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Constructivisme et positivisme : le débat

Création d’une entreprise franchisée

C. Les réflexions épistémologiques et les contributions méthodologiques

3. Constructivisme et positivisme : le débat

"Le paradoxe est que, si nous appliquons la vision scientifique « classique » sur la société, alors nous ne voyons que des déterminismes. Ce type de connaissance exclut toute idée d'autonomie chez les individus et chez les groupes, exclut l'individualité, exclut la finalité, exclut le sujet. De ce fait, le sociologue ou le

« politique » vit une situation schizophrénique. D'un côté son expérience subjective, comme celle de tout être humain, est celle - croit-il - de sa relative liberté, de sa responsabilité, de ses devoirs, de ses intentions ; il voit autour de lui, non pas

seulement des déterminismes mais aussi des acteurs avec lesquels il est en relation de compétition, de conflit ou de coopération. Dès lors, il y a un divorce total entre cette vision subjective « vécue » et la vision dite scientifique"471

468 BYGRAVE William D. et HOFER Charles W. (1991), p. 14 et 16.

469 La recherche de Davidsson, que nous avons citée à de multiples reprises, se distingue par sa grande qualité

scientifique (assez inhabituelle dans le champ), elle est un modèle du genre dans le paradigme classique. Cependant, comme Davidsson le reconnaît lui même, ses résultats sont un peu décevants : "The contribution of this study lies not so much in the specific results obtained. That growth might depend on opportunity, need, hability and that individual differences matter are, after all, not very provocative ideas. (...) The contribution lies rather in the way the probleme was dealt with".

DAVIDSSON Per (1990), p. 16.

470 Il s'agit, bien sûr, d'une opinion qui peut n'être pas partagée, n'oublions pas qu'il s'agit de science en train de

se faire...

471 MORIN Edgar (1984), p. 317.

Comment exclure l'intention et le sujet dans le champ de l'entrepreneurship ? Certains auteurs semblent s'engager sur le chemin de la remise en cause du paradigme déterministe. Stevenson et Harmeling plaident pour une approche de l'entrepreneurship privilégiant la théorie du changement plutôt que la théorie de l'équilibre du paradigme classique. Ils présentent le tableau suivant472 :

Tableau 2. Management theories (Stevenson et Harmeling)

Management theories

Theory of change Theory of equelibrium Change is normal Equilibrium is normal

Longitudinal studies are necessary Time slices provide valid insight Understanding the sequence of events is critical Sequence is immaterial

Reciprocal causality is normal Unidirectional causality separates independent from dependent variables

Idiosyncratic phenomenon are the most important Repetitive phenomena are the object of study Small "n" studies give insight Only large "n" studies can be valid

Functional relationships are shifting over time Functional realtionships are stable

Key relationships are non linear Linear relationships can explain most observations Multiple noncommensurable measures are Mesures must be commensurable

required for understanding

Observers are biased Observers are objective Observation impacts the outcomes Observers have no impact

Valid observations may not be replicable An observation must be replicable to be valid Data collection is highly valued and requires Data collection is relatively mundane and should great skill not be rewarded

Vesper écrit aussi : "Hypothesis generation and statistical testing seems to work well for botany and agriculture, but in a complex field such as entrepreneurship this approach typically seems to produce results that may be statistically significant but practically trivial. (...) The fact, for instance, that entrepreneurs on the average start companies while they are in their thirties would not likely have been usefully instructive to those in their twenties who started Apple and Microsoft. The goal of entrepreneurship research should not be to mystify, academicise, or even simply produce « gee whizzes », but to learn things that advance knowledge and ultimately lead to more useful understanding"473.

472 STEVENSON Howard et HARMELING Susan (1990), p. 2. 473 VESPER Karl (1988b), p. 5.

Cependant, ils ne nous indiquent pas les voies susceptibles de faire avancer la recherche. L'approche systémique n'est pas suggérée, il est exceptionnel de trouver, dans la littérature concernant notre champ, des références aux travaux de Simon, à ceux de Burell et Morgan474 (ou plus généralement à l'approche systémique475).

Au delà des difficultés méthodologiques ou techniques, que nous avons évoquées, l'entrepreneurship est au cœur du débat entre déterminisme et constructivisme (naturel/artificiel) dont Morin nous entretient dans ses différents ouvrages. Comment traiter de l'entrepreneur sans lui accorder une certaine part de liberté dans le choix de ses buts et de ses actions ? Mais, par ailleurs, comment nier l'influence qu'a l'environnement476 sur le

résultat de ses actions, sur la formation de ses buts... ? L'étude de l'entrepreneurship associée à l'utilisation du paradigme classique provoque l'apparition de paradoxes qui remettent en cause plus fondamentalement ce type d'approche.

