui se donne la mission de professionnaliser un champ qui relevait jusqu’alors de l’action caritative et bénévole : l’intervention sociale.

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