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Texte intégral

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Didier Cattin

Une école de son temps

Un siècle de formation sociale à Genève (1918-2018)

Préface de Joëlle Libois

2019

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Imprimé à Genève en mars 2019

© Editions ies

Haute école de travail social Rue Prévost-Martin 28 • CP 80 CH-1211 Genève 4

editions.hets@hesge.ch www.hesge.ch/hets/editions

ISBN 978-2-88224-201-3

Dépot légal, avril 2019

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction d'un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réser- vés pour tous les pays.

J'exprime ma pleine et entière gratitude à Stéphanie Fretz et Mathieu Menghini, qui ont accepté la mission périlleuse consistant à m'accompagner dans ma démarche d'écriture : leurs relectures attentives et leurs conseils avisés, ainsi que leurs encouragements réitérés participent grandement à la qualité de l'ouvrage. Mes remerciements chaleureux s'adressent aussi à Françoise Delapierre, qui a accepté de jouer le rôle de la première lectrice externe et dont les commentaires ont été précieux, ainsi qu'à Nadine Gyger, secrétaire au Service des admissions de la HETS, qui a supporté mes (trop) nombreuses absences durant la rédaction de cet ouvrage. Je remercie aussi Alexandra Rihs, relectrice, et Claire Goodyear, graphiste, pour la célérité de leur travail. Didier Cattin

Coordination éditoriale Stéphanie Fretz Relecture Alexandra Rihs Graphisme Claire Goodyear Imprimeur Prestige graphique

Ouvrage publié avec le soutien de la République et canton de Genève et de la Haute Ecole Spécialisée de Suisse occidentale

Les illustrations en pleine page figurant dans cet ouvrage sont tirées des archives de la Haute école de travail social, © Hets-Genève (sauf avis contraire).

pp : 50, 142, 250 © Lauren Pasche. Photos prises lors des célébrations des 100 ans de la HETS, octobre 2018.

p. 174 © Nicolas Tschopp

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Sommaire

7 Préface de Joëlle Libois 17 Introduction

25 chapitre premier

La création de l’Ecole sociale de Genève

51 Chapitre 2

L’évolution constante de l'architecture des formations

143 Chapitre 3

Les processus d'élaboration des contenus de la formation

175 Chapitre 4

Une diversification des instances et des services : des ressources nouvelles

209 Chapitre 5

Une diversité d'acteurs

251 Chapitre 6

Gouvernance et relations extérieures

297 Conclusion

Continuités et ruptures

309 Bibliographie

311 Liste des principales abréviations 315 Tableau chronologique

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Préface

Joëlle Libois, Directrice de la HETS

Une école de son temps, quel magnifique titre pour un ouvrage historique qui illustre l’évolution permanente d’une institution et sa capacité à se trans- former en fonction des réalités et enjeux d’un temps donné. Une évolution contextualisée, faite de continuels renouvellements en adéquation avec les besoins sociaux, le développement des politiques publiques et l’évolution des institutions sociales.

A la lecture de cet ouvrage, j’ai été particulièrement interpellée par des valeurs défendues qui font continuité, comme un fil rouge qui ne cesse de se dérouler et donne ainsi identité et chair à notre école, accompagné de quelques éléments de différenciation marqués. Tout me semble si diffé- rent et semblable à la fois. Une histoire qui s’inscrit dans des temporalités marquées par la singularité de leur contexte, poussant, étape après étape, à construire des dispositifs créatifs en réponse aux défis. Peut-être rien d’autre que ce que l’on nomme aujourd’hui, avec beaucoup d’emphase, les innovations sociales.

Je repense aux directrices qui ont porté ce projet par leur investissement, par leur engagement, dans des temps où la place de la femme n’était que rarement aux commandes. Puis est venue la période des hommes aux ma- nœuvres, en cultivant une certaine sensibilité des choses humaines, de ce qui nourrit le social. Des hommes et des femmes qui ont su conduire cette institution au gré des discours et des polémiques, de ce qui norme et de ce qui est encore à transformer.

L’auteur, Didier Cattin, est maître d’enseignement à la HETS depuis 1992 ; il possède à son actif 27 années au service de la formation. Il aura vécu de grandes transformations, tels le passage de la fondation IES à la structure étatique HES, le changement de statut de la HES-SO Genève, devenu un établissement autonome en 2014. Il nous convie à une lecture tout en fi- nesse d’éléments constitutifs et illustratifs de l’évolution d’une école qui tra- verse des crises pour mieux se développer, telles des mues qui consolident leur cocon et finissent par ressentir le besoin de se réinventer. Il porte un regard aiguisé d’historien, principalement sur la période antécédente à son engagement au sein de l’institution. Il a opéré un choix très minutieux dans

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les données pour nous faire revivre les grands moments de notre école.

L’histoire récente sera, à n’en pas douter, l’objet d’un troisième volume à paraître pour le 150e anniversaire. Il fera suite à l’ouvrage De l’Ecole des femmes à l’Institut d’études sociales, 1918-1993, écrit par Jacqueline Court et Micheline Kretschmer pour le 75e anniversaire.

Une école en mouvement

Si je devais retenir quelques moments clés des différentes périodes, je relè- verais les points suivants :

En octobre 1918, à la sortie de la Grande Guerre, la nouvelle Ecole d’études sociales pour femmes ouvrait ses portes. Créer une école professionnelle pour femmes de niveau supérieur dans le champ de l’aide sociale fut un pro- jet novateur, hautement politique. Celui-ci s’inscrivait dans le mouvement de professionnalisation de l’assistance au niveau international, entamé aux Etats-Unis. En Suisse, deux écoles voient le jour la même année, l’une à Lucerne, l’autre à Genève. Le projet genevois est porté par un homme, Hans Töndury, jeune universitaire zurichois, engagé dans les questions fé- ministes. Pour tenir ses orientations et mener à bien ce projet, il engage une femme pour diriger l’école, Lucy Sanglet, qui démissionnera rapidement pour des raisons de santé et sera remplacée par Marie Walter. L’ambition ou l’aspiration féministe est clairement à l’origine de notre école.

Dès son origine, le projet est marqué par l’originalité d’une visée de for- mation professionnelle de haut niveau alliant théorie et pratique, ce qui la différenciera de l’Université. Aujourd’hui encore, un tiers de la formation Bachelor est délocalisé sur les terrains professionnels. Nous parlons de for- mation pratique en lieu et place de stage pour illustrer l’importance de cette immersion dans les lieux de travail avec un encadrement et un accompa- gnement formatif.

La dimension internationale des études est constitutive du projet initial.

Dès 1921, l’école accueille des jeunes femmes de Russie. En 1928, à Paris, a lieu la première conférence internationale des écoles de service social.

Directrice d’alors, Marguerite Wagner-Beck sera élue au comité d’organisa- tion et jouera un rôle déterminant au sein de l’International Committee of Schools for Social Work (ICSSW). De nos jours, de nombreux étudiants et étudiantes partent à l’étranger découvrir d’autres réalités et nous en accueil- lons pour des semestres d’études ou de formation pratique. La HETS est actuellement référente à l’ONU pour l’Association internationale des écoles de travail social (AIETS) et j’ai l’honneur de présider depuis quatre années l’Association internationale pour la formation, la recherche et l’intervention

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sociale (AIFRIS). L’approche internationale pourrait se prolonger avec un projet de cours en anglais qui permettrait des partenariats enrichis avec les ONG internationales – très présentes à Genève – et l’accueil d’étudiantes et étudiants anglophones. L’ouverture au monde et l’intérêt pour les relations internationales restent pleinement d’actualité. Sans oublier l’organisation régulière de congrès internationaux au sein de notre école, dont celui de l’Association internationale pour la recherche interculturelle (ARIC), qui clô- turera l’année du centenaire sur le thème de la migration, question majeure qui bouscule les notions territoriales, que ce soit au niveau géographique, urbain ou encore culturel et social.