Le positivisme implique un monde naturel dans lequel les objets étudiés ne peuvent pas avoir d'intentions opérantes, puisque la causalité ne peut pas être téléologique. Il va alors de soi que toutes les entreprises nouvelles ont pour fin la croissance et le profit477 . Nier

l'intention comme facteur explicatif du résultat, c'est nier le fait que l'individu soit à l'origine de la création de valeur nouvelle, puisque les éléments le conditionnant détermineraient son comportement. L'entrepreneur est alors ravalé au statut de variable intermédiaire, pouvant

474 BURELL Gibson et MORGAN Gareth (1979).

475 Parmi ces exceptions, les travaux de Levenhagen et Thomas et ceux de Susbauer nous semblent

particulièrement intéressants.

SUSBAUER Jeffrey Charles (1969) ; LEVENHAGEN Michael et THOMAS Howard (1990).

476 Aldrich écrit :"A rates approach also hihlights the time-dependent nature of organizational foundings.

Foundings occur within a space-time context in which the order of events is a critical part of the process". La théorie de l'écologie des populations permet de mieux comprendre le phénomène et notamment l'influence de l'environnement, mais elle ne peut pas prétendre à être prédictive (comme la théorie de Darwin), car il faudrait faire l'hypothèse de l'invariance et de la parfaite reproduction de cet environnement. D'ailleurs, dans cet article, Aldrich ne prétend qu'à l'explication.

ALDRICH Howard E. (1990), p. 20.

477 Il s'agit d'une simplification qui est, le plus souvent, implicite dans les recherches. Deux arguments pourraient

permettre de surmonter cette difficulté. Le premier consiste à avancer l'idée que des entreprises d'espèces différentes existeraient (l'idée des paniers de buts de Julien et Marchesnay). Il suffirait, pour contourner le problème, d'avoir les moyens de repérer ces différentes espèces. Nous verrons que ce raisonnement ne tient que pour autant qu'une entreprise ne change pas d'espèce trop souvent et qu'il soit possible de repérer, à temps, l'espèce à laquelle elle appartient. Le second argument, s'inscrivant dans la théorie de l'écologie des populations, consiste à soutenir que les entreprises ne pourraient être viables que si elles se conforment à la règle du jeu commune qui serait, en l'occurrence, la croissance et/ou la recherche du profit maximum. Cet argument n'est pas sans portée, mais il suppose que les règles du jeu sont indépendantes des acteurs. Dans sa célèbre étude sur le don, Mauss montre que les fondements sur lesquels repose la théorie économique classique peuvent s'avérer totalement inadéquats, que l'activité économique ne peut pas être séparée du reste (le fait social total).

JULIEN Pierre-André et MARCHESNAY Michel (1987), p. 70 ; MAUSS Marcel (1983) ; MUCCHIELLI Laurent (1992).

être considéré comme une boite noire réagissant de manière parfaitement déterminée à tout input. Il peut et doit donc être éliminé comme objet de recherche pertinent478...

Un second paradoxe a été mis en évidence par Baumol il y a quelque temps, sans que ses propos n'aient eu un quelconque écho dans la communauté scientifique de l'entrepreneurship. Il écrit : "(...) the main reason entrepreneurial activity has generally eluded economic analysis (as well as teaching in business schools) is that, by its very nature, such activity cannot be standardized and, therfore, cannot be described in general terms. This mean that attempts to offer a detailed and general characterization of such activity are virtually doomed to fail"479. Cependant, Baumol indique que l'étude des conditions

favorisant l'activité entrepreneuriale est utile et possible. Plus loin, il ajoute, en ayant fait remarquer que l'activité entrepreneuriale consiste à dépasser la routine par l'imagination et l'innovation, : "One can, of course, discuss particular entrepreneurial acts retrospectively - but if history is not our main concern, how can one analyze and teach acts whose nature is not yet known and whose effectiveness relies to a considerable degree on the difficulty others have in foreseeing them? Worse than that. Imagine that it becomes possible to analize a particular entrepreneurial activity and to teach it to a generation of eager students. By this very process the activity become routine and managerial. That is, the very success of the analysis deprives the activity of its entrepreneurial character. If this is so, it literally becomes impossible to analyse entrepreneurial activity. It must forever elude us because the moment it is regognized and understood it is, by that act alone, transmuted into something else. Here we have a sort of Heisenberg uncertinity principle that attains an ultimate extreme. To observe the subject is to make it disappear"480.

Développons cette idée avancée par Baumol. En retenant l'hypothèse, couramment acceptée aujourd'hui, que l'acte entrepreneurial et sa réussite dépendent de différents facteurs touchant à l'individu, à son projet et à son environnement, il devient impossible de proposer un modèle qui puisse être réellement prédictif. En effet, si la réussite dépend, entre autres, de la valeur du projet sur un marché (valeur relative par rapport à la

478 La recherche en matière d'entrepreneurship a longtemps tenté de déceler les facteurs liés à la personne qui

seraient à l'origine du comportement entrepreneurial, sans grands résultats. Imaginons, cependant, qu'un chercheur de génie ait pu isoler le facteur psychologique inné ou acquis dans la prime enfance qui expliquerait et permettrait de prédire l'acte entrepreneurial, alors, nous nous retrouverions dans le cas cité, l'entrepreneur serait un boite noire, la recherche ne pourrait alors que se préoccuper des éventuels facteurs externes susceptibles d'inhiber le phénomène.

479 C'est aussi l'avis d'un autre économiste contemporain, Kirzner qui écrit : "Entrepreneurial thory labors under

the burden of what appear to be a serious handicap: the specific outcome selected in any particular entrepreneurial decision cannot, even in principle, be predicted".

BAUMOL William J. (1983), p. 29 ; KIRZNER Israel M. (1984), p. 51.

480 BAUMOL William J. (1983), p. 30.

concurrence du produit, du service...), comment un modèle, comme d'ailleurs un expert, peut-il acquérir un savoir très spécialisé (technique, commercial...) que, par définition, le créateur devrait avoir plus que les autres ? Ceci serait peut être envisageable dans un monde immobile, se reproduisant à l'identique, monde sans innovation, sans progrès technique... Mais tel n'est pas le cas. En pratique, un tel modèle ne peut acquérir des données sur la valeur d'un projet (indépendamment de celui qui le met en oeuvre) qu'à partir des perceptions du créateur ou de celles d'un expert du domaine concerné (c'est, du reste, ce que font les organismes qui, comme l'ANVAR, attribuent des aides à l'innovation). Ces perceptions peuvent naturellement être erronées. En fait, il s'agit d'anticipations qui ne pourront être confirmées qu'ex post facto481. De plus, si nous faisons l'hypothèse que

l'intelligence, les savoir-faire, le réseau relationnel, les ressources, la capacité d'apprentissage... du créateur ont une importance pour la réussite du projet, comment mesurer concrètement ces différents aspects, sinon en faisant appel au créateur lui même, à son discours et à ses perceptions482 qui, là encore, peuvent s'avérer éloignées de la réalité ?

Ainsi, même si nous disposions d'un grand modèle explicatif ayant une très grande validité testée empiriquement sur le passé, nous ne pourrions pas l'utiliser de manière prédictive, faute de pouvoir l'alimenter en données fiables. D'une manière grossière, nous pouvons dire qu'en la matière il n'y a pas de "corrigé" sinon ex post facto.

Pour nous, dans le paradigme positiviste et en tenant compte des problèmes techniques et méthodologiques, les recherches exploratoires ou descriptives concernant la création d'entreprise ex nihilo nous semblent utiles et ne présentent pas de difficultés majeures. Les recherches ayant des ambitions explicatives sont plus difficiles à mener du fait des caractéristiques même du phénomène : elles ne peuvent produire que des résultats fragiles et contingents de type probabiliste. Par contre, les recherches à ambition prédictive nous semble impossibles, sauf pour certains cas particuliers, dans une optique contingente (hic et

nunc), pour lesquels la reproduction serait la règle.

481 C'est ce que soutient Mintzberg lorsqu'il écrit : "Every strategic change involves some new experience, a step

into the unknown, the taking of some kind of risk...". De même, Castoriadis avance l'idée que le nouveau ne peut être connu que rétrospectivement, il illustre sa pensée en écrivant : "Le nouveau est une nécessaire qui m'accompagne à mesure que je m'enfonce dans le continuum et qui se dissipe quand je me retourne sur mes pas".

MINTZBERG Henry (1990), p. 182 ; CASTORIADIS Cornelius cité par DUPUY (1983), p. 180.

482 Nous pourrions imaginer de recourir à des tests destinés à mesurer certaines attitudes ou certains savoir-faire,

mais cela apparaît délicat dans un contexte d'accompagnement. De plus, comment mesurer des savoir-faire nouveaux ? Le passé professionnel de l'individu est un moyen classique de confirmation d'un savoir-faire déclaré. Il suffit de se demander si le créateur a été capable, par le passé, d'accomplir ces tâches d'une manière satisfaisante...

Face au paradigme classique, le paradigme constructiviste émerge483, non sans difficulté.

Ses ambitions sont clairement édictées par Lemoigne lorsqu'il écrit : "Les sciences de l'artificiel - ou les sciences de la conception (the sciences of design, les deux identifiants sont les deux faces d'une même pièce) - ont pour principal projet d'étude « les systèmes complexes actifs dans des environnements complexes ». (...) Comment concevoir ce qui

n'existe pas et pourtant le trouver ? Comment concevoir ce qui pourrait être et devenir

sans s'arrêter à l'analyse de ce qui est déjà ? Comment construire dans sa tête avant de

construire dans la ruche ? Ces questions méthodologiques sont au coeur de la

modélisation de la complexité..."484.