En 1968, année de son cinquantenaire, l’Ecole d’études sociales devient l’Ins- titut d’études sociales, bien connu sous le sigle IES. Les quatre écoles pré- sentes sous le même toit se voient rattachées à un institut. Parallèlement, cette période riche en débats sociétaux aura fortement agité la commu- nauté de l’institut. Des projets de cogestion sont à l’ordre du jour. L’année suivante, le Centre de recherche sociale (CERES) est créé, permettant le déploiement de la recherche sur les questions sociétales. Les recherches menées au sein de notre institution participent à la compréhension des faits sociaux, alimentent les débats et permettent un engagement avisé du corps estudiantin et enseignant, notamment dans les mouvements de société en faveur des droits humains, positionnement constitutif de la culture de notre école.

En 1978, en plein essor de la formation d’adultes, se crée le Centre d’études et de formation continue (CEFOC). Ce projet répond au besoin de perfec- tionnement des professionnels engagés dans les institutions et associations qui se multiplient rapidement sur le territoire genevois. L’Institut d’études sociales aura été, une fois de plus, précurseur. Le Centre de formation conti- nue poursuit aujourd’hui sa mission, dans l’optique du long life learning, projet de société qui promeut des formations continues certifiantes tout au long de la carrière professionnelle.

En 1980, l’Institut d’études sociales défend un nouveau plan d’études qui allie les trois métiers historiques du travail social, soit l’animation socicocul- turelle, l’éducation sociale et le service social, sous l’appellation INTEREC.

Une révolution qui fera couler beaucoup d’encre, au sein de l’école mais également dans les institutions et autres sites de formation romands. En 2020, sortira un nouveau plan d’étude cadre porté par le domaine Travail social de la HES-SO, incluant les quatre écoles de Travail social de Suisse romande. Quarante ans plus tard, le débat à propos de l’articulation de

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ces trois orientations du Bachelor of Arts en Travail Social est toujours d'actualité.

Poursuivant son évolution, l’année 1993 inaugurera la création de l’Ecole su- périeure de travail social, qui délivrera un diplôme d’Ecole supérieure (ES).

Le projet initial de formation de haut niveau dans les domaines du social s’enracine.

En 1995, l’Ecole romande de psychomotricité quitte la Faculté de psycholo- gie et des sciences de l’éducation (FPSE) de l’Université de Genève et rejoint l’Institut d’études sociales. Par son expertise en la matière, cette nouvelle filière offre une place privilégiée à l’enseignement du corps, de la psyché et du mouvement, dans le rapport à soi, à l’espace et à autrui. Une expertise qui ne cesse de s’accroître, par l’approche clinique et scientifique qu’elle dé- veloppe. En 2019, cette filière ouvrira un cursus Master et un Centre d’exper- tise et de recherche clinique en intervention psychomotrice (le CERIP).

En 2002, les formations de Travail social et de Psychomotricité rejoignent la Haute école spécialisée genevoise (HES-SO Genève) et délivrent des diplômes de niveau Bachelor. Parions que Hans Töndury n’aurait pas ima- giné un tel développement pour son projet de formation supérieure pour femmes. Visionnaire, il aura non seulement atteint son objectif mais aussi initié cette ligne novatrice d’une formation professionnelle de haut niveau, jouant un rôle d’ascenseur social non plus uniquement pour les femmes, mais encore pour toute une génération de jeunes porteurs de maturités spé- cialisées, qui peuvent, dès lors, rejoindre un niveau d’étude tertiaire. L’accès à la maturité professionnelle peine encore à trouver ses marques dans le champ du social à Genève et reste à encourager.

Une école dans le monde

En considérant le siècle d’existence de notre école, je relève une continuité dans la nécessité de dépasser des barrières, de genre ou de classes sociales, et dans la capacité à incarner les réalités socio-politiques du moment. C’est aussi cela, l’innovation sociale.

La célébration du Centenaire de la Haute école de travail social (HETS) à travers ses expositions et ses nombreuses réalisations socioculturelles, en collaboration avec les institutions sociales et leurs publics, illustre l’ancrage de notre école au sein de la Cité et sa volonté de travailler en réseau pour participer de manière on ne peut plus active aux enjeux du vivre ensemble, thème retenu pour notre manifestation d’octobre 2018.

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L’actualité de ce début de XXIe siècle nous incite à penser qu’il y a encore beaucoup à faire du côté des droits sociaux, qui s’articulent aux enjeux de durabilité si prégnants à ce jour et pour l’avenir. C’est un des aspects que nous avons également exploré durant ces festivités, dans le cadre d’un par- tenariat avec la Ligue suisse des droits de l’Homme.

En 1918, l’école accueillait principalement des jeunes femmes de la bour- geoisie protestante comme premières étudiantes. Certes, à cette époque, le projet d’ouvrir une formation universitaire aux femmes dans le champ de l’accompagnement social était on ne peut plus à l’avant-garde. Aujourd’hui, celle-ci donne l’accès à la formation professionnelle de haut niveau à des jeunes issus de catégories socio-économiques très diversifiées.

Cette génération d’étudiantes et d’étudiants, par leur diversité, permet un accueil ajusté aux réalités multiples des personnes en situation de précarité.

Une école en lien avec l’évolution des enjeux sociaux

Ces cent années auront produit des changements de paradigmes, parfois radicaux, concernant l’orientation de l’intervention et de la formation. Il im- porte de se rappeler que la professionnalisation des métiers du social s’est réalisée de pair avec l’évolution de la formation et des processus de recon- naissance au niveau cantonal et fédéral.

Dans une Suisse aux prises avec des crises socio-économiques majeures, donnant lieu à la grande grève générale de 1918, les modèles de bienfai- sance et de charité ont montré leurs limites. Face à l’ampleur des besoins sociaux, il s’est avéré urgent et nécessaire de construire des modèles de solidarité encadrés et durables. Ainsi, le siècle passé aura-t-il vu naître les premières politiques sociales, une nouvelle forme de protection des plus faibles, définie par un contrat social étatique donnant un rôle majeur à l’Etat et aux services publics.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les modèles d’intervention évolue- ront au fil des changements sociétaux. De manière très raccourcie, nous pourrions relever le passage des modèles d’insertion à celui d’intégration, pour arriver aujourd’hui à l’inclusion, concepts représentatifs du position- nement de la société et des travailleurs sociaux face à leurs publics.

C’est aussi le champ de la participation, de la citoyenneté active et de la démocratie de quartier qui aura animé la deuxième partie du XXe. En ce début de XXIe, les débats s’accrochent sur les thématiques d’autonomisa- tion, d’empowerment et d’autodétermination dans un Etat social actif, qui

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bouleversent encore une fois les modèles antécédents attachés au care, au travail social collectif et communautaire.

Parallèlement au développement de la formation, les métiers de l’humain suivent un mouvement de transformation continue. Aujourd’hui, l’enjeu majeur consiste à penser et construire des pistes d’intervention adaptées aux problématiques sociales dans un monde en mutations profondes. Si celui-ci est porteur d’innovations spectaculaires, par l’avènement de la digi- talisation et des neurosciences, il ne peut prendre le risque de laisser pour compte de nombreuses personnes qui ne répondent pas, ou plus, aux nou- velles exigences si concurrentielles. C’est l’enjeu majeur du vivre ensemble qui se confronte aux évolutions sociétales et numériques, dans un monde globalisé.