Dans cette perspective, il ne s'agit plus d'expliquer pour prévoir mais d'expliquer pour proposer des "formes" qui permettront aux acteurs de construire des projets avec plus d'efficacité et d'efficience, et, donc, de construire un futur particulier.

Le champ de l'entrepreneurship, et, notamment, ce qui constitue le coeur du domaine : la création ex nihilo d'entreprise innovatrice à fort potentiel de croissance, peut être considéré comme un archétype de champ se prêtant en priorité aux approches de ce type, surtout pour un projet de recherche s'inscrivant dans les sciences de gestion. L'axiome de base constitutif du champ de l'entrepreneurship, ainsi que les caractéristiques même du phénomène, correspondent davantage aux fondements du paradigme constructiviste. Le tableau suivant en est une illustration :

483 Burell et Morgan opposent les approches "objectivist" et "subjectivist".

BURELL Gibson et MORGAN Gareth (1979), p. 3.

484 LE MOIGNE Jean-Louis (1990), p. 158.

Tableau 3. Entrepreneurship et paradigme classique

Paradigme classique Entrepreneurship

le répétitif l'acte unique

la reproduction le nouveau

la disjonction et l'analyse la conjonction et l'hologramme traite des états successifs traite du processus de changement

le compliqué le complexe

causalité rétrospective causalité téléologique

Évolution révolution, bifurcation

Ce paradigme émergent (cette science nouvelle485) n'est cependant pas une panacée. Il ne

dispose pas encore (?) des outils et des méthodes nécessaires pour l'opérationaliser486.

Procédant essentiellement par induction, les risques sont grands de produire des formes n'ayant que peu de rapport avec la réalité. Comme l'écrit Morin : "Les nouvelles idées naissent dans les vieilles outres et souvent tombent dans les vieilles trappes. La science nouvelle est encore chrysalidaire. Nous sommes en une ère agonique de gestation ou de mort"487.

Ainsi, le chercheur qui envisage d'étudier une question dans le champ de l'entrepreneurship, se trouve confronté au dilemme suivant :

- utiliser le paradigme positiviste qui a fait ses preuves, mais qui ne semble pas convenir à ce domaine : il sera alors tenté de rechercher des questions pouvant être traitées dans cette perspective488, même si les résultats ne paraissent pas très utiles pour les

acteurs de la création d'entreprise489 ;

485 Ou cette "scienza nueva" en référence à G.B. Vico (1710).

486 Outils et méthodes, facilement accessibles et testés, modèles susceptibles d'être opérationalisés pour des

problèmes complexes du type de celui qui nous intéresse.

487 MORIN Edgar (1991), p. 236.

488 Ruelle exprime ce parti pris lorsqu'il écrit : "(...) il faut bien voir que la valeur de la science réside dans les

bonnes réponses (si possible les réponses simples) qu'elle peut fournir, plutôt que dans la profondeur des problèmes dont elle pourrait se préoccuper".

RUELLE David (1991), pp. 177.

489 Dans notre domaine, comment se résoudre à considérer la recherche et la pratique comme séparées, attendant

qu'un jour, sans doute lointain, elles puissent se rejoindre. Notre parcours personnel, comme notre appartenance aux sciences de gestion, rendent cette position inconfortable, sauf à avoir un comportement quelque peu schizophrénique. D'un côté l'enseignant ou le conseil qui utilise des outils issus de la pratique n'ayant guère de "rigueur scientifique", de l'autre le chercheur qui expose ses travaux - qu'il faut

soigneusement cacher aux praticiens - dans les congrès !

- tenter d'utiliser le paradigme constructiviste balbutiant, en espérant produire des formes utiles pour les acteurs, sans, toutefois, être certain de leur possible

opérationalisation (système expert, réseau neuronique, images de synthèse...) et de leur valeur scientifique.

Ces deux approches sont concurrentes, mais elles sont aussi complémentaires comme le soulignent de nombreux auteurs490. Par triangulation, positivisme et constructivisme

concourent tous deux à faire avancer notre compréhension et notre maîtrise des phénomènes. De plus, ils peuvent et doivent s'enrichir mutuellement. La recherche constructiviste apporte à la recherche positiviste des hypothèses à vérifier, des cadres théoriques permettant une plus grande rigueur (échantillonnage, mode de recueil des données...). A l'inverse, la recherche positiviste permet de disposer de régularités statistiques susceptibles d'étayer la construction d'outils et de modèles instrumentés491. Le schéma de la page suivante qui est directement

inspiré des travaux de Lemoigne492, illustre le propos.