Les défis d’aujourd’hui marqueront l’histoire de demain. Promouvoir les connaissances et les échanges autour des réalités locales, nationales et in- ternationales en lien avec la pratique des outils numériques conditionnera des modèles d’intervention sociale et de politique sociale inédits. Un nou- veau contrat social sera indubitablement à penser en lien avec la transition écologique et les nouveaux modes de financement participatifs. Les trans- formations du monde du travail demanderont à repenser les différentes modalités de solidarité et de protection sociale. Les nécessaires transforma- tions des métiers historiques du travail social nécessitent aujourd’hui une approche plus transversale, tant les frontières sur les terrains profession- nels dépassent les anciennes identités et demandent une dynamique inter- professionnelle. Le secteur médico-social aura à innover sur les territoires urbains, de manière concertée, au service de publics pluriels et de popula- tions vieillissantes.

La migration, forcée ou non, illustre les déplacements toujours plus consé- quents sur la planète et est d’ores et déjà un des enjeux majeurs pour les années à venir.

Il nous faudra nécessairement poursuivre l’information et la sensibilisation de toutes et tous pour créer une société inclusive, solidaire et participative.

Créer des leviers forts avec la société civile pour promouvoir les dix-sept recommandations de l’ONU 1 à l’aune de 2030. Autant de défis globaux et locaux qui engagent un accompagnement des personnes en difficultés, mais aussi des collectifs et des institutions pour promouvoir ensemble des

1 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/

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transformations des modes de vie et de consommation sans oublier l’ur- gence de la redistribution des richesses, tant l’écart entre riches et pauvres se creuse.

Tant d’enjeux et de défis à mettre en œuvre au sein des formations en travail social et en psychomotricité, qui demandent des nouvelles pédagogies pour répondre aux modalités variées de l’accès à la connaissance. La HETS pour- suit son évolution au gré de la vitalité des membres appartenant aux corps estudiantin, de l’enseignement et de la recherche, qui questionnent les transformations du rapport aux savoirs, aux normes sociales et au monde du travail. Elle est une communauté formative au rendez-vous des priori- tés actuelles et d’avenir, par la qualité des relations et des connaissances qu’elle produit. Tenir ces nouveaux paris constitutifs d’une société plurielle et solidaire est certainement l’une des priorités de ce début de XXIe siècle.

La HETS, dans sa tradition de participation aux évolutions tout en gardant l’humain au centre de son action, a et aura encore un rôle majeur à jouer.

Aujourd’hui, 200 personnes terminent chaque année leur formation initiale et obtiennent le titre de Bachelor en Travail social ou en Psychomotricité ; un Master en Travail social, porté par les quatre écoles romandes, accueille une trentaine de participantes et participants ; et plus de 1500 personnes exer- çant dans le champ du travail social suivent des cours de formation conti- nue et postgrades au CEFOC.

Célébrer notre centenaire et écrire la préface de cet ouvrage commémoratif est l’occasion pour moi de remercier tout le personnel de la HETS pour son investissement sans faille et la communauté estudiantine qui, par son dyna- misme, parfois même impertinent, nous oblige à repousser les frontières de ce qui nous paraissait acquis ou évident. Grâce à cet élan et à cet engage- ment citoyen, l’avenir me paraît ouvert à un projet de société plus solidaire et respectueux de la diversité. L’histoire de notre école retracée dans cet ou- vrage illustre combien le passé nous renseigne sur le présent et sur l’avenir et, avec du recul, nous pouvons prendre conscience de la manière dont ce qui paraît novateur ou perturbant l’a été à d’autres moments et a construit une histoire qui ne cesse de se transformer et de se répéter à la fois.

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« Notre société de mémoire pense que, sans histoire, elle perdrait son identité ; il est plus juste de dire qu’une société sans histoire est incapable de projet. […]

C’est pourquoi l’histoire ne doit pas se mettre au service de la mémoire ; elle doit certes accepter la demande de mémoire, mais pour la transformer en histoire. Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire. »

(Prost, 1996, p. 306-307)

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Introduction

2018 marque une borne significative dans le temps pour de nombreuses rai- sons : centenaire de la fin de la Grande Guerre, centenaire de la grève géné- rale en Suisse (la seule !), centenaire de la pandémie de grippe espagnole, centenaire de la naissance d’Ingmar Bergman et de Leonard Bernstein, cen- tenaire du décès de Guillaume Apollinaire, de Ferdinand Hodler et de Georg Simmel, ou encore le centenaire de la création de l’Orchestre de la Suisse romande ; c’est aussi le cinquantenaire des révoltes étudiantes de Mai 68, de la signature du traité de non-prolifération des armes nucléaires, le cin- quantenaire du Printemps de Prague et de la création de la Déclaration de Berne, le cinquantenaire de l’assassinat de Martin Luther King et de Robert Kennedy. Mais c’est aussi une borne significative dans l’histoire de l’actuelle Haute école de travail social de Genève, une institution de formation dé- diée au travail social qui célèbre le centenaire de sa création. Or, la première chose qui frappe lorsqu’on se plonge dans les archives de cette institution, c’est la fragilité patente à partir de laquelle elle a façonné son histoire et sa longévité. En effet, dès ses débuts, tous les éléments sont réunis pour que ce projet de création d’une école sociale pour femmes fasse long feu.

Une ouverture contrariée

Le 6 mai 1918, jour annoncé de l’ouverture de l’Ecole suisse d’études sociales pour femmes, seules six personnes – dont quatre seulement envisagent de s’inscrire comme élèves régulières – se présentent à la réunion organisée avec les professeurs pour fixer les horaires des cours. Une cérémonie offi- cielle d’ouverture avec discours, prestation musicale et une conférence sur les langues nationales a lieu ; néanmoins, la décision est alors prise d’ajour- ner le début des cours au vu du nombre insuffisant d’élèves potentielles.

Ainsi l’histoire de l’école commence-t-elle par un évènement compromet- tant son avènement.

Dans ses travaux préparatoires au lancement de l’école, le comité direc- teur de l’Association de l’Ecole d’études sociales pour femmes avait prévu l’organisation d’un cours de vacances en juillet 1918, et comptait alors sur ce dernier pour officialiser l’ouverture de l’école. Malheureusement, faute d’inscriptions, il se voit contraint de reporter une seconde fois le lancement des cours ; six personnes seulement se sont inscrites, alors qu’il y a eu plus

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d’une centaine de demandes du programme 1. La malchance semble jouer contre la mise en place de l’école, puisque nous sommes ici au début de la pandémie de grippe espagnole, qui se déclare en juillet 1918 et durera jusqu’en juin 1919 ; la gravité de cette dernière 2 explique certainement en partie le peu d’inscriptions reçues pour les cours d’été. Cependant, ne sou- haitant pas renoncer à son projet, le comité directeur décide de fixer une nouvelle date pour l’ouverture de l’école au 22 octobre 1918, avec le début des cours le 23 octobre.

La première crise

Dans l’intervalle, se noue au sein du comité directeur le premier conflit, qui débouche sur une crise majeure mettant, elle aussi, en péril l’avenir de l’école. Ce conflit oppose la vice-présidente, Emilie Gourd, au président de l’association, Hans Töndury et à la directrice, Marie Walter ; bien qu’il se traduise par un conflit de personnes conduisant la vice-présidente à démissionner du comité, il tient sa source dans la gestion financière de l’association. Depuis la création de celle-ci, le président Töndury apporte une grande insistance à la recherche de fonds pour alimenter les caisses de l’école en phase de création et lance de coûteuses campagnes publicitaires en Suisse romande et en Suisse alémanique pour lever des fonds, grevant de ce fait les maigres ressources de l’association. Lors de l’assemblée générale du 6 juillet 1918, Emilie Gourd s’élève publiquement contre cet attachement du président à trouver de l’argent : il lui paraît plus urgent de chercher des élèves que des donateurs ; elle conteste explicitement la dépense de CHF 4 000.- engagée à l’insu du comité par le président pour la publication d’une brochure d’information. Par ailleurs, à deux reprises, lors des séances du comité du 18 juin 1918 et du 14 septembre 1918, elle est intervenue pour réclamer la nomination d’un trésorier régulier, cette tâche étant assumée jusqu’ici par la directrice. Ce faisant, Emilie Gourd met le doigt sur une anomalie majeure dans le fonctionnement de l’association : en effet, Marie Walter fait partie du comité directeur en tant que trésorière et s’est proposée pour assumer la fonction de directrice de l’école lors de

1 Source : PV du comité directeur du 11.05.1918 et du 14.09.1918.

2 Plus meurtrière que la Grande Guerre, elle fait entre 20 et 40 millions de morts sur l’ensemble de la planète, dont la majeure partie en Asie. La Suisse n’est pas épargnée avec 2 millions de personnes atteintes (soit près de 40 % de la population), avec deux pics en juillet et en octobre 1918. Sur l’ensemble de la période de la pandémie, on dénombre à Genève 24 392 cas de grippe annoncés (mais on estime le nombre effectif de cas à environ 80 000 sur la population d’un canton comptant 176 000 habitants…) et 1155 décès (Ammon, C., 2000, p. 5).

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Introduction 19

la démission de la titulaire pour raisons de santé ; mais elle a conservé son statut de membre du comité et sa fonction de trésorière.

La crise s’intensifie lors de la séance du comité du 19 octobre 1918 : constatant que la directrice a refusé d’inscrire à l’ordre du jour la situation financière et qu’elle n’a pas établi l’état financier de l’association qui lui avait été demandé lors de la précédente séance, Emilie Gourd demande la convocation d’une séance extraordinaire du comité avant l’ouverture de l’école, prévue le 22 octobre, et déclare, « au nom de [sa] loyauté envers le public », refuser de conserver la vice-présidence tant que cette situation n’aura pas été examinée. Cette séance est convoquée le 22 octobre à 11h, soit après la nouvelle ouverture officielle de l’école, fixée à 09h. Par ailleurs, le maintien de cette ouverture fait aussi l’objet d’une discussion fournie lors de cette séance du 19 octobre ; en effet, nous sommes en pleine recrudescence de la grippe espagnole et le 11 octobre 1918, le Département de l’instruction publique a pris la décision de fermer les écoles 3. L’Université n’ayant pas encore rendue publique sa décision quant à l’ouverture du semestre, certains membres du comité estiment qu’il y aura lieu de se rallier à la position de cette dernière si elle décide de la repousser. Cependant, certains membres du comité font état de leur crainte qu’un troisième report du lancement de l’école ne lui soit fatal 4 et proposent, malgré la situation sanitaire du canton et l’état des finances de l’école, de maintenir la séance inaugurale du 22 octobre 1918 ; ils relèvent par ailleurs qu’il y a, cette fois-ci, vingt-cinq inscriptions et suggèrent que les cours ne débutent que le 23 octobre, afin de permettre aux élèves n’arrivant que le mardi de pouvoir rencontrer la directrice 5. La décision de maintenir l’inauguration de l’école le lundi 22 octobre est adoptée. Nous pouvons donc considérer que cette date correspond à celle de l’ouverture effective de l’Ecole d’études sociales pour femmes.

Les premières démissions

Tout danger concernant l’existence de l’école n’est cependant pas écarté et la séance extraordinaire du comité convoquée le 22 octobre à 11h n’a permis d’éviter que de justesse de mettre un terme à ce projet ambitieux d’offrir une nouvelle formation professionnelle supérieure aux femmes.

Alors qu’il était provisoirement en congé du comité pour assumer une mission diplomatique à Berne, le président Töndury est présent à cette

3 Ammon, op.cit., p. 17.

4 Pour mémoire, cette ouverture a déjà été reportée le 6 mai 1918 et en juillet 1918 (cours de vacances).

5 Source : PV du comité du 19.10.2018.

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séance et annonce son intention de reprendre pleinement la présidence qu’il avait confiée à Emilie Gourd. Faisant état du récit qui lui a été donné des dernières séances et des accusations qui auraient été portées contre sa gestion financière, il estime de son devoir d’être présent au moment où se joue l’existence de l’école ; il ouvre le débat, qui tourne rapidement au procès d’Emilie Gourd, accusée d’usurpation de pouvoir et de vouloir du mal à l’école. Pierre Bovet, directeur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, demande alors la lecture du procès-verbal de la séance du 19 octobre 1918 dans le but de permettre au président de corriger sa perception quant à la teneur de cette séance ; néanmoins, Hans Töndury persiste dans sa lecture des évènements qui lui ont été rapportés, soutenu en cela par Marie Walter.

Considérant les propos du président comme une insulte à son endroit, Emilie Gourd annonce sa démission du comité, tout en indiquant maintenir la garantie de déficit de CHF 1 000.- qu’elle avait signée à la création de l’association. Cependant, suite à un vif échange entre elle et le président, elle déclare dès lors renoncer aussi aux cours et aux séminaires qu’elle avait accepté de donner et quitte la salle. Bovet exprime alors sa solidarité avec Emilie Gourd ainsi que sa défiance à l’égard de Töndury et annonce sa démission du comité, suivi par deux autres membres, Sophie Vernet et Nelly Schreiber-Favre. Le président répond en accusant Emilie Gourd d’avoir fait partout du mal à l’école et critique l’attitude de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, reprochant à Pierre Bovet son manque de franchise. Il faudra toute la diplomatie d’Eugène Choisy, directeur de l’Institut des ministères féminins – qui a accepté de reprendre la vice-présidence – pour faire revenir Bovet sur sa décision, lors d’une séance tripartite qui a lieu quelques jours plus tard avec Töndury.

Lors de la séance du comité du 16 novembre 1918, Pierre Bovet demande à lire une déclaration dans laquelle il explique que s’il a accepté de rester dans le comité, c’est pour se rendre utile à l’école et qu’il ne se rallie pas pour autant au président Töndury, ni n’approuve son attitude dans l’expulsion d’Emilie Gourd ; il exprime au contraire sa conviction, qu’il estime partagée par une majorité du comité, que le président est devenu le premier obstacle au développement de l’école : « Par une étrange ironie, l’homme à qui l’Ecole doit son origine est devenu, par une suite de circonstances et d’autres, un grave et peut-être irrémédiable obstacle à son succès 6. » Eugène Choisy lit, lui aussi, une déclaration informant le comité de l’état d’esprit dans lequel il souhaite désormais travailler ; il prend acte du fait que des paroles et des

6 Source : PV du comité du 16.11.1918 et note manuscrite jointe.

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Introduction 21

soupçons ont été prononcés qui n’auraient pas dû l’être, constate que des erreurs ont été commises – notamment de ne pas avoir nommé un trésorier responsable des finances – et qu’il souhaite « un commencement nouveau [laissant] de côté les questions personnelles » afin de « travailler pour le bien de la jeunesse féminine, c’est-à-dire le bien de la patrie qui passe, elle aussi, par des jours difficiles et par une crise douloureuse 7. »

L’école est prête pour un nouveau départ, mais cette crise connaîtra encore quelques soubresauts jusqu’en 1922. En effet, lors de l’assemblée générale extraordinaire convoquée le 30 novembre 1918, en lien avec la situation fi- nancière de l’association, Hans Töndury transmet par courrier sa démission de la fonction de président tout en souhaitant rester membre du comité ; la raison officielle invoquée est ses obligations au sein du Département poli- tique à Berne, mais il ne fait aucun doute qu’il s’est senti blessé par le conflit qui l’a opposé à Emilie Gourd et à certains membres du comité. Certaines personnes tentent d’ailleurs de revenir à la charge en parlant de « campagne haineuse 8 » orchestrée par Emilie Gourd à l’encontre du président et de Mme Walter, alors que d’autres contestent cette perception en rappelant le bien-fondé des interventions de Mlle Gourd quant à la situation financière et à l’absence de trésorier régulier. L’assemblée élit Eugène Choisy à la fonc- tion de président du comité directeur et Mlle Emilie Burkhardt à la fonction de trésorière. En juin 1920, alors que le comité travaille à résoudre un conflit opposant les élèves de l’école à la directrice Walter, celle-ci se défend en contestant la réalité des critiques des élèves et en argumentant sur une campagne organisée par des personnes extérieures et hostiles à l’école et, tout en pointant l’association des anciennes élèves, elle accuse sans la nom- mer Emilie Gourd. Soutenu par d’autres membres du comité, Pierre Bovet réfute cette accusation et constate la réalité du malaise existant entre la di- rectrice et les élèves, relevant que ce dernier est imputable à la fausse situa- tion créée à la fondation de l’école en engageant un membre du comité pour assumer la direction pour un intérim, qui s’est transformée en situation de fait. Sans demander la démission de Marie Walter, il propose de réfléchir à une réorganisation de la direction.

7 Source : PV du comité du 16.11.1918 et note manuscrite jointe. Choisy fait visiblement référence à la grève générale qui s’est déroulée du 12 au 14 novembre 1918 et, ce faisant, redimensionne, non sans une certaine emphase, le conflit interne de l’école à l’aune des évènements politiques mettant la

« patrie » en difficulté.

8 Source : PV de l’AG extraordinaire du 30.11.1918.

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22 Une école de son temps

Paradoxalement, si des conflits de personnes ont mis en danger l’existence de l’école, c’est l’engagement de ces personnes et leur conviction à l’égard de la pertinence de ce projet qui ont été le ciment des fondations sur les- quelles elle a construit sa destinée.

Une approche thématique

L’ambition de cet ouvrage est de permettre au lecteur ne connaissant pas l’école de découvrir les grandes étapes de son existence et au lecteur plus averti d’explorer les fondements qui ont donné naissance aux formations et aux structures ayant permis la métamorphose en haute école spécialisée (HES) de cette institution centenaire. Le choix d’une approche thématique plutôt que chronologique ouvre sur une compréhension plus globale des événements en permettant de les situer dans un continuum et pas seulement dans un temps déterminé. Rompant avec la linéarité chronologique, cette approche autorise une immersion dans la thématique certainement plus profitable à l’appropriation.

Le premier chapitre nous conduit à appréhender le contexte de la création de l’Ecole d’études sociales pour femmes, ses fondateurs et leurs carac- téristiques sociologiques ; ces dernières sont en effet importantes pour la compréhension du projet de création de l’école, mais aussi de son fonction- nement à ses débuts. Puis le chapitre 2 nous invite à entrer dans la connais- sance organisationnelle de l’école au service de la formation et qui se complexifie considérablement au cours du temps. Dans le chapitre suivant, le lecteur découvrira de manière plus précise de quoi sont faites les forma- tions – plus spécifiquement les formations sociales – et notamment les dif- férents plans d’études successifs. Le chapitre 4 développe les ressources de l’école et leur évolution, portant autant sur les locaux qu’elle a occupés que sur la création du Centre de recherche sociale ou du Centre de formation continue, de la professionnalisation de sa bibliothèque, ou encore de la mise en place d’un service audiovisuel et d’un service informatique. C’est dans le chapitre 5 que le lecteur rencontrera les acteurs de l’école, c’est-à-dire ceux qui l’ont faite vivre jusqu’à aujourd’hui : étudiants, enseignants, directrices et directeurs, personnel administratif. Enfin, l’ouvrage clôt son périple par une thématique plurielle portant sur l’évolution du statut juridique, sur la dimension du financement – qui a préoccupé longtemps le comité de direc- tion –, ainsi que sur les relations que l’école a pu nouer avec l’Université et les écoles de travail social sur le plan international et en Suisse.

S’il est un élément marquant, et constant dans son histoire, qu’il nous soit permis de mettre en évidence au commencement de cet ouvrage, c’est

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Introduction 23

la capacité novatrice dont l’école a su faire preuve au fil du temps, qu’il s’agisse de formations, de services ou d’organisation interne. Sans que l’on puisse légitimement, ni objectivement, affirmer qu’il s’agit d’une prédispo- sition, c’est en tous les cas un élément qui ressort de manière indéniable de son histoire.

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Chapitre premier

La création de l’Ecole sociale de Genève

C’est dans un monde en mutation sortant de guerre et dans une Suisse conservatrice marquée par de nombreux conflits sociaux que naît à Genève l’Ecole d’études sociales pour femmes. Un monde dans lequel la formation professionnelle des femmes n’est pas encore un droit, pas plus que leur statut de citoyennes. Porté par des protagonistes engagés dans la cause féministe ou dans la vie académique, majoritairement issus de la bourgeoi- sie protestante, ce projet de créer une école professionnelle pour femmes apparaît novateur sous bien des aspects.

Le contexte d’une naissance

En ce début de XXe siècle, la formation professionnelle des femmes n’existe qu’à l’état encore embryonnnaire et l’instruction donnée aux femmes reste largement marquée par une conception visant à la reproduction sexuée des rôles et privilégiant une éducation à leur vocation de femme, épouse et mère. Cela ne signifie bien évidemment pas que les femmes ne travaillent pas : nombreuses en effet sont celles, surtout issues des classes populaires, qui sont à l’œuvre dans des ateliers, dans les usines, dans les exploitations agricoles, dans le commerce ou l’administration, mais la formation profes- sionnelle, émergente encore à cette époque, ne leur est pas destinée. Pour elles, apprendre un métier se réalise sur le tas en pratiquant l’activité, sou- vent répétitive et limitée, sous le regard avisé des aînés, et les rares écoles professionnelles existantes ne leur sont pas ouvertes. Pionnière dans son domaine, l’Ecole d’horlogerie de Genève, fondée en 1824, n’ouvrira une classe pour jeunes filles qu’en 1894 9 mais ne leur délivrera pas une for- mation complète d’horlogère, par crainte qu’elles ne concurrencent les hommes. Et si la Ville de Genève ouvre une Ecole de commerce en 1888 et une Ecole de mécanique en 1891, et si l’Etat crée une Ecole des métiers en 1895, ces dernières ne sont pas ouvertes aux jeunes filles. Quant à l’Ecole des arts industriels, créée en 1876, elle a ouvert ses classes de céramique

9 Une première tentative a lieu en 1843, mais est compromise par l’hostilité qu’elle suscite chez les ouvriers horlogers.

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26 Chapitre premier

et de décoration aux femmes, mais force est de constater qu’à l’instar de l’Ecole des beaux-arts, ces formations ne sont fréquentées que par des jeunes filles issues des classes sociales aisées.

Les femmes issues de milieux modestes n’ont donc guère de possibili- tés de se former professionnellement, et s’il existe bien quelques établis- sements privés ouverts par les milieux philanthropiques ou féministes, ils restent cantonnés au champ bien délimité de la couture, de la lingerie et de la confection 10. Pionnière en Suisse romande, la Ville de Carouge a ouvert en 1893 une Ecole ménagère, suivant en cela le mouvement initié à Zurich dès 1880 par un couple de philanthropes et relayé en Suisse aléma- nique par la Société d’utilité publique des femmes suisses. Encouragé par l’Arrêté fédéral du 20 décembre 1895 portant sur le subventionnement de

« l’enseignement de l’économie domestique et l’instruction professionnelle à donner aux femmes » (Barras, 1994, p. 111), le canton de Genève ouvre en 1897, à la rue d’Italie 11, l’Ecole professionnelle et ménagère de jeunes filles ; cette école comporte une section ménagère (dénommée Ecole ménagère proprement dite) visant à améliorer la culture générale acquise au sortir de l’école primaire et à transmettre un enseignement ménager de base, non professionnel, destiné à faire des jeunes filles des maîtresses de maison ac- complies (cuisine, économie domestique, raccommodage, couture, lingerie, etc.). Il n’est pas inintéressant de relever ici que parmi les arguments, portés tant par les milieux politiques que féministes ayant présidé à la création des écoles ménagères, se trouve le postulat qu’il est nécessaire de donner aux jeunes filles les savoir-faire domestiques que les mères, travaillant de plus en plus, ne sont plus à même de pouvoir leur transmettre. Toutefois, l’Ecole professionnelle et ménagère de jeunes filles possède une section d’appren- tissages d’une année, composée d’une section commerciale et d’une section des métiers à l’aiguille (atelier de vêtements de dames, atelier de vêtements d’enfants et atelier de lingerie et broderie), proposées à la suite des deux années d’Ecole ménagère proprement dite. Hormis le fait que cette école est gratuite, ce qui constitue une nouveauté dans un canton où toutes les écoles d’enseignement secondaire sont payantes, l’Ecole professionnelle et

10 Ecole pour l’enseignement professionnel des jeunes filles, ouverte en 1885 par des membres de la Société genevoise d’utilité publique ; Ecole professionnelle de confection et de lingerie, ouverte en 1895 à l’initiative de l’Union des femmes ; Ecole professionnelle pour l’industrie du vêtement, ouverte en 1889 par le pasteur et philanthrope Henri Roehrich.

11 Installation provisoire dans les locaux de l’Ecole supérieure de jeunes filles ; elle déménagera en 1901 dans un nouveau bâtiment dédié à la rue Lissignol.

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La création de l’Ecole sociale de Genève 27

ménagère ne conduit qu’à des métiers dans lesquels les femmes sont déjà largement et traditionnellement présentes.

L’accès aux études supérieures n’est guère plus aisé et reste d’abord le fait de jeunes filles issues de la bourgeoisie et de l’aristocratie. Ouverte en 1847, l’Ecole supérieure de jeunes filles 12 permet de poursuivre des études au terme de l’enseignement primaire ; dans un premier temps, il s’agit d’un enseignement secondaire relativement rudimentaire, et ce n’est qu’en 1886 qu’apparaît une section pédagogique conduisant aux métiers de maî- tresse enfantine et d’institutrice et, en 1898, une section commerciale ; ce n’est qu’au fil des réformes de son enseignement que l’Ecole supérieure de jeunes filles délivrera une maturité cantonale en 1922, reconnue par la Confédération en 1928. Parmi les buts affichés à l’appui de sa création se trouve l’éducation de la future épouse et mère : « Préparer à la famille, à la société des femmes exemptes de préjugés, des mères capables de surveiller, avec suite et intelligence, l’instruction de leurs propres enfants, des épouses qui puissent au besoin remplacer leur mari au comptoir ou au magasin » (Mémorial des séances du Grand Conseil, 1847, cité par Schwed, 1997, p. 19). Quant à accéder à l’Université, même si la possibilité est inscrite dans les conditions d’admission dès 1872, sa réalité n’est guère possible que pour les femmes qui ont suivi une scolarité dans des écoles privées, puisque les premières maturités latines 13 cantonales délivrées par l’Ecole supérieure de jeunes filles ne datent que de 1922. De fait, les premières étu- diantes à l’Université de Genève sont des jeunes femmes russes ou polo- naises et les premières Genevoises et Confédérées n’y accèdent réellement, en nombre confidentiel (elles sont trois !), qu’à partir de 1890.

Des études pour les femmes

Toutefois, c’est aussi au cours du XIXe siècle qu’apparaissent de nouvelles carrières particulièrement destinées aux femmes, parce qu’elles font appel à des qualités réputées naturelles chez elles : douceur, instinct maternel, patience, soin, sens des nuances, finesse, etc. Apparaissent ainsi de nou- veaux métiers avec la professionnalisation de l’instruction, de l’éducation et du soin : en Suisse, la première formation d’institutrices voit le jour en 1837 à Lausanne (Ecole normale pour régentes), la carrière de régent ou

12 Cette appellation ne lui sera donnée qu’en 1940, le nom originel étant Ecole secondaire de jeunes filles, devenu Ecole secondaire et supérieure de jeunes filles en 1856.

13 Rappelons que dans la plupart des facultés, l’accès est conditionné à l’exigence du latin ; or ce dernier n’est pas enseigné à l’Ecole supérieure de jeunes filles jusqu’en 1909 (et encore, à cette époque, de manière facultative).

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28 Chapitre premier

instituteur ayant été jusque-là réservée aux hommes ; la première formation de jardinières d’enfants débute à Zurich en 1878 et la première école laïque d’infirmières naît à Lausanne en 1859, à l’initiative de Valérie de Gasparin (Ecole normale de garde-malades, qui deviendra l’Ecole d’infirmières de La Source) ; quant à elle, la première école d’infirmières de la Croix-Rouge ouvre ses portes à Berne en 1899. L’assistance reste à professionnaliser et c’est donc en terrain favorable qu’éclot le projet de créer une école qui per- mettra aux femmes non seulement d’accéder à un métier qui leur permet- tra de gagner leur vie, mais aussi de devenir indépendantes et d’accéder à des postes supérieurs. Ce projet est porté par un jeune universitaire de trente-cinq ans, Hans Töndury (1883-1938), qui le publie en 1916 dans la revue suisse alémanique Schweizerland et le présente en séance publique à l’Université de Genève au printemps 1917 ; il précise son projet et le pu- blie en français en 1918 sous forme d’un opuscule de soixante et une pages (Töndury-Giere, H.,1918).

L’intention d’ouvrir une école professionnelle dans le champ de l’aide sociale est novatrice dans une Suisse qui ne connaît à cette époque que les cours sociaux dispensés à Zurich depuis 1908, et qui ne seront transformés en école qu’en 1920 (Kurse zur Einführung in die weibliche Hilfstätigkeit für soziale Aufgabe 14, plus connus sous le nom Fürsorgekurse). L’initiative de Töndury s’inscrit aussi dans le mouvement de professionnalisation de l’assistance entamé à la fin du XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis ; c’est ainsi qu’ont été créées les écoles suivantes :

• 1898, New-York : New-York Summer School for Applied Philanthropy, sous l’impulsion de Mary Richmond et identifiée comme étant la toute première initiative de formation dans ce domaine au monde ;

• 1899, Amsterdam : School voor Maatschappelijk Werk, considérée comme la première école en Europe ;

• 1904, Londres : London School of Sociology and Social Economics ;

• 1908, Paris : Ecole libre d’assistance privée, sous les auspices de l’Abbé Viollet ;

• 1908, Berlin : Soziale Frauenschule, créée par Alice Salomon ;

• 1911, Paris : Ecole normale sociale, ouverte à l’initiative d’Andrée Butillard et Aimée Novo ;

• 1912, Vienne : Vereinigten Fachkurse für Volkspflege, due à Ilse Arlt ;

14 Les initiatrices de ce cours sont Maria Fierz (1878-1956) et Mentona Moser (1874-1971) ; la durée des cours était de 6 mois.

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La création de l’Ecole sociale de Genève 29

• 1913, Paris : Ecole pratique de service social, créée par le pasteur Paul Doumergue.

En 1918, en Suisse, deux écoles proposant une formation sociale aux femmes sont fondées à un mois d’intervalle : en avril, la Sozial-Caritative Frauenschule 15 à Lucerne et en mai, l’Ecole suisse d’études sociales pour femmes à Genève 16.

Un contexte social tourmenté

Elles ouvrent dans un monde qui est encore en guerre : en ce printemps 1918, les Allemands lancent avec succès une série d’offensives en Picardie et ce n’est qu’à partir de juillet que les Alliés mènent de victorieuses contre- offensives dans la Marne (deuxième bataille de la Marne), qui annoncent un retournement définitif des combats. Ayant déclaré sa neutralité le 4 août 1914, la Suisse a traversé cette période de guerre sans en subir les destructions matérielles et les pertes humaines qui ont meurtri tant de villes et de campagnes, essentiellement en Europe ; néanmoins, du fait de sa position géographique et de sa dépendance pour son approvisionne- ment, elle a été directement concernée par ce conflit, tant sur le plan poli- tique et social qu’économique. Loin du roman patriotique d’un pays neutre et indépendant, la Suisse opte pour une position pragmatique, du fait de sa dépendance extérieure pour son ravitaillement alimentaire et en matières premières pour son industrie. C’est ainsi que sa déclaration de neutralité ne s’embarrasse guère de circonvolutions éthiques lorsqu’il s’agit de vendre de l’armement aux belligérants, le principe de neutralité résidant alors dans le fait de veiller à une forme d’équilibre envers les deux camps. Alors que les salaires baissent et que l’indice des prix à la consommation prend l’ascen- seur, alors que la situation des ouvriers et des employés devient de plus en plus précaire, les profits de l’industrie chimique et mécanique, ainsi que de celle de l’habillement et de l’alimentation atteignent un niveau jamais égalé avant-guerre. Le canton de Genève est directement concerné par cette si- tuation paradoxale, ses entreprises de mécanique (y compris l’horlogerie) et chimique ayant réorienté leur production vers le marché de la guerre.

15 Ecole d’obédience catholique fondée par Maria Crönlein (1883-1843), qui la dirige jusqu’en 1943.

16 Notons toutefois qu’il existe à Fribourg une école de formation aux œuvres sociales, fondée par l’Association catholique suisse des œuvres de la jeune fille, rattachée en 1919 à l’Institut des hautes études de Fribourg, dirigé par des religieuses dominicaines. La formation dure une année et le diplôme est reconnu par le Département de l’instruction publique fribourgeois. Néanmoins, cette école a dû cesser ses activités en 1925, faute d’inscriptions. Source : Beck, M., (1925), La formation en Suisse du personnel de prévoyance sociale en faveur de l’enfance et de l’adolescence. Genève : 1er Congrès général de l’Enfant, Document 143.

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30 Chapitre premier

Cet essor industriel en période de conflit permet aussi à la Suisse de s’affir- mer comme une place financière d’importance. Les possédants et les spé- culateurs s’enrichissent et la majorité de la population souffre de la disette et de la hausse des prix. Mais les inégalités sociales sont devenues de plus en plus criantes au cours du conflit et de nombreuses manifestations contre la vie chère sont organisées dès 1917 ; les tensions sociales s’accroissent de telle manière qu’elles trouvent une expression publique inégalée en Suisse avec la grève générale qui immobilise l’économie du 12 au 14 novembre 1918.

A l’initiative du Comité d’Olten 17, la grève générale fait descendre dans la rue environ 250 000 personnes, essentiellement en Suisse alémanique ; les revendications sont autant politiques que sociales et sont au nombre de neuf, parmi lesquelles la semaine de 48 heures, la création d’une assurance vieillesse et survivants, le renouvellement du Conseil national à la propor- tionnelle et le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Concours de circons- tance ou ironie de l’Histoire, c’est le 10 novembre que le Comité d’Olten lance son appel à la grève générale pour le 11 novembre à minuit, alors que retentit l’annonce de la signature de l’Armistice pour le 11 novembre 1918 à 5 h 15. Il est vraisemblable que l’annonce de cet événement de portée mondiale explique en partie pourquoi la grève est moins suivie en Suisse romande, et à Genève en particulier, où les sentiments pro-Alliés se sont largement exprimés durant tout le conflit ; mais l’influence des fortes ten- sions qui alourdissent le climat politique dans la cité lémanique ne saurait être écartée. Relayés par une presse conservatrice complaisante, les partis bourgeois accusent le Comité d’Olten – mais aussi la gauche et les syndi- cats – d’être à la solde de l’étranger, et plus particulièrement de l’Allemagne, voire d’être des suppôts du bolchevisme. La période est donc troublée d’un point de vue politique, et ce d’autant plus que les élections qui ont eu lieu à la veille de la grève générale, les 9 et 10 novembre, ont fait basculer la majo- rité au Conseil d’Etat : la domination radicale exercée depuis la révolution de 1846 disparaît au profit d’une majorité démocrate 18 alliée aux partis indé- pendant 19 et jeune radical. Ce renversement de majorité sera confirmé en 1919 lors des élections au Grand Conseil. C’est donc dans un canton à forte

17 Comité d’action créé le 4 février 1918 à Olten, réunissant des responsables socialistes et syndicaux, pour porter les revendications ouvrières et dont l’élément fondateur est l’opposition au projet du Conseil fédéral de créer un service civil obligatoire.

18 Le parti démocrate prendra le nom de parti libéral en 1957.

19 Le parti indépendant, fondé par les catholiques en 1892, deviendra en 1926 le parti indépendant chrétien-social, puis en 1971 le parti démocrate-chrétien.

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La création de l’Ecole sociale de Genève 31

tendance conservatrice, inquiet face à la propagation des idées socialistes et peu ouvert aux revendications ouvrières que naît une Ecole d’études so- ciales pour femmes, qui se donne la mission de professionnaliser un champ qui relevait jusqu’alors de l’action caritative et bénévole : l’intervention sociale.

Les ambitions des fondateurs

Les ambitions que nourrit Töndury à l’égard de l’école qu’il souhaite créer sont entièrement contenues dans deux phrases de son opuscule :

D’une part elle veut, par le moyen de cours complémentaires, donner aux femmes de toutes les parties de la Suisse l’occasion d’augmenter et d’approfondir leurs connais- sances civiques et économiques ; d’autre part, sa tâche principale doit être de procurer à toutes celles qui se destinent à une activité sociale la possibilité d’acquérir, par des études scientifiques approfondies, une solide instruction professionnelle qui leur permet- tra d’avoir une activité indépendante pour le bien général, et d’occuper des situations supérieures. Enfin, elle voudrait devenir un centre scientifique pour tout le mouvement féminin et poursuivre, à côté de l’enseignement proprement dit, des buts spéciaux de recherches scientifiques, à l’instar d’autres écoles de hautes études. (Töndury, 1918, p. 9-10)

Une école pour femmes

L’ambition la plus importante portée par les fondateurs à l’égard de l’école est celle de contribuer à l’émancipation féminine, tant sur le plan professionnel que social, économique et civique. Dans les discussions préparatoires à l’ouverture de l’école, il n’a d’ailleurs jamais été fait mention de la place des hommes en tant qu’élèves, et les statuts de l’association créée pour la mettre en œuvre et la gérer mentionnent explicitement qu’il s’agit d’une école pour femmes ; il n’était donc pas dans l’intention des fondateurs d’ouvrir aux hommes la formation aux carrières sociales.

Certes, le programme des cours du premier semestre 1918/1919 mentionne explicitement que « les hommes sont admis aux cours théoriques au même titre que les femmes » 20, mais ils ne sont pas admis aux stages pratiques, nécessaires pour l’obtention du diplôme 21.

L’histoire du féminisme a été marquée au XIXe siècle par la création de nombreux comités, associations, ligues ou fédérations portant les re- vendications des femmes sur la place publique ; engagées dans l’action

20 Source : Programme des cours du semestre d’hiver 1918/1919, p. 3.

21 Nous reviendrons sur la place des élèves masculins dans le chapitre 5.

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philanthropique de bienfaisance ou d’éducation, dans la défense contre l’exploitation des femmes – notamment dans le mouvement abolitionniste – ou dans la militance pour leurs droits civiques, les femmes les plus actives qui s’impliquent dans ces mouvements sont essentiellement bourgeoises et protestantes. Syndical, ouvrier, bourgeois ou confessionnel, ce mouvement associatif féminin est d’une remarquable vitalité : c’est ainsi qu’en 1893, le Conseil fédéral recense 5 695 associations féminines œuvrant dans les do- maines de la pauvreté, de l’alcoolisme ou de la prostitution. Les associa- tions suffragistes qui naissent en Suisse à l’aube du XXe siècle doivent faire face à une opposition conservatrice bourgeoise et essentiellement mascu- line, soutenue par des associations de femmes catholiques. De même que les personnes dont il s’est entouré pour créer cette école, Töndury estime qu’il faut accorder le droit de vote aux femmes, mais pour cela, il faut leur donner une instruction civique ouverte et non partisane, et il en fait un but pour l’école :

C’est ainsi que, malgré la guerre, le mouvement féministe a fait d’immenses progrès et que le droit de vote des femmes, entre autres réformes importantes, est à l’ordre du jour ; (…) Je n’y vois pas d’objections : le droit de vote a toujours été étroitement lié aux responsabilités économiques dont l’homme était chargé vis-à-vis de lui-même et de sa famille ; or, à une époque où la femme, dans le domaine économique, est devenue l’égale de l’homme, il est absurde de lui contester ce même droit (Töndury, 1918, p. 15-16).

Nous verrons plus loin comment Töndury a su s’entourer de personnalités engagées dans le combat féministe suffragiste, concrétisant d’une certaine manière ce but assigné à l’école.

Une préparation morale

Le féminisme auquel se réfèrent les membres fondateurs de l’école est toutefois un féminisme « réformateur », majoritaire à cette époque, visant à l’amélioration de la condition féminine par étapes successives (obtention du droit de vote et de droits politiques, amélioration des salaires, etc.), et non un féminisme « égalitaire » plus offensif visant à l’égalité réelle et totale des sexes dans tous les domaines. Ce féminisme réformateur est imprégné par l’éthique protestante et porté par le christianisme social issu du mou- vement du Réveil du XIXe siècle, qui donne une place importante à la di- mension morale. Ce n’est donc pas seulement une éducation civique que l’école devra donner, mais aussi une éducation morale. Töndury fait état de sa conviction qu’il faut éveiller et développer le sens du devoir social de la femme ; devoir social dont l’accomplissement s’effectue au service de la collectivité, soit dans la gestion du ménage familial, soit dans une activité

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professionnelle dans laquelle elle pourra mettre en œuvre ses dons « natu- rels ». Il s’agit de développer et fortifier la vocation de la femme en lui don- nant la possibilité non seulement d’exercer une profession « plus ou moins rémunératrice », mais aussi d’acquérir un jugement équilibré afin de pou- voir exprimer son opinion personnelle ; acquérir et diffuser un esprit social, c’est-à-dire intérioriser le sens de la justice sociale qui lui permettra de se distancer des manières anciennes de pratiquer la charité et de partici- per à la diffusion des mesures législatives liées à la prévoyance sociale 22. En 1939, dans une brochure publiée à l’occasion du vingtième anniversaire de l’école, l’écrivain Noëlle Roger reprend cette intention de la prépara- tion au service de la communauté : « […] il ne suffit pas de désirer servir. Il faut que les femmes deviennent aptes pour le service » (Roger, 1939, p. 4).

L’école entend donc assumer cette responsabilité de préparation morale des femmes, qu’elle considère comme nécessaire à l’exercice des nouvelles professions féminines.

L’ambition suisse

Pendant et à l’issue de la Grande Guerre, la population helvétique est cultu- rellement fortement divisée : le sentiment de cohésion nationale a volé en éclats et le gouvernement est accusé de germanophilie par la partie ro- mande et latine du pays ; accusation renforcée par la nomination à la tête de l’armée du général Ulrich Wille, qui ne cache pas ses relations avec l’Empire germanique et l’admiration qu’il lui porte. De fait, alors que la partie ger- manophone du pays fait montre d’une inclination ouverte envers l’empire, les parties francophone et italienne se rangent publiquement du côté des puissances alliées. La presse joue un rôle important dans l’entretien et la propagation d’un sentiment de méfiance réciproque et la presse romande n’hésite pas à titrer sur le « fossé moral » qui divise les Suisses : l’idée d’un röstigraben est née.

Dépasser les antagonismes qui divisent le pays, améliorer la cohésion nationale et renforcer le sentiment patriotique est aussi une ambition que Töndury fixe à l’école qu’il créée :

Nous espérons fermement qu’elle pourra rendre de précieux services à la patrie, car non seulement notre école créera un nouveau lien intercantonal propre à fortifier chez toutes celles qui la fréquenteront le sentiment suisse, mais encore elle travaillera à éveiller et à développer le sens du devoir social chez la femme (Töndury, 1918, p. 61).

22 Source : Rapport de la directrice, 1921-1922, p. 19.

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C’est l’une des raisons qui le conduit à constituer un comité de patronage de l’école, composé de personnalités provenant autant de Suisse romande que de Suisse alémanique. Relatant l’ouverture de l’école, la revue neuchâte- loise Le Journal du bien public se fait l’écho de cette volonté de rapprocher les deux régions linguistiques : « Disons tout d’abord qu’il nous plaît que ce soit un des citoyens de l’antique Rhétie qui ait pris l’initiative d’un nouvel enseignement dans notre vieille et pédagogique cité. Il y a là un rapproche- ment de bon augure entre Suisse orientale et Suisse occidentale 23. » C’est la raison pour laquelle le fondateur tient à la présence de l’adjectif suisse dans le nom de l’école : Ecole suisse d’études sociales pour femmes, et que les documents de propagande sont rédigés aussi bien en français qu’en alle- mand, de même que le papier à en-tête de l’école. Acquis à cette cause, le comité de direction mène plusieurs campagnes de propagande en Suisse alémanique afin d’y trouver de futures élèves ; ses opérations sont cou- ronnées de succès puisque, dans la période 1918-1939, l’école accueille en moyenne 37 % d’élèves régulières suisses alémaniques 24, et ce malgré l’exis- tence d’une école similaire à Lucerne et à Zurich (dès 1920). Avec environ un autre tiers de son effectif provenant des cantons romands et seulement un tiers résidant à Genève, il n’est pas abusif d’affirmer qu’à ses débuts, l’Ecole suisse d’études sociales pour femmes possède bien une dimension nationale.

Toutefois, pour des raisons administratives, le comité de direction pro- pose à l’assemblée générale du 6 juillet 1918 de supprimer le terme suisse de la raison sociale de l’école afin de faciliter et accélérer son inscription au Registre du commerce : en effet, l’utilisation du terme suisse est sou- mise à autorisation et demander cette dernière retarderait l’inscription.

Töndury souhaitait que cette ambition suisse se concrétise par une reprise de l’école par la Confédération et, en avril 1918, il avait fait part au comité de direction des échanges qu’il avait eu à ce propos avec le Président de la Confédération – par ailleurs chef du Département politique pour lequel Töndury œuvrait aussi – Félix Calonder (1863-1952) : ce dernier avait assuré l’école de son intérêt et de son souhait qu’une subvention fédérale puisse lui être octroyée, et avait suggéré que les démarches en vue de la reprise de l’école par la Confédération soient effectuées rapidement. Néanmoins, si la demande de subvention a bien été envoyée, les démarches en vue de la reprise de l’école par la Confédération restent inabouties et son destin

23 Article non daté.

24 Avec un effectif minimal de 31 % en 1918-1919 et maximal de 43 % en 1928-1929.

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